XVI

Elles avaient bien quitté Constantinople, car André Lhéry, quelques jours après, reçut de Djénane cette lettre, qui portait le timbre de Salonique :

« Le 18 mai.

« Notre ami, vous qui tant aimez les roses, que n’êtes-vous avec nous ! Vous qui sentez l’Orient et l’aimez comme nul autre Occidental, oh ! que ne pouvez-vous pénétrer dans le palais du vieux temps où nous voici installées pour quelques semaines, derrière de hauts murs sombres et tapissés de fleurs !

« Nous sommes chez une de mes aïeules, très loin de la ville, en pleine campagne. Autour de nous tout est vieux : êtres et choses. Il n’y a ici que nous de jeunes, avec les fleurs du printemps et nos trois petites esclaves circassiennes, qui trouvent leur sort heureux et ne comprennent pas nos plaintes.

« Depuis cinq ans que nous n’étions pas venues, nous l’avions oubliée, cette vie d’ici, auprès de laquelle notre vie de Stamboul paraîtrait presque facile et libre. Rejetées brusquement dans ce milieu, dont toute une génération nous sépare, nous nous y sentons comme des étrangères. On nous aime, et en même temps on hait en nous notre âme nouvelle. Par déférence, par désir de paix, nous cherchons bien à nous soumettre à des formes, à façonner notre apparence sur des modes et des attitudes d’antan. Mais cela ne suffit pas, on la sent tout de même, là-dessous, cette âme née d’hier, qui s’échappe, qui palpite et vibre, et on ne lui pardonne point de s’être affranchie, ni même d’exister.

« Pourtant, de combien d’efforts, de sacrifices et de douleurs ne l’avons-nous pas payé, cet affranchissement-là ? Mais vous n’avez pas dû connaître ces luttes, vous, l’Occidental ; votre âme, à vous, de tout temps sans doute a pu se développer à l’aise, dans l’atmosphère qui lui convenait. Vous ne pouvez pas comprendre…

« Oh ! notre ami, combien ici nous vous paraîtrions à la fois incohérentes et harmonieuses ! Si vous pouviez nous voir, au fond de ces vieux jardins d’où je vous écris, sous ce kiosque de bois ajouré, mélangé de faïence, où de l’eau chante dans un bassin de marbre ; tout autour, ce sont des divans à la mode ancienne, recouverts d’une soie rose, fanée, où scintillent encore quelques fils d’argent. Et dehors, c’est une profusion, une folie de ces roses pâles qui fleurissent par touffes et qu’on appelle chez vous des bouquets de mariée. Vos amies ne portent plus ni toilettes européennes, ni modernes tcharchafs ; elles ont repris le costume de leur mère-grand. Car, André, nous avons fouillé dans de vieux coffres pour en exhumer des parures qui firent les beaux jours du harem impérial au temps d’Abd-ul-Medjib. (La dame du palais qui les porta était notre bisaïeule.) Vous connaissez ces robes ? Elles ont de longues traînes, et des pans qui traîneraient aussi, mais que l’on relève et croise pour marcher. Les nôtres furent roses, vertes, jaunes : teintes qui sont devenues mortes comme celles des fleurs que l’on conserve entre les feuillets d’un livre ; teintes qui semblent n’être plus que des reflets sur le point de s’en aller.

« C’est dans ces robes-là, imprégnées de souvenirs, et c’est sous ce kiosque au bord de l’eau que nous avons lu votre dernier livre : « Le pays de Kaboul », – le nôtre, l’exemplaire que vous-même nous avez donné. L’artiste que vous êtes n’aurait pu rêver pour cette lecture un cadre plus à souhait. Les roses innombrables, qui retombaient de partout, nous faisaient aux fenêtres d’épais rideaux, et le printemps de cette province méridionale nous grisait de tiédeurs… Maintenant donc nous avons vu Kaboul.

« Mais c’est égal, ami, j’aime moins ce livre que ses aînés : il n’y a pas assez de vous là-dedans. Je n’ai pas pleuré, comme en lisant tant d’autres choses que vous avez écrites, qui ne sont pas tristes toujours, mais qui m’émeuvent et m’angoissent quand même. Oh ! n’écrivez plus seulement avec votre esprit ! Vous ne voulez plus, je crois, vous mettre en scène… Qu’importe ce que des gens peuvent en dire ? Oh ! écrivez encore avec votre cœur, est-il donc si lassé et impassible à présent, qu’on ne le sente plus battre dans vos livres comme autrefois ?…

« Voici le soir qui vient, et l’heure est si belle, dans ces jardins de grand silence, où maintenant les fleurs mêmes ont l’air d’être pensives et de se souvenir. On resterait là sans fin, à écouter la voix du petit filet d’eau dans la vasque de marbre, encore que sa chanson ne soit point variée et ne dise que la monotonie des jours. Ce lieu, hélas ! pourrait si bien être un paradis ! On sent qu’en soi, comme autour de soi, tout pourrait être si beau ! Que vie et bonheur pourraient n’être qu’une seule et même chose, avec la liberté !

« Nous allons rentrer au palais ; il faut, ami, vous dire adieu. Voici venir un grand nègre qui nous cherche, car il se fait tard… et les esclaves ont commencé à chanter et à jouer du luth pour amuser les vieilles dames. On nous obligera tout à l’heure à danser et on nous défendra de parler français, ce qui n’empêchera pas chacune de nous de s’endormir avec un de vos livres sous son oreiller.

« Adieu, notre ami ; pensez-vous parfois à vos trois petites ombres sans visage ?

« DJÉNANE. »

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