IX

5 mai 1875.

Il y avait des années qu’Yves rêvait de revoir ce Saint-Pol-de-Léon, le pays de sa naissance.

Du temps que nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse, souvent en passant au large, balancés par la houle grise, nous avions vu le clocher légendaire de Creizker se dresser dans les lointains noirs, au-dessus de cette bande triste et monotone qui représentait là-bas la terre de Bretagne, le pays de Léon.

Et les nuits de quart, nous chantions la chanson bretonne :

Je suis natif du Finistère,

À Saint-Pol j’ai reçu le jour.

Mon clocher est l’plus beau d’la terre,

Mon pays, l’plus beau d’alentour.

        …………………

Rendez-moi ma bruyère,

Et mon clocher à jour.

Mais c’était comme une fatalité, comme un sort jeté sur nous : jamais nous n’avions pu réussir à y aller, à ce Saint-Pol. Au dernier moment, quand nous nous mettions en route, toujours des empêchements nouveaux ; notre navire recevait des ordres inattendus et il fallait repartir. Et nous avions fini par attacher je ne sais quelle pensée superstitieuse à ce clocher de Creizker, entrevu seulement, et toujours de loin, en silhouette, au bout de l’horizon sombre.

Cette fois pourtant, cela semble assuré, nous y allons pour tout de bon.

Dans le coupé d’une vieille diligence de campagne, nous sommes assis tous deux à côté d’un curé breton. Les chevaux nous emportent assez bon train vers le pays de Saint-Pol, et tout cela a un air très réel.

C’est de bon matin, aux premiers jours de mai ; cependant la pluie tombe fine et grise comme une pluie d’hiver. Clopin-clopant, par la route tortueuse, montant les pentes raides, descendant dans les bas-fonds humides, nous roulons au milieu des bois et des rochers. Les hauteurs sont couvertes de sapins noirs. Dans les lieux bas, ce sont de grands chênes ou des hêtres, dont les feuilles toutes neuves, toutes mouillées, sont d’un vert très tendre. Le long du chemin, il y a des tapis de marguerites et de fleurs bretonnes ; les premiers silènes roses et les premières digitales.

Au détour d’un rocher, la pluie cesse comme le vent et, du même coup, tout change d’aspect.

Nous découvrons à perte de vue un grand pays plat, une lande aride, nue comme un désert : le vieux pays de Léon, au fond duquel, tout là-bas, le Creizker dresse sa flèche de granit.

Il a du charme pourtant, ce pays triste, et Yves sourit en apercevant son clocher qui s’approche.

Les ajoncs sont en fleur, et toute la plaine est d’une couleur d’or. Par places, il y a des zones roses, qui sont des bruyères. Un voile de vapeurs gris-perle, d’une teinte très douce, d’une teinte septentrionale, couvre le ciel tout d’une pièce, et, dans la monotonie de ce pays jaune et rose, tout au bout de l’horizon profond, rien que ces points saillants : la silhouette de Saint-Pol et des trois clochers noirs.

Des petites filles bretonnes chassent devant elles des troupeaux de moutons dans les bruyères ; de jeunes gars les effarouchent en caracolant sur des chevaux nus ; des carrioles passent, chargées de femmes en coiffe blanche qui s’en vont entendre la messe à la ville. Les cloches sonnent la route s’anime joyeusement, nous arrivons.

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