X

Quand nous eûmes déjeuné tous deux dans l’auberge la plus comme il faut, nous trouvâmes que la matinée d’hiver avait fait place à une belle journée de mai. Dans les petites rues solitaires, des branches de lilas, des grappes de glycines, des digitales roses que personne n’avait semées égayaient les murs gris ; il y avait du vrai soleil, et tout sentait le printemps.

Et Yves regardait partout, s’étonnant qu’aucun souvenir ne lui revînt de sa petite enfance, cherchant, cherchant très loin dans sa mémoire, ne reconnaissant rien, et alors, peu à peu, se trouvant désenchanté.

Sur la grand’place de Saint-Pol, la foule du dimanche était assemblée, et c’était comme un tableau du Moyen Âge. La cathédrale des anciens évêques de Léon dominait cette place, l’écrasait de sa masse aux dentelures noires, y jetant une grande ombre des temps passés. Autour, il y avait des maisons antiques à pignons et à tourelles ; tous les buveurs du dimanche, portant de travers leur feutre large, étaient attablés devant les portes. Cette foule en habits bretons, qui était là vivante et alerte, était encore pareille à celle des anciens jours ; dans l’air, on n’entendait vibrer que les syllabes dures, le ya septentrional de la langue celtique.

Yves passa assez distrait dans l’église, sur les dalles funéraires et sur les vieux évêques endormis.

Mais il s’arrêta tout pensif à la porte, devant les fonts baptismaux.

« Regardez, dit-il, on m’a tenu là-dessus. Et nous devions demeurer tout près d’ici ; ma pauvre mère m’a souvent dit que, le jour de mon baptême, quand on lui a fait ce vilain affront de ne pas sonner pour moi, vous savez bien, de son lit, elle avait entendu chanter les prêtres. »

Malheureusement Yves a négligé de prendre à Plouherzel, auprès de sa mère, les indications qu’il nous aurait fallu pour retrouver cette maison où ils demeuraient.

Il avait compté sur sa marraine, nommée Yvonne Kergaoc, qui devait habiter précisément sur cette place de l’église. Et, en arrivant, nous avions demandé cette Yvonne Kergaoc ; on s’en souvenait bien.

« Mais d’où revenez-vous donc, mes bons messieurs ?… Elle est morte depuis douze ans ! »

Quant aux Kermadec, non, personne ne se les rappelait, ceux-là. Et il n’y avait guère à s’en étonner : depuis plus de vingt ans, ils avaient quitté le pays.

Nous montâmes au clocher de Creizker ; naturellement, c’était haut, cela n’en finissait plus, cette pointe dans l’air. Nous dérangions beaucoup les vieilles corneilles nichées dans le granit.

Une merveilleuse dentelle de pierre grise, qui montait, qui montait toujours, et qui était légère à donner le vertige. Nous nous élevions là dedans par une spirale étroite et rapide, découvrant par toutes les découpures du clocher à jour des échappées infinies.

En haut, isolés tous deux dans l’air vif et dans le ciel bleu, nous regardions les choses comme en planant. Sous nos pieds d’abord, il y avait les corneilles qui tournoyaient comme un nuage, nous donnant un concert de cris tristes ; beaucoup plus bas, la vieille ville de Saint-Pol, tout aplatie, une foule lilliputienne s’agitant dans ses petites rues grises, comme un essaim de bugel-noz ; à perte de vue, du côté du sud, s’étendait le pays breton jusqu’aux montagnes noires ; et puis, au nord, c’était le port de Roscoff avec des milliers de petits rochers bizarres criblant de leurs têtes pointues le miroir de la mer, – le miroir de la grande mer bleu pâle, qui s’en allait se fondre là-bas très loin dans la pâleur semblable du ciel.

Cela nous amusait d’avoir enfin réussi à monter dans ce Creizker, qui nous avait tant de fois regardés passer au milieu de cette eau infinie ; lui, planté tranquille, toujours là, inaccessible et immuable, quand nous, pauvres gens de la mer, nous étions malmenés par tous les mauvais vents du large.

Cette dentelle de granit qui nous soutenait en l’air était polie, rongée par les vents et les pluies de quatre cents hivers. Elle était d’un gris foncé à reflets roses ; il y avait dessus, par plaques, ce lichen jaune, cette mousse du granit qui met des siècles à pousser et qui jette ses tons dorés sur toutes les vieilles églises bretonnes. Les gargouilles à laide figure, les petits monstres aux traits vagues, qui vivent là-haut dans l’air, grimaçaient à côté de nous au soleil, comme gênés d’être regardés de si près, comme s’étonnant en eux-mêmes d’être si vieux, d’avoir essuyé tant de tempêtes et de se retrouver en pleine lumière. C’était ce monde-là qui avait présidé de haut à la naissance d’Yves ; c’était ce monde aussi qui de loin nous regardait avec bienveillance passer sur la mer, quand nous ne distinguions, nous, qu’une indécise flèche noire. Et nous faisions connaissance avec lui.

Yves était toujours très désenchanté pourtant de n’avoir retrouvé aucune trace de son ancienne demeure ni de son père ; aucun souvenir, pas plus dans la mémoire des autres que dans la sienne. Et il regardait toujours à ses pieds les maisons grises, celles surtout qui étaient le plus près de la base du clocher, attendant quelque intuition du lieu où il était né.

Nous n’avions plus qu’une demi-heure à passer à Saint-Pol avant de prendre la diligence du soir. Le lendemain matin, nous devions être de retour à Brest, où notre navire nous attendait pour nous emmener encore une fois très loin de la Bretagne.

Nous nous étions attablés à boire du cidre dans une auberge sur la place de l’église, et, là encore, nous interrogions l’hôtesse, qui était une très vieille femme. Mais celle-ci s’émut tout à coup en entendant le nom d’Yves.

« Vous êtes le fils d’Yves Kermadec ? dit-elle. Oh ! Si j’ai connu vos parents, je crois bien ! Nous étions voisins dans ce temps-là, monsieur, et même, quand vous êtes arrivé au monde, on est venu me chercher. Mais c’est que vous lui ressemblez, à votre père ! Aussi je vous regardais quand vous êtes entré. Vous n’êtes pas encore si beau que lui, dame ! quoique vous soyez pourtant un bien bel homme. »

Yves, à ce compliment, me jette un coup d’œil, avec une envie de rire ; et puis la vieille femme, très bavarde, se met à lui raconter un tas de choses sur lesquelles un peu plus de vingt années ont passé et que lui écoute, recueilli et tout ému.

Ensuite elle appelle encore d’autres femmes qui étaient aussi des voisines, et tout ce monde raconte.

« Jésus ma doué ! disent-elles, comment cela se peut-il qu’on ne vous ait pas répondu plus tôt. Tout le monde s’en souvient, de vos parents, mon bon monsieur ; mais les gens sont bêtes dans notre pays ; et puis, quand on voit des étrangers comme ça, pas étonnant qu’on ne soit pas très causeur. »

Le père d’Yves a laissé dans le pays le souvenir un peu légendaire d’une sorte de géant qui était d’une rare beauté, mais qui ne savait faire rien comme les autres.

« Quel dommage, monsieur, qu’un homme comme ça fût si souvent dérangé ! Car il s’est ruiné au cabaret, votre pauvre père ; pourtant il aimait beaucoup sa femme et ses enfants, il était très doux avec eux, et dans le pays tout le monde l’aimait, excepté monsieur le curé.

– Excepté monsieur le curé ! » me répéta tout bas Yves devenu sombre. « Voyez-vous, c’est bien ce que je vous ai conté, au sujet de mon baptême.

– Un jour, il y avait une bataille, ici sur la place, en 1848, pour la révolution, votre père avait tenu tête tout seul aux gens du marché et sauvé la vie à monsieur le maire.

– Il avait un grand cheval, dit l’hôtesse, qui était si méchant, que personne n’osait l’approcher. Et on se garait, allez, quand il passait monté sur cette bête.

– Ah ! dit Yves, frappé tout à coup comme d’une image qui lui serait revenue de très loin, je me souviens de ce cheval, et je me rappelle que mon père me prenait dans ses mains et m’asseyait dessus quand il était amarré à l’écurie. C’est la première fois que je me souviens de mon père, et que je revois un peu sa figure. Il devait être noir, ce cheval, et il avait les pieds blancs.

– C’est cela, c’est cela, dit la vieille femme, noir avec les pieds blancs. C’était une bête terrible, et, Jésus ma doué ! quelle idée pour un marin d’avoir un cheval ! »

L’auberge est remplie de buveurs de cidre qui font un joyeux tapage de verres et de conversations bretonnes. On forme un peu cercle autour de nous.

L’hôtesse a quatre petites-filles, toutes pareilles, qui sont jolies à ravir sous leur coiffe blanche. On ne dirait pas des filles d’auberge : c’est le type accompli de la belle race bretonne du Nord, et puis elles ont l’expression tranquille et réfléchie de ces femmes d’autrefois, que les portraits anciens nous ont conservées. Elles aussi se tiennent près de nous, regardent et écoutent.

À notre tour, on nous interroge. Yves répond :

« Ma mère habite toujours à Plouherzel avec mes deux sœurs. Mes deux frères, Gildas et Goulven, naviguent à la grande pêche sur des baleiniers américains. Moi seul, je navigue depuis dix ans à l’Etat. »

Il n’y a pas beaucoup de temps à perdre pour nous qui voulons aller voir avant de partir l’ancienne maison des Kermadec. Elle est là tout près, à toucher l’église ; on nous l’indique de la porte, en nous recommandant de demander à entrer dans la chambre à gauche, au premier ; c’est celle où Yves est né.

À côté de la maison, il y a le grand parc abandonné de l’évêché de Léon, où, paraît-il, Yves, quand il était tout petit enfant, allait chaque jour se rouler dans l’herbe avec Goulven. Elle est très haute aujourd’hui, cette herbe de mai, remplie de marguerites et de silènes. Dans ce parc, les rosiers, les lilas poussent maintenant au hasard, comme dans un bois.

Nous frappons à la porte de la maison que ces femmes nous ont indiquée, et ceux qui demeurent là s’étonnent un peu de ce que nous venons demander. Mais nous n’inspirons pas de méfiance, et on nous recommande seulement de ne pas faire de bruit en entrant dans cette chambre du premier, à cause d’une vieille grand-mère qui dort là et qui est sur le point de mourir. Et puis on nous laisse seuls, par discrétion.

Nous entrons sur la pointe du pied dans cette grande chambre qui est pauvre et presque vide. Les choses ont l’air de pressentir cette visiteuse sombre qui est attendue : on se demande même si elle n’est pas déjà arrivée, et les yeux se portent avec inquiétude vers un lit dont les rideaux sont fermés. Yves regarde partout, essayant de tendre son intelligence vers le passé, s’efforçant de se souvenir. Mais non, c’est fini ; et, là même, il ne retrouve plus rien.

Nous redescendions pour nous en aller, quand tout à coup quelque chose lui revint comme une lueur lointaine.

« Ah ! dit-il, à présent, je crois que je reconnais cet escalier. Tenez, en bas, il doit y avoir une porte de ce côté-là pour entrer dans la cour, et un puits à gauche avec un grand arbre, et, au fond, l’écurie où se tenait le cheval aux pieds blancs. »

C’était comme si une éclaircie se fût faite tout à coup dans des nuages. Yves s’était arrêté sur ces marches et, les yeux graves, il regardait par cette trouée qui venait de s’ouvrir subitement sur le passé ; il était très saisi de se sentir aux prises avec cette chose mystérieuse qui est le souvenir.

En bas, dans la cour, nous trouvâmes bien tout comme il l’avait annoncé, le puits à gauche, le grand arbre et l’écurie. Et Yves me dit avec une sorte d’émotion de frayeur, en se découvrant comme sur un tombeau :

« Maintenant, je revois très bien la figure de mon père ! »

Il était grand temps de partir, et la diligence nous attendait. Tout le temps que nous mîmes à traverser la lande couleur d’or, pendant le long crépuscule de mai, nos yeux se fixèrent sur le clocher à jour qui s’éloignait, qui se perdait là-bas au fond de l’obscurité limpide. Nous lui faisions nos adieux ; car nous allions partir le lendemain pour des mers très lointaines, où il ne pourrait plus nous voir passer.

« Demain matin, disait Yves, il faudra que vous me permettiez d’entrer de bonne heure dans votre chambre, à bord, pour écrire sur votre bureau. Je voudrais raconter tout cela à ma mère avant de partir de France. Et, tenez je suis sûr que les larmes lui viendront dans les yeux quand on lui lira ma lettre. »

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