V

Mardi, 26 novembre 1901.

À l’écart, sur la rive du fleuve, les vastes quartiers du roi s’étendent, environnés de silence ; avec leurs préaux dénudés, ils forment comme une sorte de clairière au milieu de ce pays, à côté de cette ville que les arbres envahissent, et les chemins de terre rougeâtre qui les entourent sont criblés de larges empreintes par la promenade quotidienne des éléphants.

Aujourd’hui, au premier soleil de six heures et demie du matin, errant seul, je franchis la porte d’une cour de ce palais, une cour qui est très grande et pavée de blanc ; au milieu, isolée dans ce vide si clair, une svelte pagode blanche et or, dont le toit se hérisse de pointes d’or ; et, isolés aussi sur les côtés de cette petite solitude, deux hauts clochetons d’or étonnamment aigus, que supportent des rocailles garnies d’orchidées et de mille plantes rares. Je n’aperçois personne nulle part. Mais le silence ici prend une forme spéciale ; un bruissement s’y mêle, en sourdine, sans le troubler, une vague musique aérienne que l’on ne définit pas tout de suite, – et c’est le concert des petites sonnettes argentines suspendues à chaque pointe des clochetons et des toits ; le moindre souffle qui passe les fait tinter doucement.

Elle est toute neuve, cette pagode ; elle éblouit par la blancheur de ses marbres, et ses ors étincellent. Ses fenêtres ont des couronnements d’or qui, sur le fond neigeux des murailles, se découpent comme de nettes joailleries et finissent en pointe de flèche. Quant à ses toits, couverts de céramiques dorées, ils ont des cornes à tous les angles, mais des cornes très, très longues, qui s’inclinent, se redressent, menacent en tous sens ! À côté de ces cornes-là, celles des pagodes chinoises vraiment paraîtraient rudimentaires, à peine poussées ; on dirait que plusieurs taureaux géants ont été décoiffés pour orner l’étrange temple. – Les différents peuples de race jaune restent hantés depuis des siècles par cette conception des toitures cornues sur leurs édifices religieux ; mais ce sont les Cambodgiens qui les dépassent tous en extravagance…

Des pas s’approchent, des pas lourds… Ah ! trois éléphants !… Sans prendre garde à moi ils traversent la cour, avec des airs entendus, empressés, comme des gens qui savent ce qu’ils ont à faire. Le bruit de leur marche et des sonnettes pendues à leur collier trouble une minute le concert éolien qui tombe discrètement d’en haut, et puis, dès qu’ils ont passé, revient ce musical silence, qui est adorable ici, dans la pureté et la quasi-fraîcheur du matin.

Les portes ouvertes de la pagode m’invitent à entrer.

À son plafond, à ses murailles, des ors trop vifs brillent partout, et mon pas résonne sur des plaques d’argent bien neuves, dont elle est entièrement dallée. Il y a donc encore à notre époque des pays où l’on songe à construire de tels sanctuaires !…

Presque aussitôt, par une porte différente, quatre petites créatures m’apparaissent, toutes jeunes, toutes menues, les cheveux coupés ras comme des garçons, et une fleur de gardénia piquée sur l’oreille. Les belles soies qui les couvrent, dessinant leurs gorges à peine formées, indiquent des femmes du palais, – sans nul doute des ballerines, puisqu’il n’y a guère que cela, paraît-il, à la cour du vieux roi Norodon. Au mouvement que je fais pour me retirer, elles répondent par un gentil signe timide, qui signifie : « Restez donc, vous ne nous gênez pas. » Et je les remercie d’un salut. Cette courtoisie humaine, que l’on nous a apprise aux deux bouts opposés du monde et dont nous venons de faire vaguement l’échange, est d’ailleurs notre seule notion commune… J’avais déjà rencontré dans ma vie bien des femmes-poupées, bien des femmes-bibelots, mais pas encore des Cambodgiennes chez elles, et je regarde celles-ci évoluer sur les dalles d’argent à pas silencieux, avec tant de grâce aisée et naïve ; leurs torses, tous leurs membres ont du être assouplis dès l’enfance par ces longues danses rituelles, qui sont d’usage ici, aux fêtes et aux funérailles. Qui les amène si matin vers ce temple, quel chagrin puéril ? Et quelles sortes de prières peuvent bien formuler leurs petites âmes, qui en ce moment se révèlent anxieuses dans leurs yeux ?…

La chaleur est déjà lourde quand je reviens au quartier des Français, pour chercher l’ombre à bord de mon petit bateau amarré contre la berge. Accablement et silence, dans ces rues si bien tracées mais vides, où l’herbe envahit les trottoirs. À part quelques forçats cambodgiens, tout nus, l’air nonchalant et heureux, qui arrosent les pelouses des jardins aux bizarres fleurs, je ne rencontre plus personne : la ville du roi Norodon va s’endormir jusqu’à la tombée du jour, sous l’éblouissement de son soleil. Et décidément ce petit coin de France, qui est venu se greffer là, ne semble pas viable, tant il a pris, en peu d’années, un air de vétusté et d’abandon.

 

À trois heures de l’après-midi, je fais appareiller pour continuer mon voyage vers les ruines d’Angkor, en remontant le cours du Mékong.

Aussitôt disparaît Pnom-Penh. Et la grande brousse asiatique recommence de nous envelopper entre ses deux rideaux profonds, en même temps que se révèle, partout alentour, une vie animale d’intensité fougueuse. Sur les rives, que nous frôlons presque, des armées d’oiseaux pêcheurs se tiennent au guet, pélicans, aigrettes et marabouts. Parfois des compagnies de corbeaux noircissent l’air. Dans le lointain, se lèvent des petits nuages de poussière verte, et, quand ils s’approchent, ce sont des vols d’innombrables perruches. Çà et là, des arbres sont pleins de singes, dont on voit les longues queues alignées pendre comme une frange à toutes les branches.

De loin en loin, des habitations humaines, en groupe perdu. Toujours un fuseau d’or les domine, pointant vers le ciel : la pagode.

Mes hommes ayant demandé de s’approvisionner de fruits pour la route, je fais arrêter, à l’heure du crépuscule, contre un grand village bâti sur pilotis tout au bord du fleuve. Des Cambodgiens souriants s’avancent aussitôt, pour offrir des cocos frais, des régimes de bananes. Et, tandis que les marchés se discutent, une énorme lune rouge surgit là-bas, sur l’infini des forêts.

La nuit vient quand nous nous remettons en route. Cris de hiboux, cris de bêtes de proie ; concert infini de toutes sortes d’insectes à musique, qui délirent d’ivresse nocturne dans les inextricables verdures.

Et puis, sur le tard, les eaux s’élargissent, tellement que nous ne voyons plus les rives : nous entrons dans le lac immense, formé ici chaque année, après la saison des pluies, par le puissant fleuve qui périodiquement inonde les plaines basses du Cambodge et une partie des forêts du Siam. Pas un souffle de brise. Comme sur de l’huile, nous traçons, en glissant sur ce lac de la fièvre, des plissures molles, que la lune argente. Et l’air tiède, que nous fendons vite, est encombré par des nuées de bestioles étourdies, qui s’assemblent en tourbillon à l’appel de nos lanternes et s’abattent en pluie sur nous : moucherons, moustiques, éphémères, scarabées ou libellules.

Vers minuit, alors que nous venions de nous endormir, fenêtres ouvertes et demi-nus, tout à coup nous arrive un essaim d’énormes scarabées noirs, bardés de piquants comme des châtaignes, mais d’ailleurs inoffensifs, qui se promènent en hâte, explorant notre poitrine et nos bras.

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