II

Samedi, 23 novembre 1901.

Environ trente-cinq ans plus tard.

Une pluie chaude, pesante, torrentielle, se déverse de nuages plombés, inonde les arbres et les rues d’une ville coloniale qui sent le musc et l’opium. Des Annamites, des Chinois demi-nus circulent empressés, à côté de soldats de chez nous qui ont la figure pâlie sous le casque de liège. Une mauvaise chaleur mouillée oppresse les poitrines ; l’air semble la vapeur de quelque chaudière où seraient mêlés des parfums et des pourritures.

Et c’est Saigon, – une ville que je ne devais jamais voir, et dont le nom seul jadis me paraissait lugubre, parce que mon frère (mon aîné de quinze ans) était allé, comme tant d’autres de sa génération, y prendre les germes de la mort.

Aujourd’hui, il m’est depuis longtemps familier, ce Saigon d’exil et de langueur ; je crois même que je ne le déteste plus. Quand j’y étais venu pour la première fois – déjà un peu sur le tard de ma vie – combien j’avais trouvé son accueil tristement étrange et hostile ! Mais je me suis fait à son ciel plombé, à l’exubérance de ses malsaines verdures, à la bizarrerie chinoise de ses fleurs, à son isolement au milieu de plaines d’herbages semées de tombeaux, aux petits yeux de chat de ses femmes jaunes, à tout ce qui est sa grâce morbide et perverse. D’ailleurs, je m’y sens déjà des souvenirs, comme un semblant de passé ; j’y ai presque aimé, j’y ai beaucoup souffert. Et dans son cimetière immense, envahi d’herbes folles, j’ai conduit plusieurs de mes camarades de campagne.

À mes précédents séjours, nous étions sur un perpétuel qui-vive, pendant des expéditions de guerre, en Annam, au Tonkin ou en Chine ; impossible de trouver le temps d’une profonde plongée dans l’intérieur du pays, vers ces ruines d’Angkor. Mais enfin, pour une fois, à Saigon me voilà au calme ; notre action maritime étant terminée dans le golfe de Pékin, le lourd cuirassé que j’habite est certainement amarré ici pour plus d’un mois, contre le quai nostalgique, près de cet arsenal morne et quasi abandonné où le sol est rouge comme de la sanguine sous des feuillées trop magnifiquement vertes.

Et c’est ce soir, après de si longues années d’attente, que je pars cependant pour ma visite aux grandes ruines. La pluie tombe sur Saigon, diluvienne comme d’habitude ; tout ruisselle d’eau chaude. Une voiture m’emmène au chemin de fer (il commence banalement, mon voyage) et fait jaillir à flots une boue rougeâtre, sur les torses nus des passants ou sur leurs habits de toile blanche. Autour de la gare, des quartiers où l’on se croirait en pleine Chine, bien plutôt qu’en une colonie française.

Le train part. Dans les wagons, on étouffe malgré l’arrosage de l’averse. Au crépuscule, qui est plus hâtif sous les épais nuages, il nous faut traverser d’abord de mélancoliques étendues d’herbe, que jalonnent tant de vieux mausolées chinois couleur de rouille ; toute la Plaine des Tombeaux, où déjà l’on y voit gris ; n’était cette chaleur persistante, le soir de novembre sur ce steppe exotique serait pareil aux plus brumeux soirs de chez nous. Et ensuite la nuit nous prend, dans l’infini des rizières…

Après deux heures de course, le train s’arrête ; nous sommes à Mytho et c’est la tête de ligne, la fin de ce modeste petit chemin de fer colonial. Ici, changement à vue, comme il arrive en ces régions ; tous les nuages ont fondu au ciel, et le bleu nocturne s’étend limpide, merveilleux, avec son semis d’étoiles. Nous sommes auprès d’un grand fleuve tranquille, le Mékong ; pour me porter d’abord au Cambodge, en remontant ces eaux, une mouche à vapeur doit m’attendre par là, non loin. La route qui m’y conduit, le long de la berge, est comme l’avenue d’un parc soigné ; mais les arbres, qui la couvrent de leurs branches, sont plus grands que les nôtres, et les lucioles y font danser partout leurs feux légers. Paix et silence ; le lieu serait adorable, sans cette lourdeur de l’air toujours, et ces senteurs alanguissantes. Quelques lumières, en ligne parmi la verdure, indiquent les rues, les allées plutôt, de l’humble ville provinciale qui fut tracée d’un seul coup sur la plaine unie. Et comment dire la tristesse, le recueillement songeur, pendant les nuits, de ces coins de France, de ces semblants de patrie égarés au milieu de la grande brousse asiatique, isolés de tout, même de la mer… Par petits groupes, des soldats en vêtements de toile blanche font dans ce chemin leur monotone promenade des soirs, et, en les croisant, je distingue des voix qui ont l’accent de Gascogne, d’autres de ma province natale ; pauvres garçons, que des mamans anxieuses attendent au foyer trop lointain, et qui vont consumer ici une ou deux des plus belles années de leur vie ! Peut-être y laisseront-ils de ces métis, qui peu à peu infiltrent le sang français à cette inassimilable race jaune : ensuite ils rentreront chez eux, anémiés pour longtemps par ce climat ; ou bien n’y rentreront pas, mais s’en iront dormir avec des milliers d’autres dans la terre rouge de ces cimetières, – qui sont inquiétants d’être si vastes et si envahis d’herbes folles…

La mouche à vapeur appareille dès que je suis à bord ; nous commençons à remonter le Mékong, suivant de près les rives où les arbres tendent comme un rideau intensément noir, et où les lucioles continuent leur danse d’étincelles. Avant d’atteindre la lisière des forêts du Siam, j’aurai à traverser tout l’État du Cambodge ; mais je m’arrêterai à Pnom-Penh, la capitale du bon roi Norodon, où j’arriverai dans la nuit de demain.

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