CI

La grande pendule, inexorable, a encore marché ; dans quelques heures, je vais partir, et bientôt mon frère Yves s’en ira aussi, tous deux au loin ; à l’inconnu.

C’est le dernier jour, le dernier soir. Yves, petit Pierre et moi, nous allons à la chaumière des vieux Keremenen, pour ma visite d’adieu à la grand-mère Marianne.

Elle habite seule, maintenant, sous son toit plein de mousse, sous les grands chênes étendus en voûte. Pierre Kerbras et Anne, qui se sont mariés au printemps, font bâtir dans le village une vraie maison, en granit, pareille à celle d’Yves. Tous les enfants sont partis.

Pauvre chaumière où s’agitaient si joyeusement, le jour du baptême, les belles coiffes et les collerettes blanches ! Déjà passé, tout cela ; à présent, elle est vide et silencieuse. Nous nous asseyons sur les vieux bancs de chêne, nous accoudant sur la table où nous avions fait le grand repas joyeux. La grand-mère est sur un escabeau, filant à sa quenouille, la tête basse ; son air déjà devenu caduc et égaré.

Bien que le soleil ne soit pas encore très bas, ici il fait noir.

Autour de nous, rien que des choses d’autrefois, pauvres et primitives. Des chapelets très grossiers sont suspendus aux pierres brutes, au granit des murs ; dans les coins perdus d’ombre, on aperçoit les cosses de chêne amassées pour l’hiver, et de vieux ustensiles de ménage, noircis et poudreux, aux formes anciennes et naïves.

Jamais nous n’avions si bien senti combien tout cela est passé et loin de nous.

C’est la vieille Bretagne d’autrefois, bientôt morte.

Par la cheminée filtre la lumière du ciel, des tons verts tombent d’en haut sur les pierres de l’âtre, et par la porte ouverte on aperçoit le sentier breton, avec un rayon du soleil couchant dans les chèvrefeuilles et les fougères.

Nous devenons rêveurs, Yves et moi, dans cette visite que nous sommes venus faire au logis des grands-parents.

D’ailleurs, la grand-mère Marianne ne parle que le breton. De temps en temps, Yves lui adresse la parole dans cette langue du passé ; elle répond, sourit, l’air heureux de nous regarder ; mais la conversation tombe vite et le silence revient…

Tristesse vague du soir, rêverie des temps lointains dans ce vieux logis qui bientôt s’affaissera au bord du chemin, qui tombera en ruine comme ses vieux hôtes et qu’on ne relèvera plus…

Petit Pierre est là avec nous. Il affectionne beaucoup, lui, cette chaumière, et cette vieille grand-mère, qui le gâte avec adoration. Il aime surtout la petite corbeille de chêne, œuvre d’un autre siècle, dans laquelle on l’avait mis quand il est né. Il est plus long que son berceau maintenant et s’en sert, assis dedans, comme d’une balançoire, promenant autour de lui ses yeux noirs éveillés. Et voilà maintenant la grand-mère, toute courbée, près de lui, l’échine arrondie sous sa collerette à fraise, qui le berce elle-même pour l’amuser. Elle le berce en chantant, et lui, de temps en temps, lance au milieu de ces notes grêles l’éclat de son rire d’enfant.

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

Chante, pauvre vieille, de ta voix cassée qui tremble, chante la berceuse antique, l’air qui vient de loin dans la nuit des générations mortes et que tes petits-enfants ne sauront plus.

Boudoul, boudoul ! galaïchen, galaïch du !

On s’attend à voir par la grande cheminée, avec la lueur qui descend d’en haut, des nains et des fées descendre.

Au dehors, le soleil dore toujours les branches des chênes, les chèvrefeuilles et les fougères.

Au dedans, dans la chaumière isolée, tout est mystérieux et noir.

Boudoul, boudoul ! galaïchen, galaïch du !

Berce encore ton petit-fils, vieille femme en fraise blanche. Bientôt ce sera fini des chansons bretonnes et aussi des vieux Bretons.

Maintenant petit Pierre joint ses mains pour faire sa prière du soir.

Mot pour mot, d’une voix très douce qui a beaucoup l’accent de Toulven, il répète en nous regardant tout ce que sa grand-mère sait de français :

« Mon Dieu, ma bonne sainte Vierge, ma bonne Sainte-Anne, je vous prie pour mon père, pour ma mère, pour mon parrain, pour mes grands-parents, pour ma petite sœur Yvonne…

– Pour mon oncle Goulven, qui est bien loin sur la mer », ajoute Yves d’une voix grave.

Et, encore plus recueilli :

« Pour ma grand-mère de Plouherzel.

– Pour ma grand-mère de Plouherzel », répète le petit Pierre.

Et puis il attend autre chose pour répéter encore, gardant toujours ses mains jointes.

Mais Yves a presque des larmes à ce souvenir poignant, qui lui revient tout à coup de sa mère, de sa chaumière, à lui, de son village de Plouherzel, que son fils connaîtra à peine et que lui ne reverra peut-être plus. Ainsi est la vie pour les enfants de la côte, pour les marins : ils s’en vont, les lois de leur métier de mer les séparent de parents chéris qui savent à peine leur écrire et qu’ensuite ils ne revoient plus.

Je regarde Yves, et, comme nous nous comprenons sans nous parler, je pressens très bien ce à quoi il va penser.

Aujourd’hui il est heureux au delà de son rêve, beaucoup de choses sombres sont éloignées et vaincues, et pourtant, et après ? Le voilà tout à coup plongé dans je ne sais quel songe de passé et d’avenir, mélancolie étrange, et après ?

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

chante la vieille femme, le dos courbé sous sa fraise blanche.

Et après ?… Petit Pierre seul est en train de rire. Il tourne de côté et d’autre sa tête vive, bronzée et vigoureuse ; la gaieté, la flamme de la vie toute neuve sont encore dans ses grands yeux noirs.

Et après ?… Tout est sombre dans la chaumière abandonnée ; on dirait que les objets causent entre eux avec mystère du passé ; la nuit va descendre autour de nous sur les grands bois.

Et après ?… Petit Pierre grandira, courra les mers, et nous, mon frère nous passerons, et tout ce que nous avons aimé avec nous, – nos vieilles mères d’abord, – puis tout et nous-mêmes, les vieilles mères des chaumières bretonnes comme celles des villes, et la vieille Bretagne aussi, et tout, et toutes les choses de ce monde !

Boudoul galaïchen ! boudoul galaïch du !

La nuit tombe, et une tristesse inattendue, profonde nous prend au cœur… Pourtant, aujourd’hui nous sommes heureux.

Share on Twitter Share on Facebook