XIII

20 juin 1880

Un an plus tard, dans mon pays. La splendeur de juin.

J'étais revenu depuis deux jours au foyer. Assis dans la cour, sous des vignes et des chèvrefeuilles, dans un coin d'ombre, je regardais Suleïma (la tortue) trotter au soleil sur les pavés blancs.

C'étaient encore les premiers moments de cette grande joie du retour.

Car cette joie qu'on a eue d'abord à embrasser sa mère, et à revoir ceux qu'on aime même les fidèles domestiques qui ont fini par devenir de la maison et qu'on embrasse aussi, cette joie est prolongée ensuite par une foule de petits détails tout à fait inconnus à ceux qui ne sont jamais partis. Il faut au moins trois ou quatre jours pour retrouver l'une après l'autre les mille petites choses douces et les habitudes oubliées du foyer.

Et puis on regarde partout : les rosiers ont poussé, toutes mes plantes ont encore grandi, c'est plus touffu, et sur les pierres il y a plus de mousse. Dans les appartements, on fouille les coins et recoins, pour revoir un tas de choses qui sont des souvenirs d'enfance, ou des souvenirs qu'on avait rapportés d'ailleurs même des fleurs séchées qui habitent dans des tiroirs.

Il y a aussi les vêtements de maison, en toile, qu'on se dépêche de reprendre. Toujours les mêmes, ceux-là, depuis plusieurs années ; je prie instamment qu'on ne me les change pas, bien qu'ils ne soient plus absolument présentables, parce que je me retrouve plus enfant, dès que je les ai remis sur moi.

Assis dans la cour, dans mon coin d'ombre, je regardais Suleïma, qui passait dans le soleil, en marchant très vite comme une tortue qui a quelque chose de pressé à faire.

Et je me rappelais cette question entendue autrefois, un triste soir de mars : « Dis-moi, petit, la tortue est-elle éveillée ? »

Elle n'est plus là, la pauvre grand-tante qui l'avait prononcée, cette phrase ; en mon absence, elle a quitté la terre.

Au retour, j'ai trouvé son grand fauteuil vide, roulé au mur, recouvert d'une housse blanche, immaculée, comme ces voiles qu'on jette sur les morts.

Elle avait bien pleuré, cette dernière fois, en me disant adieu, toute courbée entre ses oreillers, pressentant qu'elle ne me reverrait plus.

Sa place au foyer était une place à part, et elle y laisse un vide particulier. C'est quelque chose du passé qui s'en est allé ; ce sont des liens avec les jours d'autrefois qui se sont rompus. Elle était une personne d'un autre siècle ; nulle part il n'y avait par le monde une intelligence contemporaine de la sienne, demeurée si fine, si vive et si profonde.

Et, à présent, celle flamme qui avait tant duré s'est éteinte, ou s'en est allée brûler ailleurs dans des régions mystérieuses…

J'ai le cœur bien serré du départ de ma vieille tante…

Elle était très réveillée aujourd'hui, la tortue. Elle traînait vivement sa carapace trop lourde sur ses petites pattes ayant forme de pieds lilliputiens d'hippopotame, et s'en allait la tête en l'air, en regardant de droite et de gauche. Sur les pavés blancs, sur les petits rochers, elle marchait en zigzags, heurtant les pots de fleurs par maladresse, ou disparaissant le long du mur au midi derrière les beaux cactus à fleurs rouges. Sous ce soleil, aussi chaud assurément que celui de son pays, elle s'imaginait sans doute avoir retrouvé une Algérie en miniature.

Comme moi, quand j'étais tout enfant, j'avais ici des petits recoins qui me représentaient le Brésil, et où j'arrivais vraiment à avoir des impressions et des frayeurs de forêt vierge, l'été, quand ils étaient bien ensoleillés et bien touffus.

Ma chatte Moumoutte s'occupait beaucoup de Suleïma ; elle la guettait par farce, au débouché de ces pots de fleurs ; sautait dessus tout à coup, le dos renflé et la queue de côté, avec un air plaisant, et donnait un coup de patte sur le dos de bois de cette camarade inférieure. Ensuite elle venait à moi en me regardant, comme pour me dire : « Crois-tu qu'elle est drôle, cette bête ; depuis déjà pas mal d'étés que nous nous connaissons, je n'en suis pas encore revenue, de l'étonnement qu'elle me cause ! » Et puis elle se couchait, câline, prenant un air de fatigue extrême, et bondissait tout à coup, les oreilles droites, les yeux dilatés, quand quelque pauvre petit lézard gris, craintif, avait remué dans le lierre des murs…

Il y a des années que je connais ce manège de chatte et de tortue, au milieu de ces mêmes cactus ; tout ce petit monde de bêtes et de plantes continue son existence tranquille au foyer, tandis que, moi, je m'en vais au loin, courir et dépenser ma vie ; tandis que les figures vénérées et chéries qui ont entouré mon enfance disparaissent peu à peu, et font la maison plus grande et plus vide…

Et tous ces bruits d'été dans cette cour, comme ils sont toujours les mêmes ! Les bourdonnements légers des moucherons qui dansent dans l'air tiède, les poules qui causent dans le jardin de nos voisins, et les hirondelles qui chantent à pleine gorge, là-haut, sur les arrêtoirs des contrevents de ma chambre.

Mon Dieu, comme j'aime tout cela ; comme on est bien ici, et quelle chose fatale que cette envie qui me prend toujours de repartir…

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