XXVIII

Minuit, – la fin du quart, – l’heure d’aller se chercher un abri.

En bas, dans la batterie calfeutrée, c’était la tempête avec ses dessous de misère, avec ses réalités pitoyables.

D’un bout à l’autre, on voyait cette sorte de longue halle sombre, à demi éclairée par des fanaux qui vacillaient. Les gros canons, appuyés sur leurs jambes de force, se tenaient tant bien que mal, cordés par des câbles de fer. Et tout ce lieu remuait ; il avait les mouvements d’une chose qu’on secouerait dans un crible, qu’on secouerait sans trêve, sans merci, perpétuellement, avec une rage aveugle ; il craquait de partout, il avait des tressaillements de chose animée qui souffre, tiraillé, exténué, comme près de s’éventrer et de mourir.

Et les grandes eaux du dehors, qui voulaient entrer, filtraient çà et là en filets, en gerbes sinistres.

On se sentait soulevé si vite, que les jambes pliaient, – et puis les choses se dérobaient, les choses s’enfonçaient sous les pas, – et on descendait avec tout, en se raidissant malgré soi comme pour une espèce de résistance.

Il y avait des sons aigres, faux, étonnants, qui sortaient de partout ; toute cette membrure en forme d’oiseau de mer qui était la Médée se disjoignait peu à peu, en gémissant sous l’effort terrible. Et, dehors, derrière le mur de bois, toujours le même grand bruit sourd, la même grande voix d’épouvante.

Mais tout tenait bon quand même : la longue batterie demeurait intacte, on la voyait toujours, d’un bout à l’autre, par moment toute penchée, à demi retournée, ou bien se redressant toute droite avec une secousse, ayant l’air plus longue encore dans cette obscurité où les fanaux étaient perdus, paraissant se déformer et grandir, dans tout ce bruit, comme un lieu vague de rêve…

Au plafond très bas étaient pendues d’interminables rangées de poches en toile gonflées toutes par un contenu lourd, ayant l’air de ces nids que les araignées accrochent aux murailles, – des poches grises enfermant chacune un être humain, des hamacs de matelots.

Çà et là, on voyait pendre un bras, ou une jambe nue. Les uns dormaient bien, épuisés par les fatigues ; d’autres s’agitaient et parlaient tout haut dans de mauvais songes. Et tous ces hamacs gris se balançaient, se frôlaient dans un mouvement perpétuel ; ou bien se heurtaient durement, et les têtes se blessaient.

Sur le plancher, au-dessous des pauvres dormeurs, c’était un lac d’eau noire qui roulait de droite et de gauche, entraînant des vêtements souillés, des morceaux de pain ou de biscuit, des soupes chavirées, toute sorte de détritus et de déjections immondes. Et, de temps en temps, on voyait des hommes hâves, défaits, demi-nus, grelottants avec leur chemise mouillée, qui erraient sous ces rangées de hamacs gris, cherchant le leur, eux aussi, cherchant leur pauvre couchette suspendue, leur seul gîte un peu chaud, un peu sec, où ils allaient trouver une espèce de repos. Ils passaient en titubant, s’accrochant pour ne pas tomber, et heurtant de la tête ceux qui dormaient : chacun pour soi en pareil cas, on ne prend plus garde à personne. Leurs pieds glissaient dans les flaques d’eau et d’immondices ; ils étaient insouciants de leur malpropreté comme les animaux en détresse.

Une buée lourde à respirer emplissait cette batterie ; toutes ces ordures qui roulaient par terre donnaient l’impression d’un repaire de bêtes malades, et on sentait cette puanteur âcre qui est particulière aux bas-fonds des navires pendant les mauvais jours de la mer.

À minuit, Yves, lui aussi, descendit dans la batterie avec les autres gabiers de bâbord ; ils avaient fait un supplément de quart d’une heure, à cause des embarcations qu’il avait fallu ressaisir. Ils se coulèrent par le panneau entre-bâillé qui se referma sur eux et vinrent se mêler à cette misère flottante.

Ils avaient passé cinq heures à leur rude travail, balancés dans le vide, éventés par les grands souffles furieux de là-haut, et tout trempés par cette pluie fouettante qui leur avait brûlé le visage. Ils firent une grimace de dégoût en pénétrant dans ce lieu fermé où l’air sentait la mort.

Yves disait, avec son grand air dédaigneux :

« Pour sûr, c’est encore ces Parisiens qui nous ont apporté la peste ici. »

Ils n’étaient pas malades, eux qui étaient de vrais matelots ; ils avaient encore la poitrine dilatée par tout ce vent de la hune, et la fatigue saine qu’ils venaient d’endurer allait leur donner un peu de bon sommeil.

Ils marchaient sur les boucles, sur les taquets, sur les bouts des affûts, avec précaution, pour éviter l’eau boueuse et les ordures, – posant leurs pieds nus sur toutes les saillies, se perchant avec des frayeurs de chatte. Près de leurs hamacs, ils se déshabillèrent, suspendant leurs bonnets, suspendant leurs grands couteaux à chaîne de cuir, leurs vêtements trempés, suspendant tout, et se suspendant eux-mêmes ; et, quand ils furent nus, ils époussetèrent de la main un peu d’eau qui ruisselait encore sur leur poitrine dure.

Après quoi, ils s’enlevèrent au plafond avec une légèreté de clown, et s’étendirent, tout contre les poutres blanches, dans leur étroite couchette de toile. En haut, au-dessus d’eux après chaque grande secousse, on entendait comme le passage d’une cataracte ; c’étaient les lames, les grandes masses d’eau qui balayaient le pont. Mais la rangée de leurs hamacs prit quand même le balancement lourd des rangées voisines en grinçant sur les crocs de fer, et eux s’endormirent profondément au milieu du grand bruit terrible.

… Bientôt, autour du hamac d’Yves, les femmes birmanes vinrent danser. Au milieu du nuage d’encens, rendu plus ténébreux par le rêve, elles arrivèrent l’une après l’autre avec leur sourire mort, en d’étranges costumes de soie, toutes couvertes de pierreries.

Elles balançaient leurs hanches mollement, au son du gong, tenant leurs mains en l’air et leurs doigts écartés comme les fantômes. Elles avaient des contournements épileptiques des poignets, qui faisaient s’enchevêtrer leurs longues griffes enfermées dans des étuis d’or.

Le gong, c’était la tempête qui en jouait, dehors, contre les murailles…

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