Le lendemain, il passait par hasard à pied dans la grand-rue de Péra, en compagnie d’aimables gens de son ambassade, qui s’y étaient fourvoyés aussi, les Saint-Énogat, avec lesquels il commençait de se lier beaucoup. Un coupé noir vint à les croiser, dans lequel il aperçut distraitement la forme d’une Turque en tcharchaf ; madame de Saint-Énogat fit un salut discret à la dame voilée, qui aussitôt ferma un peu nerveusement le store de sa voiture, et, dans ce mouvement brusque, André aperçut, sous le tcharchaf, une manche en une soie couleur citron à dessins verts qu’il était sûr d’avoir vue la veille.
– Quoi, vous saluez une dame turque dans la rue ? dit-il.
– Bien incorrect, en effet, ce que je viens de faire, surtout étant avec vous et mon mari.
– Et qui est-ce ?…
– Djénane Tewfik-Pacha, une des fleurs d’élégance de la jeune Turquie.
– Ah !… Jolie ?
– Plus que jolie. Ravissante.
– Et riche, à en juger par l’équipage ?
– On dit qu’elle possède en Asie la valeur d’une province. Justement, une de vos admiratrices, cher maître. – (Elle appuyait narquoisement sur le « cher maître », sachant que ce titre l’horripilait.) – La semaine dernière, à la Légation de ***, on avait licencié pour l’après-midi tous les domestiques mâles, vous vous rappelez, afin de donner un thé sans hommes, où des Turques pourraient venir… Elle était venue… Et une femme vous bêchait, mais vous bêchait…
– Vous ?
– Oh ! Dieu, non : ça ne m’amuse que quand vous êtes là… C’était la comtesse d’A… Eh bien ! madame Tewfik-Pacha a pris votre défense, mais avec un élan… Je trouve d’ailleurs qu’elle a l’air de bien vous intéresser ?
– Moi ! Oh ! comment voulez-vous ? Une femme turque, vous savez bien que, pour nous, ça n’existe pas ! Non, mais j’ai remarqué ce coupé, très comme il faut, que je rencontre souvent…
– Souvent ? Eh bien ! vous avez de la chance : elle ne sort jamais.
– Mais si, mais si ! Et généralement je vois deux autres femmes, de tournure jeune, avec elle.
– Ah ! peut-être ses cousines, les petites Mehmed-Bey, les filles de l’ancien ministre.
– Et comment s’appellent-elles, ces petites Mehmed-Bey ?
– L’aînée, Zeyneb… L’autre… Mélek, je crois.
Madame de Saint-Énogat avait sans doute flairé quelque chose ; mais, beaucoup trop gentille et trop sûre pour être dangereuse.