XI

Juin 1875.

…C’était par le vingtième parallèle de latitude, dans la région des alizés, un matin vers six heures ; sur le pont d’un navire qui était là tout seul au milieu du bleu immense, un groupe de jeunes hommes se tenait, le torse nu, au soleil levant.

C’était la bande d’Yves, les gabiers de misaine et ceux du beaupré.

Ayant tous attaché sur leurs épaules leur mouchoir, qu’ils venaient de laver, ils restaient gravement le dos au soleil pour le faire sécher. Leur figure brune, leur rire, avaient encore une grâce jeune d’enfant ; leur dandinement, la façon souple et moelleuse dont ils posaient leurs pieds nus, avaient quelque chose du chat.

Et, tous les matins, à cette même heure, à ce même soleil, dans ce même costume, ce groupe se tenait sur ces mêmes planches qui les promenaient, insouciants, au milieu des infinis de la mer.

Ce matin-là, ils discutaient sur la lune, sur son visage humain, qui leur était resté de la nuit comme une obsédante image blême gravée dans leur mémoire. Pendant tout leur quart, ils l’avaient vue là-haut, suspendue toute seule, toute ronde, au milieu de l’immense vide bleuâtre ; même ils avaient été obligés de se cacher le front (pendant leur sommeil, le ventre en l’air à la belle étoile) à cause des maladies et maléfices qu’elle jette sur les yeux des matelots, lorsque ceux-ci s’endorment sous son regard.

Ils étaient là quelques-uns qui conservaient toujours et quand même un grand air de noblesse, je ne sais quoi de superbe dans l’expression et la tournure, et le contraste était singulier entre leur aspect et les choses naïves qu’ils faisaient.

Il y avait Jean Barrada, le sceptique de cette compagnie, qui lançait de temps à autre dans la discussion l’éclat mordant de son rire, montrant ses dents blanches toujours et renversant sa belle tête en arrière. Il y avait Clet Kerzulec, un Breton de l’île d’Ouessant, qui se préoccupait surtout de ces traits humains estompés sur ce disque pâle. Et puis le grand Barazère, qui jouait le sérieux et l’érudit, leur assurant que c’était un monde beaucoup plus grand que le nôtre et dans lequel vivaient des peuples étranges.

Eux secouaient la tête, incrédules, et Yves disait, très songeur :

« Tout ça, c’est des choses… C’est des choses, vois-tu, Barazère, dans lesquelles je crois que tu ne te connais pas beaucoup. »

Et puis il ajoutait, d’un air qui tranchait la discussion, que d’ailleurs il allait venir me trouver et se faire bien expliquer ce que c’était que la lune. Après, il reviendrait le leur apprendre à tous.

Nul doute, en effet, que je ne fusse très au courant des choses de la lune comme de tout le reste. D’abord on m’avait souvent vu occupé à la regarder marcher à travers un instrument de cuivre en compagnie d’un timonier qui me comptait tout haut, d’une voix monotone d’horloge, les minutes et les secondes tranquilles de la nuit.

Cependant les petits mouchoirs séchaient sur les dos nus des jeunes hommes, et le soleil montait dans le grand ciel bleu. Il y en avait, de ces petits mouchoirs, qui étaient tout uniment blancs ; d’autres qui avaient des dessins de plusieurs couleurs, et même qui portaient de beaux navires imprimés au milieu dans des cadres rouges.

Moi, qui étais de quart, je commandai : « À larguer le ris de chasse ! » et le maître d’équipage fit irruption au milieu des causeurs en sifflant dans son sifflet d’argent. Alors brusquement, en un clin d’œil, comme une bande de chats sur lesquels on a lancé un dogue, ils se dispersèrent tous en courant dans la mâture.

Yves habitait là-haut, dans sa hune. En regardant en l’air, on était sûr de voir sa silhouette large et svelte sur le ciel ; mais on le rencontrait rarement en bas.

C’est moi qui montais de temps en temps lui faire visite, bien que mon service ne m’y obligeât plus depuis que j’avais franchi le grade de midship ; mais j’aimais assez ce domaine d’Yves, où on était éventé par un air encore plus pur.

Dans cette hune, il avait ses petites affaires ; un jeu de cartes dans une boîte, du fil et des aiguilles pour coudre, des bananes volées, des salades prises la nuit dans les réserves du commandant, tout ce qu’il pouvait ramasser de frais et de vert dans ses maraudes nocturnes (les matelots sont friands de ces choses rares qui guérissent les gencives fatiguées par le sel). Et puis il avait sa perruche attachée par une patte et fermant sous le soleil ses yeux clignotants.

Sa perruche était un hibou à grosse tête des pampas, tombé un jour à bord à la suite d’un grand vent.

Il y a de bizarres destinées sur la terre, ainsi celle de ce hibou faisant le tour du monde en haut d’un mât. Quel sort inattendu !

Il connaissait son maître et le saluait par de petits battements d’ailes joyeux. Yves lui faisait régulièrement manger sa propre ration de viande, ce qui pourtant ne l’empêchait pas d’élargir.

Cela l’amusait beaucoup, en le regardant de tout près, de tout près, dans les yeux, de le voir se retirer, se cambrer d’un air de dignité offensée, en dodelinant de la tête avec un tic d’ours. Alors il était pris de fou rire, et il lui disait avec son accent breton :

« Oh ! Mais comme tu as l’air bête, ma pauvre perruche ! »

De là-haut, on dominait comme de très loin le pont de la Sibylle, une Sibylle aplatie, fuyante, très drôle à regarder de ce domaine d’Yves, ayant l’air d’une espèce de long poisson de bois, dont la couleur de sapin neuf tranchait sur les bleus profonds, infinis de la mer.

Et, dans tous ces bleus transparents, au milieu du sillage, derrière, une petite chose grise, ayant la même forme que le navire et le suivant toujours entre deux eaux : le requin. Il y a toujours un requin qui suit, rarement deux ; seulement, quand on l’a pêché, il en vient un autre. Il suit pendant des nuits et des jours, il suit sans se lasser pour manger tout ce qui tombe : débris quelconques, hommes vivants ou hommes morts.

De temps en temps, il y avait de toutes petites hirondelles qui venaient aussi nous faire cortège pour s’amuser, par caprice, picorant les miettes de biscuit que nous semions derrière nous dans ce désert d’eau et puis disparaissant au loin en décrivant des courbes joyeuses. Petites bêtes d’une espèce rare, de couleur rousse à queue blanche, qui vivent on ne sait comment, perdues au milieu des grandes eaux, toujours au plus large des mers.

Yves, qui en voulait une, leur tendait des pièges ; mais elles, très fines, ne venaient pas s’y prendre.

Nous approchions de l’équateur, et le souffle régulier de l’alizé commençait à mourir. C’étaient maintenant des brises folles qui changeaient, et puis des instants de calme où tout s’immobilisait dans une sorte d’immense resplendissement bleu, et alors on voyait les vergues, les hunes, les grandes voiles blanches dessiner dans l’eau des commencements d’images renversées qui ondulaient.

La Sibylle ne marchait plus, elle était lente et paresseuse, elle avait des mouvements de quelqu’un qui s’endort. Dans la grande chaleur humide, que les nuits mêmes ne diminuaient plus, les choses, comme les hommes, se sentaient prises de sommeil. Peu à peu il se faisait dans l’air des tranquillités étranges. Et maintenant des nuées lourdes, obscures, se traînaient sur la mer chaude comme de grands rideaux noirs. L’équateur était tout près.

Quelquefois des troupes d’hirondelles, de grande taille celles-ci et d’allures bizarres, surgissaient tout à coup de la mer, prenaient un vol effaré avec de longues ailes pointues d’un bleu luisant, et puis retombaient, et on ne les voyait plus ; c’étaient des bancs de poissons volants qui s’étaient heurtés à nous et que nous avions réveillés.

Les voiles, les cordages pendaient inertes, comme choses mortes ; nous flottions sans vie comme une épave.

En haut, dans le domaine d’Yves, on sentait encore des mouvements lents qui n’étaient plus perceptibles en bas. Dans cet air immobile et saturé de rayons, la hune continuait de se balancer avec une régularité tranquille qui portait à dormir. C’étaient de longues oscillations molles qu’accompagnaient toujours les mêmes frôlements des voiles pendantes, les mêmes crissements des bois secs.

Il faisait chaud, chaud, et la lumière avait une splendeur surprenante, et la mer morne était d’un bleu laiteux, d’une couleur de turquoise fondue.

Mais, quand les grosses nuées étranges, qui voyageaient tout bas à toucher les eaux, passaient sur nous, elles nous apportaient la nuit et nous inondaient d’une pluie de déluge.

Maintenant nous étions tout à fait sous l’équateur, et il semblait qu’il n’y eût plus un souffle dans l’air pour nous en faire partir.

Cela durait des heures, quelquefois tout un jour, ces obscurités et ces pluies lourdes. Alors Yves et ses amis prenaient une tenue qu’ils appelaient tenue de sauvage, et puis s’asseyaient insouciants sous l’ondée chaude, et laissaient pleuvoir.

Cela finissait toujours tout d’un coup ; on voyait le rideau noir s’éloigner lentement, continuer sa marche traînante sur la mer couleur de turquoise, et la lumière splendide reparaissait plus étonnante après ces ténèbres, et le grand soleil équatorial buvait très vite toute cette eau tombée sur nous ; les voiles, les bois du navire, les tentes retrouvaient leur blancheur sous ce soleil ; toute la Sybille reprenait sa couleur claire de chose sèche au milieu de la grande monotonie bleue qui s’étendait alentour.

De la hune où Yves habitait, en regardant en bas, on voyait que ce monde bleu était sans limite ; c’étaient des profondeurs limpides qui ne finissaient plus ; on sentait combien c’était loin, cet horizon, cette dernière ligne des eaux, bien que ce fût toujours la même chose que de près, toujours la même netteté, toujours la même couleur, toujours le même poli de miroir. Et on avait conscience alors de la courbure de la terre, qui seule empêchait de voir au delà.

Aux heures où se couchait le soleil, il y avait en l’air des espèces de voûtes formées par des successions de tout petits nuages d’or ; leurs perspectives fuyantes s’en allaient, s’en allaient en diminuant se perdre dans les lointains du vide ; on les suivait jusqu’au vertige ; c’étaient comme des nefs de temples apocalyptiques n’ayant pas de fin. Et tout était si pur, qu’il fallait l’horizon de la mer pour arrêter la vue de ces profondeurs du ciel ; les derniers petits nuages d’or venaient tangenter la ligne des eaux et semblaient, dans l’éloignement, aussi minces que des hachures.

Ou bien quelquefois c’étaient simplement de longues bandes qui traversaient l’air, or sur or : les nuages d’un or clair et comme incandescent, sur un fond byzantin d’or mat et terni. La mer prenait là-dessous une certaine nuance bleu paon avec des reflets de métal chaud. Ensuite tout cela s’éteignait très vite dans des limpidités profondes, dans des couleurs d’ombre auxquelles on ne savait plus donner de nom.

Et les nuits qui venaient après, les nuits mêmes étaient lumineuses. Quand tout s’était endormi dans des immobilités lourdes, dans des silences morts, les étoiles apparaissaient en haut plus éclatantes que dans aucune autre région du monde.

Et la mer aussi éclairait par en dessous. Il y avait une sorte d’immense lueur diffuse dans les eaux. Les mouvements les plus légers, le navire dans sa marche lente, le requin en se retournant derrière, dégageaient dans les remous tièdes des clartés couleur de ver-luisant. Et puis, sur le grand miroir phosphorescent de la mer, il y avait des milliers de flammes folles ; c’étaient comme des petites lampes qui s’allumaient d’elles-mêmes partout, mystérieuses, brûlaient quelques secondes et puis mouraient. Ces nuits étaient pâmées de chaleur, pleines de phosphore, et toute cette immensité éteinte couvait de la lumière, et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l’état rudimentaire comme jadis les eaux mornes du monde primitif.

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