Un vieil eunuque, furtif et muet, le jeudi suivant, apporta chez André un avis de rendez-vous pour le surlendemain, au même lieu, à la même heure, et aussi des grands cartons, sous pli soigneusement cacheté.
« Ah ! se dit-il, les photos qu’elles m’avaient promises ! »
Et, dans l’impatience de connaître enfin leurs yeux, il déchira l’enveloppe.
C’étaient bien trois portraits, sans tcharchaf ni yachmak, et dûment signés, s’il vous plaît, en français et en turc, l’un Djénane, l’autre Zeyneb, le troisième Mélek. Ses amies avaient même fait toilette pour se présenter : des belles robes du soir, décolletées, tout à fait parisiennes. Mais Zeyneb et Mélek étaient vues de dos, très exactement, ne laissant paraître que le rebord et l’envers de leurs petites oreilles ; quant à Djénane, la seule qui se montrât de face, elle tenait sur son visage un éventail en plumes qui cachait tout, même les cheveux.
Le samedi, dans la maison mystérieuse qui les réunit une seconde fois, il ne se passa rien de tragique, et aucune fée Carabosse ne leur apparut.
– Nous sommes ici, expliqua Djénane, chez ma bonne nourrice, qui n’a jamais su rien me refuser ; l’enfant malade, c’était son fils ; la vieille dame, c’était sa mère ; à qui Mélek vous avait annoncé comme un médecin nouveau. Comprenez-vous la trame ? J’ai du remords pourtant, de lui faire jouer un rôle si dangereux… Mais, puisque c’est notre dernier jour…
Ils causèrent deux heures, sans parler cette fois du livre ; sans doute craignaient-elles de le lasser, en y revenant trop. Du reste, il s’était engagé ; c’était donc un point acquis.
Et ils avaient tant d’autres choses à se dire, tout un arriéré de choses, semblait-il, car c’était vrai que depuis longtemps elles vivaient en sa compagnie, par ses livres, et c’était un des cas rares où lui (en général si agacé maintenant de s’être livré à des milliers de gens quelconques) ne regrettait aucune de ses plus intimes confidences. Après tout, combien négligeable le haussement d’épaules de ceux qui ne comprennent pas, auprès de ces affections ardentes que l’on éveille çà et là, aux deux bouts du monde, dans des âmes de femmes inconnues, – et qui sont peut-être la seule raison que l’on ait d’écrire !
Aujourd’hui il y avait confiance, entente et amitié sans nuage, entre André Lhéry et les trois petits fantômes de son harem. Elles savaient beaucoup de lui, par leurs lectures ; et, comme, lui, ne savait rien d’elles, il écoutait plus qu’il ne parlait. Zeyneb et Mélek racontèrent leur décevant mariage, et l’enfermement sans espérance de leur avenir. Djénane au contraire ne livra encore rien de précis sur elle-même.
En plus des sympathies confiantes qui les avaient si vite rapprochés, il y avait une surprise qu’ils se faisaient les uns aux autres, celle d’être gais. André se laissait charmer par cette gaieté de race et de jeunesse, qui leur était restée envers et contre tout, et qu’elles montraient mieux, à présent qu’il ne les intimidait plus. Et lui, qu’elles s’étaient imaginé sombre, et qu’on leur avait annoncé comme si hautain et glacial, voici qu’il avait ôté tout de suite pour elles ce masque-là, et qu’il leur apparaissait très simple, riant volontiers à propos de tout, resté au fond beaucoup plus jeune que son âge, avec même une pointe d’enfantillage mystificateur. C’était la première fois qu’il causait avec des femmes turques du monde. Et elles, jamais de leur vie n’avaient causé avec un homme, quel qu’il fût. Dans ce petit logis, de vétusté et d’ombre, perdu au cœur du Vieux-Stamboul, environné de ruines et de sépultures, ils réalisaient l’impossible, rien qu’en se réunissant pour échanger des pensées. Et ils s’étonnaient, étant les uns pour les autres des éléments si nouveaux, ils s’étonnaient de ne pas se trouver très dissemblables ; mais non, au contraire, en parfaite communion d’idées et d’impressions, comme des amis s’étant toujours connus. Elles, tout ce qu’elles savaient de la vie en général, des choses d’Europe, de l’évolution des esprits par là-bas, elles l’avaient appris dans la solitude, avec des livres. Et aujourd’hui, causant par miracle avec un homme d’Occident, et un homme au nom connu, elles se trouvaient de niveau ; et lui, les traitait comme des égales, comme des intelligences, comme des âmes, ce qui leur apportait une sorte de griserie de l’esprit jusque-là, inéprouvée.
Zeyneb était aujourd’hui celle qui faisait le service de la dînette, sur la petite table couverte cette fois d’une nappe de satin vert et argent, et semée de roses naturelles, rouges. Quant à Djénane, elle se tenait de plus en plus immobile, assise à l’écart, ne remuant pas un pli de ses voiles d’élégie ; elle causait peut-être davantage que les deux autres, et surtout interrogeait avec plus de profondeur ; mais ne bougeait pas, s’étudiait, semblait-il, à rester la plus intangible des trois, physiquement parlant la plus inexistante. Une fois pourtant, son bras soulevant le tcharchaf laissa entrevoir une de ses manches de robe, très large, très bouillonnée à la mode de ce printemps-là, et faite en une gaze de soie jaune citron à pâles dessins verts, – deux teintes qui devaient rester dans les yeux d’André comme pièces à conviction pour le lendemain.
Autour d’eux tout était plus triste que la semaine passée, car le froid était revenu en plein mois de mai ; on entendait le vent de la Mer Noire siffler aux portes comme en hiver ; tout Stamboul frissonnait sous un ciel plein de nuages obscurs ; et dans l’humble petit harem grillé, on aurait dit le crépuscule.
Soudain, à la porte extérieure, le frappoir de cuivre, toujours inquiétant, les fit tressaillir.
– C’est elles, dit Mélek, tout de suite penchée pour regarder à travers les grillages de la fenêtre. C’est elles ! Elles ont pu s’échapper, que je suis contente !
Elle descendit en courant pour ouvrir, et bientôt remonta précédée de deux autres dominos noirs, à voile impénétrable, qui semblaient, eux aussi, élégants et jeunes.
– Monsieur André Lhéry, présenta Djénane. Deux de mes amies ; leurs noms, ça vous est égal, n’est-ce pas ?
– Deux dames-fantômes, tout simplement, ajoutèrent les arrivantes, appuyant à dessein sur ce mot dont André avait abusé peut-être dans un de ses derniers livres.
Et elles lui tendirent des petites mains gantées de blanc. Elles parlaient du reste français avec des voix très douces et une aisance parfaite, ces deux nouvelles ombres.
– Nos amies nous ont annoncé, dit l’une, que vous alliez écrire un livre en faveur de la musulmane du XXe siècle, et nous avons voulu vous en remercier.
– Comment cela s’appellera-t-il ? demanda l’autre, en s’asseyant avec une grâce languissante sur l’humble divan décoloré.
– Mon Dieu, je n’y ai pas songé encore. C’est un projet si récent, et pour lequel on m’a un peu forcé la main, je l’avoue… Nous allons mettre le titre au concours, si vous voulez bien… Voyons !… Moi, je proposerais : Les Désenchantées.
– « Les Désenchantées », répéta Djénane avec lenteur. On est désenchanté de la vie quand on a vécu ; mais nous au contraire qui ne demanderions qu’à vivre !… Ce n’est pas désenchantées, que nous sommes, c’est annihilées, séquestrées, étouffées…
– Eh bien ! voilà, je l’ai trouvé, le titre, s’écria la petite Mélek, qui n’était pas du tout sérieuse aujourd’hui. Que diriez-vous de : « Les Étouffées » ? Et puis, ça peindrait si bien notre état d’âme sous les voiles épais que nous mettons pour vous recevoir, monsieur Lhéry ! Car vous n’imaginez pas ce que c’est pénible de respirer là-dessous !…
– Justement, j’allais vous demander pourquoi vous les mettiez. En présence de votre ami, vous ne pourriez pas vous contenter d’être comme toutes celles que l’on croise à Stamboul : voilées, oui, mais avec une certaine transparence laissant deviner quelque chose, le profil, l’arcade sourcilière, les prunelles parfois. Tandis que, vous, moins que rien…
– Et, vous savez, cela n’a pas l’air comme il faut du tout, d’être si cachées que ça… Règle générale, quand vous rencontrez dans la rue une mystérieuse à triple voile, vous pouvez dire : Celle-ci va où elle ne devrait pas aller. (Exemple, nous, du reste.) Et c’est tellement connu, que les autres femmes sur son passage sourient et se poussent le coude.
– Voyons, Mélek, reprocha doucement Djénane, ne fais pas des potins comme une petite Pérote… « Les désenchantées », oui, la consonance serait joli mais le sens un peu à côté…
– Voici comment je l’entendais. Rappelez-vous les belles légendes du vieux temps, la Walkyrie qui dormait dans son burg souterrain ; la princesse-au-bois-dormant, qui dormait dans son château au milieu de la forêt. Mais, hélas ! on brisa l’enchantement et elles s’éveillèrent. Eh bien ! vous, les musulmanes, vous dormiez depuis des siècles d’un si tranquille sommeil, gardées par les traditions et les dogmes !… Mais soudain le mauvais enchanteur qui est le souffle d’Occident, a passé sur vous et rompu le charme, et toutes en même temps vous vous éveillez ; vous vous éveillez au mal de vivre, à la souffrance de savoir…
Djénane cependant ne se rendait qu’à moitié. Visiblement, elle avait un titre à elle, mais ne voulait pas le dire encore.
Les nouvelles venues étaient aussi des révoltées, et à outrance. On s’occupait beaucoup à Constantinople, ce printemps-là, d’une jeune femme du monde, qui s’était évadée vers Paris ; l’aventure tournait les têtes, dans les harems, et ces deux petites dames-fantômes en rêvaient dangereusement.
– Vous, leur disait Djénane, peut-être trouveriez-vous le bonheur là-bas, parce que vous avez dans le sang des hérédités occidentales. (Leur aïeule, monsieur Lhéry, était une Française qui vint à Constantinople, épousa un Turc et embrassa l’Islam.) Mais moi, mais Zeyneb, mais Mélek, quitter notre Turquie ! Non, pour nous trois, c’est un moyen de délivrance à écarter. De pires humiliations encore, s’il le faut, un pire esclavage. Mais mourir ici, et dormir à Eyoub !…
– Et comme vous avez raison ! conclut André.
Elles disaient toujours qu’elles allaient s’absenter, partir pour un temps. Était-ce vrai ? Mais André, en les quittant cette fois, emportait la certitude de les revoir : il les tenait à présent par ce livre, et peut-être par quelque chose de plus aussi, par un lien d’ordre encore indéfinissable, mais déjà résistant et doux, qui commençait de se former surtout entre Djénane et lui.
Mélek, qui s’était instituée l’étonnant petit portier de cette maison à surprise, fut chargée de le reconduire. Et, pendant le court tête-à-tête avec elle, dans l’obscur couloir délabré, il lui reprocha vertement la mystification des photos sans visage. Elle ne répondit rien, continua de le suivre jusqu’au milieu du vieil escalier sombre, pour surveiller de là s’il trouverait bien la manière de faire jouer les verrous et la serrure de la porte extérieure.
Et, quand il se retourna sur le seuil pour lui envoyer son adieu, il la vit là-haut qui lui souriait de toutes ses jolies dents blanches, qui lui souriait de son petit nez en l’air, moqueur sans méchanceté, et de ses beaux grands yeux gris, et de tout son délicieux petit visage de vingt ans. À deux mains, elle tenait relevé son voile jusqu’aux boucles d’or roux qui lui encadraient le front. Et son sourire disait : « Eh bien ! oui, là, c’est moi, Mélek, votre petite amie Mélek, que je vous présente ! Moi d’ailleurs, ce n’est pas comme si c’étaient les autres. Djénane par exemple ; moi, ça n’a aucune importance. Bonjour, André Lhéry, bonjour ! »
Ce fut le temps d’un éclair, et le voile noir retomba. André lui cria doucement merci, – en turc, car il était déjà presque dehors, s’engageant dans l’impasse funèbre.
Dehors on avait froid, sous ces nuages épais et ce vent de Russie. La tombée du jour se faisait lugubre comme en décembre. C’était par ces temps que Stamboul, d’une façon plus poignante, lui rappelait sa jeunesse, car le court enivrement de son séjour à Eyoub, autrefois, avait eu l’hiver pour cadre. Quand il traversa la place déserte, devant la grande mosquée de Sultan-Selim, il se souvint tout à coup, avec une netteté cruelle, de l’avoir traversée, à cette même heure et dans cette même solitude, par un pareil vent du Nord, un soir gris d’il y avait vingt-cinq ans. Alors ce fut l’image de la chère petite morte qui vint tout à coup balayer entièrement celle de Djénane.