XXVI

C’était le grand ami d’Yves, ce Barrada, qui s’était débrouillé, pour repartir une troisième fois sur le même navire que nous.

Enfant naturel, poussé à la belle étoile sur les quais de Bordeaux. Très vicieux, avec un bon cœur ; plein de contrastes, certaines notions premières de respect humain lui manquaient absolument ; son honneur, à lui, c’était d’être plus beau que les autres, plus leste et plus fort, plus débrouillard aussi (débrouillard et débrouillage sont deux mots qui résument presque à eux seuls toute la marine ; ils n’ont pas d’équivalents académiques.)

Moyennant salaire, ce Barrada professait à bord tous les genres d’exercices en usage parmi les matelots : boxe, canne, chausson, avec la gymnastique par-dessus le marché, et le chant, et la danse. Souple comme un clown ; l’ami de tous les hercules de foire posant chez des sculpteurs ; luttant pour de l’argent chez des saltimbanques.

Au premier rang dans les fêtes de matelots, mais toujours en invité ; buvant beaucoup, mais ne payant pas ; buvant beaucoup, mais jamais trop, et passant au milieu de toutes les bacchanales, aussi droit, aussi souriant, aussi frais.

Il avait à tout des reparties gouailleuses que d’autres n’auraient pas trouvées ; l’accent gascon les rendait plus drôles ; et puis il terminait ses phrases par une espèce de son à lui : un demi-rire qui résonnait dans sa poitrine profonde comme ce rauquement des lions qui bâillent.

D’ailleurs, bon, reconnaissant, serviable pour tous et fidèle à ses amis ; n’ayant jamais qu’une parole et répondant toujours avec la franchise renversante des enfants terribles.

Faisant argent de tout, par exemple, même de sa beauté à l’occasion. Et cela, naïvement, avec sa bonhomie de sauvage ; tellement, que les autres, qui le savaient, lui pardonnaient comme à un plus enfant qu’eux. Yves se bornait à dire :

« Oh ! ça n’est pas joli, Barrada, je t’assure… » et ne lui en voulait pas non plus.

Tout cela s’amassait, s’amassait, se condensait en grosses pièces d’or cousues contre ses reins dans une ceinture de cuir. Et c’était pour en arriver, après son rengagement de cinq ans, à épouser une petite Espagnole, qui faisait des modes, à Bordeaux, dans un beau magasin du passage Sainte-catherine ; petite ouvrière très raffinée, dont il portait toujours sur lui une photographie de profil, avec des cheveux coupés sur le front et une élégante toque en fourrure, ornée d’une aile d’oiseau.

« Que voulez-vous ! C’est une amitié d’enfance ! » disait-il, comme s’il eût été nécessaire de s’en excuser.

Et, en attendant cette petite fiancée, il s’abandonnait à beaucoup d’autres par intérêt souvent, quelquefois aussi par vraie bonté d’âme, à la manière d’Yves, pour ne pas faire de la peine.

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