XXVII

En mer, mai 1877.

Depuis deux jours, la grande voix sinistre gémissait autour de nous. Le ciel était très noir ; il était comme dans ce tableau où le poussin a voulu peindre le déluge ; seulement toutes les nuées remuaient, tourmentées par un vent qui faisait peur.

Et cette grande voix s’enflait toujours, se faisait profonde, incessante ; c’était comme une fureur qui s’exaspérait. Nous nous heurtions dans notre marche à d’énormes masses d’eau, qui s’enroulaient en volutes à crêtes blanches et qui passaient avec des airs de se poursuivre ; elles se ruaient sur nous de toutes leurs forces : alors c’étaient des secousses terribles et de grands bruits sourds.

Quelquefois la Médée se cabrait, leur montait dessus, comme prise, elle aussi, de fureur contre elles. Et puis elle retombait toujours, la tête en avant, dans des creux traîtres qui étaient derrière ; elle touchait le fond de ces espèces de vallées qu’on voyait s’ouvrir, rapides, entre de hautes parois d’eau ; et on avait hâte de remonter encore, de sortir d’entre ces parois courbes, luisantes, verdâtres, près de se refermer.

Une pluie glacée rayait l’air en longues flèches blanches, fouettait, cuisait comme des coups de lanières. Nous nous étions rapprochés du nord, en nous élevant le long de la côte chinoise, et ce froid inattendu nous saisissait.

En haut, dans la mâture, on essayait de serrer les huniers, déjà au bas ris ; la cape était déjà dure à tenir, et maintenant il fallait, coûte que coûte, marcher droit contre le vent, à cause de terres douteuses qui pouvaient être là, derrière nous.

Il y avait deux heures que les gabiers étaient à ce travail, aveuglés, cinglés, brûlés par tout ce qui leur tombait dessus, gerbes d’écume lancées de la mer, pluie et grêle lancées du ciel ; essayant, avec leurs mains crispées de froid qui saignaient, de crocher dans cette toile raide et mouillée qui ballonnait sous le vent furieux.

Mais on ne se voyait plus, on ne s’entendait plus.

On en aurait eu assez rien que de se tenir pour n’être pas emporté, rien que de se cramponner à toutes ces choses remuantes, mouillées, glissantes d’eau ; – et il fallait encore travailler en l’air, sur ces vergues qui se secouaient, qui avaient des mouvements brusques, désordonnés, comme les derniers battements d’ailes d’un grand oiseau blessé qui râle.

Des cris d’angoisse venaient de là-haut, de cette espèce de grappe humaine suspendue. Cris d’hommes, cris rauques, plus sinistres que ceux des femmes, parce qu’on est moins habitué à les entendre ; cris d’horrible douleur : une main prise quelque part, des doigts accrochés, qui se dépouillaient de leur chair ou s’arrachaient ; – ou bien un malheureux, moins fort que les autres, crispé de froid, qui sentait qu’il ne se tenait plus, que le vertige venait, qu’il allait lâcher et tomber.

Et les autres, par pitié, l’attachaient, pour essayer de l’affaler jusqu’en bas.

… Il y avait deux heures que cela durait ; ils étaient épuisés ; ils ne pouvaient plus. Alors on les fit descendre, pour envoyer à leur place ceux de bâbord qui étaient plus reposés et qui avaient moins froid.

… Ils descendirent, blêmes, mouillés, l’eau glacée leur ruisselant dans la poitrine et dans le dos, les mains sanglantes, les ongles décollés, les dents qui claquaient. Depuis deux jours on vivait dans l’eau, on avait à peine mangé, à peine dormi, et la force des hommes diminuait.

C’est cette longue attente, cette longue fatigue dans le froid humide, qui sont les vraies horreurs de la mer. Souvent les pauvres mourants, avant de rendre leur dernier cri, leur dernier hoquet d’agonie, sont restés des jours et des nuits, trempés, salis, couverts d’une couche boueuse de sueur froide et de sel, d’un magma de mort.

… Le grand bruit augmentait toujours. Il y avait des moments où ça sifflait aigre et strident, comme dans un paroxysme d’exaspération méchante : et puis d’autres où cela devenait grave, caverneux, puissant comme des sons immenses de cataclysme. Et on sautait toujours d’une lame à l’autre, et, à part la mer qui gardait encore sa mauvaise blancheur de bave et d’écume, tout devenait plus noir. Un crépuscule glacial tombait sur nous ; derrière ces rideaux sombres, derrière toutes ces masses d’eau qui étaient dans le ciel, le soleil venait de disparaître, parce que c’était l’heure ; il nous abandonnait, et il allait falloir se débrouiller dans cette nuit…

… Yves était monté avec les bâbordais dans ce désarroi de la mâture, et alors je regardais en haut, aveuglé moi aussi, ne percevant plus que par instants la grappe humaine en l’air.

Et tout à coup, dans une plus grande secousse, la silhouette de cette grappe se rompit brusquement, changea de forme ; deux corps s’en détachèrent, et tombèrent les bras écartés dans les volutes mugissantes de la mer, tandis qu’un autre s’aplatit sur le pont, sans un cri, comme serait tombé un homme déjà mort.

« Encore le marchepied cassé ! » dit le maître de quart, en frappant du pied avec rage. « Du filin pourri, qu’ils nous ont donné dans ce sale port de Brest ! Le grand Kerboul, à la mer. Le second, qui est-ce ? »

D’autres, raccrochés par les mains à des cordages, un instant balancés dans le vide, remontaient maintenant, à la force des poignets, en se dépêchant, – très vite, comme des singes.

Je reconnus Yves, un de ceux qui grimpaient, – et alors, je repris ma respiration, que l’angoisse avait coupée.

Ceux qui étaient à la mer, on jeta bien des bouées pour eux, – mais à quoi bon ? – on aimait encore mieux ne plus les voir reparaître, car alors, à cause de ce danger de tomber en travers à la lame, on n’aurait pas pu s’arrêter pour les reprendre, et il aurait fallu avoir ce courage horrible de les abandonner. Seulement on fit l’appel de ceux qui restaient, pour savoir le nom du second qu’on avait perdu : c’était un petit novice très sage, que sa mère, une veuve déjà âgée, était venue recommander au maître avant le départ de France.

L’autre, celui qui s’était écrasé sur le pont, on le descendit tant bien que mal, à quatre, en le faisant encore tomber en route ; on le porta dans l’infirmerie, qui était devenue un cloaque immonde, où bouillonnaient deux pieds d’eau boueuse et noire, avec des fioles brisées, des odeurs de tous les remèdes répandus. Pas même un endroit où le laisser finir en paix ; la mer n’avait seulement pas de pitié pour ce mourant, elle continuait de le faire danser, de le sauter de plus belle. Il avait retrouvé une espèce de son de la gorge, un râlement qui sortait encore, perdu dans tous les grands bruits des choses. On aurait peut-être pu le secourir, prolonger son agonie, avec un peu de calme. Mais il mourut là assez vite, entre les mains d’infirmiers devenus stupides de peur, qui voulaient le faire manger.

Huit heures du soir. – À ce moment, la charge du quart était lourde, et c’était à mon tour de la prendre.

On se tenait comme on pouvait. On ne voyait plus rien. On était au milieu de tant de bruit, que la voix des hommes semblait n’avoir plus aucun son ; les sifflets d’argent, forcés à pleine poitrine, perçaient mieux, comme des chants flûtés de tout petits oiseaux.

On entendait des coups terribles frappés contre les murailles du navire comme par des béliers énormes. Toujours les grands trous d’eau qui se creusaient, tout béants, partout ; on s’y sentait jeté, tête baissée, dans la nuit profonde. Et puis une force vous heurtait d’une poussée brutale, vous relançait très haut en l’air, et toute la Médée vibrait, en ressautant, comme un monstrueux tambour. Alors, on avait beau se cramponner, on se sentait rebondir, et vite on se recramponnait plus fort, en fermant la bouche et les yeux, parce qu’on devinait d’instinct, sans voir, que c’était le moment où une épaisse masse d’eau allait balayer l’air, et peut-être vous balayer aussi.

Toujours cela recommençait, ces chutes en avant, et puis ces sauts avec l’affreux bruit de tambour.

Et, après chacun de ces chocs, il y avait encore des ruissellements de l’eau qui retombait de partout, et mille objets qui se brisaient, mille cassons qui roulaient dans l’obscurité, tout cela prolongeant en queue sinistre l’effroi du premier grand bruit.

… Et les gabiers, et mon pauvre Yves, que faisaient-ils là-haut ? Les mâts, les vergues, on les apercevait par instants, dans le noir, en silhouettes, quand on pouvait encore regarder à travers cette douleur cuisante que causait la grêle ; on apercevait ces formes de grandes croix, à deux étages comme les croix russes, agitées dans l’ombre avec des mouvements de détresse, des gestes fous.

« Faites-les descendre », me dit le commandant, qui préférait le danger de ce hunier non serré à la peur de perdre encore des hommes.

Je le donnai vite, avec joie, cet ordre-là. Mais Yves, d’en haut, me répondit à l’aide de son sifflet, que c’était presque fini ; plus que la jarretière du point, qui était cassée, à remplacer par un bout quelconque, et puis ils allaient tous descendre, ayant serré leur voile, achevé leur ouvrage.

… Après, quand ils furent tous en bas et au complet, je respirai mieux. Plus d’hommes en l’air, plus rien à faire là-haut, plus qu’à attendre. Oh ! Alors, je trouvai qu’il faisait presque beau, qu’on était presque bien sur cette passerelle, à présent qu’on m’avait enlevé le poids si lourd de cette inquiétude.

Share on Twitter Share on Facebook