XII

« Cela passera, dit-il avec un grand calme et l'air de penser à autre chose.

– Mais je le sais bien, que cela passera ! Ne faites donc pas le garçon stupide, Plumkett, vous qui comprenez. À la fin, vous êtes irritant, je vous assure. Cela passera, c'est incontestable, et même cela ne serait jamais venu, sans son pauvre petit baiser d'adieu. Je puis vous dire aussi très positivement vu le peu de racine que cela a eu le temps de prendre que, dans trois jours, il n'y aura plus rien. »

Mais c'est cette certitude qui est triste, et aussi ce cynisme tranquille avec lequel tous les deux nous en parlons.

Plumkett et moi, nous faisons les cent pas, tournant comme deux automates au même point et sur le même pied, ce qui est une habitude de marins.

Nous ne nous disons plus rien, ce qui est devenu une habitude à nous, après nous être trop parlé. En effet, nous nous connaissons si bien, et nos pensées se ressemblent tellement, que ce n'est même plus la peine de perdre du temps à nous contredire pour essayer de nous donner le change.

En vérité, il y a des instants où c'est une gêne et une fatigue de tant se connaître ; on ne sait plus par où se prendre pour se trouver encore quelque chose de neuf.

Le navire file doucement dans tout ce bleu de la Méditerranée, et le beau soleil de dix heures inonde nos tentes blanches… Quoi de commun entre cette petite créature arabe et moi-même ?… Parce qu'elle était jolie, nous avons été rapprochés par une de ces attractions aussi anciennes que le monde et aussi inexplicables que lui.

Et ce regret d'un moment, qu'elle me laisse et qui va finir, est pour moi un mystère sombre, parce qu'il ressemble terriblement à des regrets déchirants que j'ai éprouvés pour d'autres, et qui sont passés aussi.

C'est la même chose, tout cela, quoi qu'on en dise et comment qu'on l'appelle ; cela procède des mêmes causes, aveugles et matérielles, pour aboutir aux mêmes fins. L'amour, le grand amour, dont nous cherchons à faire quelque chose de divin et de sublime, il est tellement pareil, hélas ! à celui qu'on achète en passant, que leur grande parenté me fait peur…

« Elle était bien jolie, avouez-le, Plumkett ! ? ? ?… L'air d'une sauterelle ! »

Plumkett a toujours le mot très juste pour désigner certaines affinités que peuvent avoir les gens avec les bêtes ou les choses. Cela m'irrite qu'il soit précisément tombé sur ce mot de sauterelle, qui a du vrai, et que j'avais trouvé, moi aussi.

Ses grands yeux, sa maigreur de petite fille, l'élasticité, la détente jeune et brusque de ses membres, sa légèreté de bayadère… à cause de tout cela, je lui avais donné, moi aussi, ce nom de sauterelle (Djeradah, en arabe), dans son acception la plus ensoleillée et la plus jolie.

Pauvre petite sauterelle du désert, égarée sur les pavés d'Oran et destinée à la fange finale, qui sait ce qu'elle aurait pu devenir, élevée ailleurs que dans la rue, à la merci des zouaves ? Et alors son baiser et son adieu me revenaient encore en tête, me jetant dans une rêverie triste.

Mystère que tout cela, enchantement des sens et du soleil. Car, après tout, si elle n'avait pas été jolie, et sans ce printemps arabe, est-ce que jamais je me serais soucié d'elle ? Tout n'est bien que charme du regard et charme de la forme, choses que le temps vient faner d'abord, et après, pourrir…

En haut, sur nos têtes, nous brûlant à travers les tentes blanches, il y avait ce soleil, radieux, éternel, que j'ai vu, partout et toujours, sourire de son même sourire de sphinx, sur les regrets vagues qui ne durent pas, comme sur les grands déchirements et les grands désespoirs, qui, hélas ! passent aussi.

Il m'a toujours attiré irrésistiblement, ce soleil ; je l'ai cherché toute ma vie, partout, dans tous les pays de la terre. Encore plus que l'amour, il change les aspects de toute chose, et j'oublie tout pour lui quand il paraît. Et, dans certaines contrées de l'Orient, dans le grand ciel éternellement bleu, jamais adouci, jamais voilé, sa présence continuelle me cause une mélancolie inexprimable, plus intime et plus profonde que la tristesse des brumes du Nord.

Mais c'est en Afrique, dans les sables de la grande Mer-sans-Eau, que je me suis senti le plus étrangement près de sa personnalité dévorante.

Il est mon Dieu ; je le personnifie et l'adore dans sa forme la plus ancienne et par suite la plus vraie, la plus terrible aussi et la plus implacable : Baal !… Et, même aujourd'hui, le Baal que je conçois, c'est Baal Zéboub, le Grand Pourrisseur.

J'ai vu les vieux temples de l'Amérique australe, où on l'adorait sous une espèce moins compréhensible pour nos intelligences de l'ancien monde ; je l'ai cherché aussi là, dans les sanctuaires détruits, entre les murs couverts de bas-reliefs mystérieux, vestiges d'une antiquité qui n'est pas la nôtre et qu'on ne connaît plus. Mais non, celui-là était un Baal étranger et lointain ; je ne le saisissais plus, ce soleil qui a fait éclore les races humaines à peau jaune et à peau rouge, et toute la nature de ces régions par trop éloignées. Et, là, en cherchant à embrasser mon Dieu, je me sentais me perdre et m'abîmer dans une sorte de vide et de terreur sans nom.

C'est dans notre vieux monde à nous, que je puis un peu le sentir et le comprendre, le Baal créateur et pourrisseur, quand il se lève, dans le ciel toujours profond et bleu, au-dessus des villes blanches et mortes de l'islam, ou des grandes ruines de cet Orient qui est notre berceau. Surtout, quand il passe sur l'Afrique musulmane et sur l'infini des sables du Sahara ; et, plus tard, lorsque je sentirai approcher la pâle vieillesse, c'est dans ce grand désert que j'irai lui porter mes ossements à blanchir.

… Ce que je dis là n'est plus intelligible pour personne. Même cet ami qui marche près de moi, et qui sait lire mes pensées les plus secrètes, ne me comprendrait plus. Ce sont des intuitions mystérieuses, venues je ne sais d'où, qui par instants m'échappent à moi-même ; j'ose à peine les formuler et les écrire…

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