XLVIII

Dans l’après-midi, il y eut une belle scène : mon pauvre Yves était gris et voulait aller à Bannalec prendre le chemin de fer pour s’en retourner à bord.

Nous étions fort loin à nous promener dans un bois, Anne, lui et moi, quand tout à coup cela le prit à propos d’un rien. Il nous avait quittés, nous tournant le dos, disant qu’il ne reviendrait plus, et nous l’avions suivi par inquiétude de ce qu’il allait faire.

Quand nous arrivâmes après lui à la chaumière des vieux Keremenen, nous le vîmes qui avait jeté à terre sa belle chemise blanche et ses beaux habits de mariage ; le torse nu, comme se mettent les matelots à bord pour la tenue du matin, il cherchait partout son tricot de marin qu’on lui avait caché.

« Seigneur Jésus, mon Dieu ! ayez pitié de nous », disait Marie, se femme, en joignant ses pauvres mains pâles de convalescente. « Comment cela s’est-il fait, seigneur ? Car enfin il n’a pas bu ! Ô monsieur, empêchez-le », suppliait-elle en s’adressant à moi. « Et qu’est-ce qu’on va dire dans Toulven quand il passera, de voir que mon mari a voulu me quitter ! »

En effet, Yves avait très peu bu ; le contentement, sans doute, lui avait tourné la tête à ce dîner, et, de plus, nous lui avions fait faire une course au grand soleil ; il n’y avait pas tout à fait de sa faute.

Quelquefois, – rarement il est vrai, – avec beaucoup de douceur, on pouvait l’arrêter encore ; je savais cela, mais je ne me sentais pas capable aujourd’hui d’employer ce moyen. Non, c’était trop, à la fin ! Même ici, dans cette paix et ce bon jour de fête, apporter encore ces scènes-là !

Je dis simplement :

« Yves ne sortira pas ! »

Et, pour lui couper la route, je me mis en travers de la porte, arc-bouté aux vieux montants de chêne, qui étaient massifs et solides.

Lui n’osait rien me répondre à moi-même, ni lever sur moi ses yeux sombres et troubles. Il allait et venait, cherchant toujours ses habits de bord, tournant comme une bête fauve que l’on tient captive. Il avait dit à voix basse que rien ne l’empêcherait de sortir dès qu’il aurait trouvé son bonnet pour se coiffer. Mais c’est égal, l’idée qu’il faudrait me toucher pour essayer de sortir le retenait encore.

Moi aussi, j’étais dans un mauvais jour et je ne sentais plus rien de cette affection qui avait duré tant d’années, pardonné tant de choses. Je voyais devant moi le forban ivre, ingrat, révolté, et c’était tout.

Au fond de chaque homme, il y a toujours un sauvage caché qui veille, – chez nous surtout qui avons roulé la mer. – C’étaient nos deux sauvages qui étaient en présence et qui se regardaient, ils venaient de se heurter l’un à l’autre, comme dans nos plus mauvais jours passés.

Et dehors, autour de nous, c’était toujours le calme de la campagne, l’ombre des chênes, la tranquille nuit verte.

Le pauvre vieux Keremenen, lui, ne pouvait rien, et cela risquait de devenir tout à fait odieux et pitoyable, quand on entendit Marie qui pleurait ; c’étaient ses premières larmes de femme, des larmes pressées, amères, présage sans doute de beaucoup d’autres ; des sanglots qui étaient lugubres, au milieu de ce silence lourd que nous gardions tous.

Alors Yves fut vaincu et s’approcha lentement pour l’embrasser :

« Allons, j’ai tort, dit-il, et je demande pardon. »

Et puis il vint à moi et se servit d’un nom qu’il avait quelquefois écrit, mais qu’il n’avait jamais osé prononcer :

« Il faut encore me pardonner, frère !… »

Et il m’embrassa aussi.

Après, il demanda pardon aux deux vieux Keremenen, qui lui donnèrent de bons baisers de père et de mère ; et pardon à son fils, le petit goéland, en appuyant sa bouche sur ses petites mains fermées qui débordaient du berceau.

Il était tout à fait dégrisé et c’était fini ; le vrai Yves, mon frère, était revenu ; il y avait comme toujours dans son repentir quelque chose de simple et d’enfantin qui faisait qu’on lui pardonnait sans arrière-pensée et qu’on oubliait tout.

Maintenant il ramassait ses effets par terre, les époussetait et se rhabillait sans rien dire, triste, épuisé, essuyant son front, où une mauvaise sueur froide était venue perler.

… Une heure après, je regardais Yves, qui était posé, avec sa tournure d’athlète, auprès du berceau de son fils ; il venait de l’endormir, en le berçant lui-même, et, peu à peu, progressivement, avec beaucoup de précautions, il arrêtait les balancements de la petite corbeille de chêne, pour la laisser immobile, voyant que le sommeil était bien venu. Ensuite il se pencha davantage pour le regarder de tout près, l’examinant avec beaucoup de curiosité, comme ne l’ayant encore jamais vu, touchant les petits poings fermés, les petits cheveux de souris qui sortaient toujours du petit bonnet blanc.

À mesure qu’il le contemplait, sa figure prenait une expression d’une tendresse infinie ; alors l’espoir me vint que ce serait peut-être un jour sa sauvegarde et son salut, ce petit enfant…

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