VI

Mercredi, 27 novembre 1901.

Sur le lac, grand comme une mer, voici le lever du soleil. Et en quelques minutes tout se colore. À l’horizon de l’Est, l’air limpide devient tout rose, et une ligne d’un beau vert chinois indique la continuation sans fin de la forêt noyée. Par contraste, du côté de l’Ouest – où la rive est trop lointaine pour être vue – il y a des amoncellements de choses sombres, chaotiques, terrifiantes, qui pèsent sur les eaux ; des choses qui se tiennent debout, ainsi que des blocs de montagnes, et se découpent aussi nettes que des cimes réelles dans le ciel pur, mais que l’on dirait prêtes à des écroulements formidables comme ceux des fins de monde ; l’ensemble de tout cela est raviné, creusé, tourmenté, avec des ténèbres dans les replis, avec des rougeurs de cuivre sur les saillies. Et juste au-dessus, comme posée, la vieille lune morte, la grande pleine lune couleur d’étain, commence à pâlir devant ce soleil qui surgit en face. Tout ce côté de l’Ouest serait à ne pas regarder, à faire peur, si l’on ne savait ce que c’est : un orage, d’aspect cent fois plus terrible que les nôtres, qui couve avec un air de dormir, et vraisemblablement n’éclatera pas.

C’est de là que nous étaient venues, sur la fin de la nuit, cette chaleur et cette sorte de tension électrique si énervantes ; avec l’habitude de ces climats, nous avions deviné, avant de le voir, qu’il y avait quelque part dans l’air un épouvantail de ce genre. Mais voici que cela se déforme, s’atténue, cesse de donner l’illusion de la consistance, et on respire mieux à mesure que tout achève de se dissoudre : des nuages quelconques à présent ; bientôt après, de simples vapeurs, qui restent pour embrumer chaudement la partie occidentale de cette petite mer, où nous passons seuls.

Pas une jonque en vue ; pas plus de trace de l’homme qu’avant son apparition dans la faune terrestre. Mais çà et là de longues traînées, d’un blanc rosé, font des marbrures sur les eaux verdâtres saturées de matières organiques, et ce sont des compagnies de pélicans qui dorment et se laissent flotter.

Jusqu’au milieu du jour, nous continuons de cheminer sur le lac inerte, qui a des luisances d’étain poli. À l’horizon de l’Est, une espèce de moutonnement vert se prolonge sans fin, toujours semblable à lui-même : grands arbres, qui baignent jusqu’aux branches et dont les dômes seulement émergent encore. Ce n’est qu’un faux rivage, puisque sous la verdure le lac ne cesse de s’étendre à d’imprécises distances ; ce n’est que la limite des eaux plus profondes, où la végétation perdrait pied.

Trente lieues, quarante lieues de forêt noyée défilent ainsi, tant que dure notre course paisible vers le Nord. Zone immense, inutilisable en cette saison pour l’homme, mais réservoir prodigieux de vie animale ; ombrages pleins d’embûches de guets-apens, de griffes, de becs féroces, de petites dents venimeuses, de petits dards aiguisés pour les piqûres mortelles. Des ramures plient sous le poids des graves marabouts au repos ; des arbres sont si chargés de pélicans que, de loin, on les croirait tout fleuris de grandes fleurs pâlement roses.

Aux instants où nous naviguons en frôlant presque cette forêt au vert éternel, les hôtes des branches s’épeurent, prennent leur vol. Et alors, de près, nous voyons des écheveaux de lianes, comme dévidés sur les arbres, les rattachant les uns aux autres, tellement que tout cela se tient pour ne former qu’une seule masse indémêlable.

À une heure, nous prenons notre mouillage, à l’ombre, dans une petite baie, enclose de folle verdure. C’est, paraît-il, le point où doivent venir me chercher les grands sampans commandés d’avance au chef du plus prochain village sur la route d’Angkor ; la mouche à vapeur qui m’a conduit jusque-là ne pourrait du reste s’avancer davantage sous bois.

Ils apparaissent vers six heures du soir, ces sampans à toiture, sortant l’un après l’autre de dessous les lianes en fouillis. Le grand soleil rouge vient de se coucher quand j’y prends place, avec mon serviteur français, mon interprète cambodgien, mon boy chinois, notre petit bagage de nomades. Et nous commençons de nous enfoncer à l’aviron dans le dédale des arbres, au cœur de la forêt noyée qui se referme sur nous, tandis que la nuit vient nous envelopper, presque soudaine, sans crépuscule.

La région que nous allons traverser n’est que pendant six mois par an transformée en lac ; bientôt les eaux se retireront, laissant reparaître la terre qui va hâtivement se couvrir d’herbages. Et les hommes reviendront bâtir des huttes pour la saison sèche, ramenant leurs troupeaux et suivis de l’inévitable cortège des tigres et des singes ; la vie pastorale reprendra pied ici, jusqu’aux pluies prochaines.

Tous ces grands arbres, immergés jusqu’à la naissance des branches, simulent dans l’obscurité nos chênes ou nos hêtres ; on dirait un pays inondé de nos climats, s’il n’y avait cette chaleur lourde, ces excès de senteurs, ces excès de bruissements partout, cette pléthore de sève et de vie. Le ciel s’est de nouveau rempli de nuées d’orage et l’air redevient accablant. Nuit sans étoiles et sans lune. Dans cette zone, point de silhouettes de palmes. Les énormes touffes noires, qui se suivent en procession indéfinie sur notre passage, rappellent les cimes de nos arbres, bien qu’elles soient d’essences inconnues ; on les voit, malgré la nuit, se dédoubler dans le miroir obscurci des eaux, et leurs vagues images renversées suffisent à maintenir pour nous le sentiment de l’inondation, de l’anormal, du cataclysme. À tout instant nous heurtons les feuillées épaisses, d’où retombent sur nos épaules des lézards qui dormaient, des éphémères par myriades, des petits serpents ou bien des sauterelles. Souvent nos rameurs s’égarent, s’interpellent en lugubres cris asiatiques, et changent de route. Les ruines auxquelles nous allons faire visite sont vraiment bien gardées, par une telle forêt…

Au bout de deux heures cependant nous réussissons à sortir de dessous bois, pour entrer dans un marécage, parmi des herbes géantes. Là, sommeille une rivière très étroite, dont nous commençons à remonter le cours, frôlés par les joncs, les plantes de toute sorte. Nuit de plus en plus noire. Au passage, nous faisons lever de grands oiseaux qui s’effarent, ou bien une loutre, ou quelque biche que l’on entend fuir avec des bonds légers. Et vers dix heures enfin, tandis que nos bateliers continuent de ramer sans arrêt, nous nous étendons sous nos moustiquaires, pour dormir aussitôt d’un confiant sommeil.

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