LXVI

1er janvier 1881.

Au fond de l’arsenal de Brest, un peu avant le jour, le premier matin de l’année 1881, – un lieu triste, ce fond de port ; la Sèvre y était amarrée depuis une semaine.

En haut, le ciel avait commencé à blanchir entre les grandes murailles de granit qui nous enfermaient. Les réverbères, très rares, donnaient dans la brume leur dernière petite lumière jaune. Et on voyait déjà des silhouettes de choses formidables qui se dessinaient, éveillant des idées de rigidité méchante ; des machines haut perchées, des ancres énormes dressant leurs pattes noires ; toute sorte de formes indécises et laides, et puis des navires désarmés, avec leurs gigantesques tournures de poisson, immobiles sur leurs chaînes, comme de gros monstres morts.

Un grand silence dans ce port, et un froid mortel…

Il n’y a pas de solitude comparable à celle des arsenaux de la marine de guerre pendant les nuits, surtout pendant les nuits de fête. Aux approches du coup de canon de retraite, tout le monde s’enfuit comme d’un lieu pestiféré ; des milliers d’hommes sortent de partout, grouillant comme des fourmis, se hâtant vers les portes. Les derniers courent, pris d’une frayeur d’arriver trop tard et de trouver les grilles fermées. Le calme se fait. Et puis, la nuit, plus personne, plus rien.

De loin en loin, une ronde passe, hélée par les sentinelles et disant tout bas les mots convenus. Et puis le peuple silencieux des rats débouche de tous les trous, prend possession des navires déserts, des chantiers vides.

De garde à bord depuis la veille, je m’étais endormi très tard, dans ma chambre glaciale aux murailles de fer. J’étais inquiet d’Yves, et, cette nuit-là, ces chants, ces cris de matelots, qui m’arrivaient de très loin, des mauvais quartiers de la ville, m’apportaient une tristesse.

Marie et le petit Pierre étaient à faire leur voyage à Plouherzel en Goëlo, et lui, Yves, avait voulu quand même passer cette soirée à terre dans Brest, pour fêter le nouvel an avec d’anciens amis. J’aurais pu l’arrêter en le priant de rester me tenir compagnie mais toujours cette glace, entre nous deux, qui persistait : je l’avais laissé partir. Et cette nuit du 31 décembre, c’est précisément la nuit dangereuse, où il semble que tout ce Brest soit pris d’un vertige d’alcool…

En montant sur le pont, je saluai assez tristement ce premier matin de l’année nouvelle, et je commençai la promenade machinale, les cent pas du quart, en songeant à mille choses passées.

Surtout je songeais beaucoup à Yves, qui était ma préoccupation présente. Depuis quinze jours, sur cette Sèvre, il me semblait voir lentement s’en aller, d’heure en heure, l’affection de ce frère simple qui avait été longtemps mon seul vrai ami au monde. D’ailleurs, je lui en voulais durement de ne pas savoir mieux se conduire, et il me semblait que, moi aussi, je l’aimais moins…

Un oiseau noir passa au-dessus de ma tête, jetant un croassement lamentable dans l’air.

« Allons bon ! » dit un matelot, qui faisait dans l’obscurité sa toilette matinale à grande eau froide, « en voilà un qui nous souhaite la bonne année !… Sale bête de malheur ! Ah bien, c’est signe que nous en verrons de belles ! »

… Yves rentra à sept heures, marchant très droit, et répondit à l’appel. Après, il vint à moi, comme de coutume, me dire bonjour.

À ses yeux un peu ternis, à sa voix un peu changée, je vis bien vite qu’il n’avait pas été complètement sage. Alors je lui dis, d’un ton de commandement brusque :

« Yves, il ne faudra pas retourner à terre aujourd’hui. »

Et puis j’affectai de parler à d’autres, ayant conscience d’avoir été trop dur, et mécontent de moi-même.

Midi. – L’arsenal, les navires se vidaient, se faisaient déserts comme les jours de grande fête. De partout, on voyait sortir les matelots, bien propres dans leur tenue des dimanches, s’époussetant d’une main empressée, s’arrangeant les uns aux autres leur grand col bleu, et vite, d’un pas alerte, gagnant les portes, s’élançant dans Brest.

Quand vint le tour de ceux de la Sèvre, Yves parut avec les autres, bien brossé, bien lavé, bien décolleté, dans ses plus beaux habits.

« Yves, où vas-tu ? »

Lui, me regarda d’un mauvais regard que je ne lui connaissais pas, et qui me défiait, et où je lisais encore la fièvre et l’égarement de l’alcool.

« Je vais retrouver mes amis, dit-il, des marins de mon pays, auxquels j’ai promis, et qui m’attendent. »

Alors j’essayai de le raisonner, le prenant à part ; obligé de dire tout cela très vite, car le temps pressait obligé de parler bas et de garder un air très calme, car il fallait dissimuler cette scène aux autres, qui étaient là, tout près de nous. Et je sentais que je faisais fausse route, que je n’étais plus moi-même, que la patience m’abandonnait. Je parlais de ce ton qui irrite, mais qui ne persuade pas.

« Oh ! si, je vous jure, j’irai ! » dit-il à la fin en tremblant, les dents serrées ; « à moins de me mettre aux fers aujourd’hui, vous ne m’en empêcherez pas. »

Et il se dégageait, me bravant en face pour la première fois de sa vie, s’en allant pour rejoindre les autres.

« Aux fers ?… Eh bien, oui, Yves, tu iras ! »

Et j’appelai un sergent d’armes, lui donnant tout haut l’ordre de l’y conduire.

Oh ! Ce regard qu’il me jeta en se rendant aux fers, obligé de suivre le sergent d’armes qui l’emmenait là, devant tout le monde, de descendre dans la cale avec ses beaux habits du dimanche !… Il était dégrisé, assurément ; car il regardait profond et ses yeux étaient clairs. Ce fut moi qui baissai la tête sous cette expression de reproche, d’étonnement douloureux et suprême, de désillusion subite et de dédain.

Et puis je rentrai chez moi…

Était-ce fini entre nous deux ? Je le croyais. Cette fois, je l’avais bien perdu.

Avec son caractère breton, je savais qu’Yves ne reviendrait pas ; son cœur, une fois fermé, ne se rouvrirait plus.

Je venais d’abuser de mon autorité contre lui et il était de ceux qui, devant la force, se cabrent et ne cèdent plus.

… J’avais prié l’officier de garde de me laisser pour ce jour-là continuer le service, n’ayant pas le courage de quitter le bord, – et je me promenais toujours sur ces éternelles planches.

L’arsenal était désert entre ses grands murs. – Personne sur le pont. – Des chants très lointains, arrivant des basses rues de Brest. – Et, en bas, dans le poste de l’équipage, la voix des matelots de garde criant à intervalles réguliers les nombres du loto avec toujours ces mêmes plaisanteries de bord, qui sont très vieilles et qui les font rire :

« 22, les deux fourriers à la promenade !

– 33, les jambes du maître coq ! »

Et mon pauvre Yves était au-dessous d’eux, à fond de cale, dans l’obscurité, étendu sur les planches par ce grand froid avec la boucle au pied.

Que faire ?… Donner l’ordre de le mettre en liberté et de me l’envoyer ? Je devinais parfaitement ce qu’elle pourrait être, cette entrevue : lui debout, impassible, farouche, m’ôtant très respectueusement son bonnet, et me bravant par son silence, en détournant les yeux.

Et puis, s’il refusait de venir, – et il en était très capable en ce moment, – alors… ce refus d’obéissance… comment le sauver de là ensuite ? Comment le tirer de ce gâchis que j’aurais été commettre entre nos affaires à nous et les choses aveugles de la discipline ?…

Maintenant, la nuit tombait, et il y avait près de cinq heures qu’Yves était aux fers. Je songeais au petit Pierre et à Marie, aux bonnes gens de Toulven, qui avaient mis leur espoir en moi, et puis à un serment que j’avais fait à une vieille mère de Plouherzel.

Surtout, je sentais que j’aimais toujours mon pauvre Yves comme un frère… Je rentrai chez moi, et vite je me mis à lui écrire ; ce devait être le seul moyen entre nous deux ; avec nos caractères, les explications ne nous réussissaient jamais. – Je me dépêchais, j’écrivais en très grosses lettres, pour qu’il pût lire encore : la nuit venait vite, et, dans l’arsenal, la lumière est chose défendue.

Et puis je dis au sergent d’armes :

« Allez chercher Kermadec, et amenez-le parler à l’officier de quart, ici, dans ma chambre. »

J’avais écrit :

« Cher frère,

« Je te pardonne et je te demande de me pardonner aussi. Tu sais bien que nous sommes frères maintenant et que, malgré tout, c’est à la vie à la mort entre nous deux. Veux-tu que tout ce que nous avons fait et dit sur la Sèvre soit oublié, et veux-tu essayer encore une fois une grande résolution d’être sage ? Je te le demande au nom de ta mère. Écris seulement oui au bas de ce papier, veux-tu ? Et tout sera fini, nous n’en reparlerons plus.

» Pierre. »

Quand Yves se présenta, sans le regarder, ni attendre de réponse, je lui dis simplement :

« Lis ceci que je viens d’écrire pour toi », et je m’en allai, le laissant seul.

Lui fut vite parti, comme s’il avait eu peur de mon retour, et, dès que je l’entendis s’éloigner, je rentrai pour voir.

Au bas de mon papier, – en lettres encore plus grosses que les miennes, car la nuit arrivait toujours, – il avait écrit :

« Oui, frère ! »

et signé :

« Yves. »

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