III

Dimanche, 21 novembre 1901.

Mon petit bateau à vapeur toute la nuit a refoulé le courant du fleuve majestueux, et marché vers le Nord. Le lever du jour nous trouve continuant la même navigation paisible, le long de cette brousse indo-chinoise dont les interminables rideaux étaient si noirs sous les étoiles, mais sont devenus si éclatants sous le soleil. Des bananiers, des cocotiers, des palétuviers, des bambous, des joncs, serrés les uns aux autres en masse compacte et sans fin. À première vue, on croirait qu’il est inhabité, ce pays ; à mieux regarder, cependant, on s’aperçoit combien son opulent manteau vert est déjà sournoisement travaillé en dessous par le microbe humain. De distance en distance, des espèces de foulées, comme en tracent les fauves, débouchent de dessous bois et vont au fleuve ; c’est elles qui dénoncent d’abord la présence des villages ; quand on passe tout auprès, des puanteurs animales viennent se mêler aux senteurs des plantes ; de pauvres cabanes se révèlent, blotties parmi les branches, et des hommes apparaissent, bien humbles et comme négligeables sous l’éternelle verdure souveraine. Annamites grêles, au torse couleur de safran. Jeunes filles souvent gracieuses de corps et de visage, mais repoussantes dès qu’elles sourient, à cause de ces dents laquées de noir qui font ressembler leur bouche à un trou sombre. Une très petite humanité enfantine et déjà vieillotte qui n’a guère évolué depuis l’ancêtre préhistorique, et que la puissante flore tropicale dissimule depuis des siècles dans ses feuillées.

Beaucoup de pirogues sur ce fleuve, des pirogues faites chacune d’un tronc d’arbre creusé. Et, partout contre les berges, des engins primitifs pour la pêche, sortes de claies en jonc, en bambou, affectant diverses formes singulières ; la plupart ressemblent à d’énormes cocons et sortent à peine du fouillis vert pour ne plonger qu’à moitié dans l’eau ; presque l’on s’imaginerait voir les chrysalides d’où naissent ces bonshommes jaunes : sortes de vers, de mites, qui rongent ici l’admirable revêtement des plaines. Et, en plus de tant de pièges tendus, il y a les innombrables oiseaux pêcheurs, aux longues pattes, au long cou, au long bec cruel toujours prêt à saisir. Hommes et échassiers guettent ces myriades de vies silencieuses, rudimentaires, qui passent dans le fleuve ; de toute antiquité leur chair s’est nourrie de la chair plus froide des poissons.

Plus d’une fois mon pilote s’égare, dans la monotonie de ses rives sans cesse pareilles ; il s’engage dans des petits affluents trompeurs, bordés toujours des mêmes rideaux de verdure. Et là nous nous échouons, il faut rebrousser chemin.

Sur le soir, le type humain change. Ces rares habitants des berges, entrevus dans les roseaux, ont le type plus hindou, plus aryen ; les yeux sont grands et droits, avec des sourcils bien dessinés ; des moustaches ombragent les lèvres des hommes. Les habitations changent en même temps, se font plus hautes, élevées sur pilotis. Nous ne sommes plus en Cochinchine ; nous venons d’entrer au Cambodge.

Et, à une heure après minuit, nous nous amarrons à un quai, devant la ville de Pnom-Penh qui dort sous les étoiles.

Share on Twitter Share on Facebook