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La pendule du temps a continué de marcher, même de marcher très vite. La semaine qu’on m’avait accordée va bientôt finir.

Tous les jours dans les bois. – Un temps splendide. – Les bruyères, les digitales, les silènes roses, tout est fleuri.

Il y a eu un grand pardon, le dimanche, un des plus renommés de cette région de la Bretagne ; c’était autour de la chapelle de Notre-Dame de Bonne Nouvelle, – qui est seule au milieu des bois, comme si elle s’était endormie là, et oubliée depuis le Moyen Âge.

La veille, le samedi, nous étions justement venus nous asseoir, à l’ombre, Yves, petit Pierre et moi, auprès de cette église, à l’heure du grand calme de midi. Un lieu très silencieux, au-dessus duquel des chênes et des hêtres séculaires nouaient comme des bras leurs grosses branches moussues.

Deux femmes étaient arrivées, l’une jeune, l’autre fort vieille et caduque ; elles portaient le costume de Rosporden et paraissaient avoir fait longue route. Elles tenaient à la main de grandes clefs.

C’était pour ouvrir le vieux sanctuaire, qui reste fermé tout le long de l’année, et préparer l’autel pour la fête du lendemain.

Dans le demi-jour vert des vitraux et des arbres, nous les apercevions qui s’empressaient autour des vieux saints et des vieilles saintes, les époussetant, les essuyant ; puis balayant les dalles pleines de poussière et de salpêtre.

Sur le pied de la Notre-dame, on avait posé par pitié une tête de mort, trouvée dans la terre du bois. Le crâne crevé, toute verdie, elle nous regardait du fond de la chapelle avec ses deux trous noirs :

« Dis parrain, qu’est-ce que c’est ?… Dans la terre, on l’a trouvée, cette figure, dis ?… »

C’est petit Pierre qui s’inquiète vaguement de cette chose qu’il n’a jamais vue, comme si elle était pour lui la première révélation d’un ordre d’objets sinistres habitant sous la terre…

Un temps un peu morne, mais exquis, pour ce jour de pardon.

Dix heures durant, les binious ont sonné devant la chapelle, sous les grands chênes, – et les gavottes ont tourné sur la mousse.

Ce je ne sais quoi des étés bretons qui est mélancolique, on ne sait comment le dire, c’est un composé où entrent mille choses : le charme de ces longs jours tièdes, plus rares qu’ailleurs et plus vite partis ; les hautes herbes fraîches, avec l’extrême profusion des fleurs roses ; et puis un sentiment d’autrefois, qui dort, répandu partout.

Vieux pays de Toulven, grands bois où il y a déjà des sapins noirs, arbres du Nord, mêlés aux chênes et aux hêtres ; campagnes bretonnes, qu’on dirait toujours recueillies dans le passé…

Grandes pierres que couvrent les lichens gris, fins comme la barbe des vieillards ; plaines où le granit affleure le sol antique, plaines de bruyères roses…

Ce sont des impressions de tranquillité, d’apaisement, que m’apporte ce pays ; c’est aussi une aspiration vers un repos plus complet sous la mousse, au pied des chapelles qui sont dans les bois. Et, chez Yves, tout cela est plus vague, plus inexprimable, mais aussi plus intense, comme chez moi quand j’étais enfant.

À nous voir ainsi tous deux assis dans ces bois, au calme de ces beaux jours d’été, on n’imaginerait plus quels jeunes hommes nous avons pu être, quelle vie nous avons menée, ni quelles scènes terribles entre nous autrefois, aux premiers moments où nos deux natures, très différentes et très semblables, se sont heurtées l’une à l’autre…

Chaque soir, aux veillées, qui sont courtes, on joue avec petit Pierre à un jeu de Toulven, très amusant, qui consiste à se tenir à deux par le menton et à réciter, sans rire toute une longue histoire : « Par la barbe à Minette, je te tiens. Le premier de nous deux qui rira, etc. » À ce jeu, petit Pierre est toujours pris.

Après, c’est le gymnase. Yves le fait faire à son fils, le tournant, le virant, la tête en bas, les jambes en l’air, à bout de bras, l’élevant bien haut : « Dis, mon petit Pierre, quand auras-tu des bras comme les miens ? Réponds donc : – Jamais ! oh ! non, jamais des bras comme toi, mon père ; je ne verrai pas assez de misère pour ça, bien sûr. »

Et quand Yves, tout dépeigné, las d’avoir tant fait le diable, dit, en se rajustant, de son plus grand air sérieux : « Allons, petit Pierre a fini son gymnase à présent, » petit Pierre alors vient à moi, avec ce sourire qui fait qu’on lui donne toujours ce qu’il veut : « C’est à ton tour, parrain, dis ? » Et ce gymnase recommence.

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