XIII

Octobre 1910.

Près de dix années encore ont passé sur ce pèlerinage. Et maintenant l’heure est venue très vite, à pas de loup, l’heure qui me semblait ne devoir jamais venir, l’heure crépusculaire de la vie où toutes les choses terrestres s’éloignent, diminuent, s’estompent en grisailles.

Après un peut-être dernier été lumineux passé en Orient, je suis rentré depuis ce matin dans ma maison familiale. Il fait beau aujourd’hui, dans ce coin de France où mes yeux s’ouvrirent, il fait calme sous un ciel bleu ; mais le soleil, resté clair et chaud, a cependant un commencement de pâleur qui sonne le déclin de la saison, qui ajoute à la mélancolie de mon retour.

Et voici que le hasard me ramène dans ce réduit qui fut mon « musée » d’enfant, – une chambrette dont je ne songe pour ainsi dire jamais plus à ouvrir la porte, mais que je laisse subsister comme lieu de souvenir ; les pauvres choses, qui me firent jadis tant songer à des pays lointains, s’y dessèchent et s’y émiettent dans leurs petites vitrines, comme des momies à l’abandon dans leur hypogée.

On y sent une odeur vieillotte de camphre, d’oiseaux empaillés, de je ne sais quoi de mort, et il y fait triste, ce soir, indiciblement… J’ouvre la fenêtre… Mais je crois que tout y est plus lugubre, au contraire, quand j’y ai fait pénétrer les rayons d’un soleil de soir d’octobre… Ah ! une guêpe y est entrée en même temps… Oui, je me rappelle qu’autrefois il y venait aussi beaucoup de guêpes, car ce cabinet donne sur des jardins, de vieux jardins de province un peu trop enclos, mais dont les murs sont tapissés de vignes et de rosiers…

J’y pense tout à coup ; ce numéro suranné d’une revue coloniale contenant les images qui furent les premières à me révéler les ruines d’Angkor, il doit être toujours là, derrière un rideau. Comment donc n’ai-je pas eu l’idée de le chercher à mon retour d’Extrême-Asie ? Je vais tenter de le trouver, dans ce recoin, sous la poussière déposée comme une impalpable cendre.

Elle fut certainement décisive, l’influence qu’exerça ce musée sur l’orientation de ma vie. Il en va de même pour la plupart des hommes, simples jouets de leurs impressions initiales ; des riens, longuement regardés au premier âge, suffisent pour infléchir, dans un sens ou dans un autre, toute la suite de leur destinée. Et ce soir – est-ce parce que je ne l’ai pas revu depuis de longs mois, ce minuscule musée – pour un peu ses sortilèges agiraient encore ; les pauvres choses de ses étagères me donneraient presque l’inquiétude et le frisson de pays inconnus, vers lesquels m’évader et courir… Quel mouvement puéril ! Mais c’est fini, tout cela ; de l’inconnu, il n’en existe plus, et j’ai vidé la coupe des aventures !… Derrière cette vitre, tel oiseau éclatant qui me faisait rêver des « colonies », mais j’ai erré au plus impénétrable des forêts qu’il habita. Telle humble calebasse aux dessins barbares, que je considérais comme une précieuse curiosité, mais j’ai vécu parmi les noirs Yoloffs qui excellent à les graver ainsi, à l’ombre de leurs toits de roseaux, devant leurs horizons de sables. Telle pagaie accrochée contre le mur et qui évoquait pour moi les « sauvages des îles », mais les Polynésiens m’ont appris à manœuvrer les pareilles, en camaraderie avec eux, dans leurs pirogues balancées sur les houles du Grand Océan… Alors, vraiment, ce n’était que ça, le monde ? Ce n’était que ça, la vie ?…

Ah ! j’ai retrouvé le numéro de la revue coloniale, révélateur d’Angkor. Sur le papier jauni, les images, combien elles sont imparfaites et maladroites, auprès des belles illustrations que l’on fait de nos jours ; c’est qu’elles datent déjà d’un demi-siècle, hélas ! Elles sont très fidèles cependant et voici bien les hauts donjons à silhouette de tiare, que maintenant j’ai contemplés en réalité, au soleil tropical ou sous les nuées des orages de là-bas. Dès que j’ai revu les si modestes gravures, tout de suite, bien entendu, les impressions de la première fois se représentent en foule à ma mémoire ; même ces phrases emphatiques d’Ecclésiaste qui avaient chanté alors dans ma tête d’enfant, je les retrouve comme si elles étaient d’hier ; « J’ai tout essayé, tout éprouvé… Au fond des forêts du Siam, j’ai vu l’étoile du soir se lever sur les ruines de la mystérieuse Angkor… »

Eh ! Mais c’est aujourd’hui ce morne retour au foyer dont j’avais eu le pressentiment si net, le retour suprême, avec une âme très lasse et des cheveux blanchissants ! Il n’y a pas d’illusion à se faire, c’est aujourd’hui, et le cycle de ma vie est clos…

Des guêpes encore viennent d’entrer, et des mouches bourdonnantes ; devant les petites vitrines scellées et les petites choses mortes, elles décrivent leurs courbes folles ; l’époque est proche cependant où elles vont s’endormir ou mourir ; mais c’est par esprit de tradition elles aussi, sans doute, qu’elles ont tenu à reparaître gaiement dans ce lieu si longtemps fermé où elles avaient l’habitude, autrefois, de danser leurs rondes en ma compagnie. Les moindres bestioles, on le sait, refont éternellement les mêmes choses aux mêmes places, ainsi que les moindres mousses ou fleurettes sauvages revivent pendant des siècles dans le même coin des bois.

Pour feuilleter la vénérable revue démodée, je me suis assis près de la fenêtre ouverte. Le soleil de fin octobre s’abaisse sur cette plaine de l’Aunis que j’aperçois par-dessus les toitures proches et les remparts. À l’horizon extrême, il y a encore ces mêmes bois qui voisinent avec ceux de la Limoise et dont la ligne de contours n’a pas été changée. Dans le lointain des prairies, la Charente dessine sa mince traînée qui brille, – et jadis elle représentait pour moi la porte de l’inconnu, cette rivière par où les navires s’en allaient aux pays exotiques, aux « colonies » ; mais où donc me mènerait-elle à présent, vers quels Océans que je n’aie pas explorés ?… Dans la revue posée sur mes genoux, je découvre des images qui ne m’avaient pas frappé ou dont j’avais perdu le souvenir : voici bien le grand masque de Brahma, avec son expression moqueuse, tel qu’il m’apparut un soir dans la forêt d’ombre, multiplié d’une façon effarante et me regardant du haut des Tours à quatre visages ; je ne me doutais pas qu’il fût resté tant d’années à me guetter ici, sur une étagère poudreuse, parmi les bibelots intimes de mon enfance. Sur la page que je tourne ensuite, voici trois Apsâras des bas-reliefs, avec leurs gorges rondes copiées sur des modèles qui palpitaient il y a mille ans ; elles me ramènent à l’esprit le ballet des rois de Pnom-Penh qui fut comme l’apothéose terminant mon pèlerinage ; tout un scintillement d’or, de couleur et de lumière à peine possible à concevoir ici, au milieu de ce cadre apaisé d’une arrière-saison en ma province natale, pendant que volent autour de moi les dernières guêpes d’un été. Mes yeux distraits vont des feuillets que je parcours à l’horizon, doré en tristesse par ce soleil couchant. Si rien n’a changé dans mon musée d’autrefois, tout également est resté pareil dans ces quartiers de ma ville de plus en plus désuète, d’où la vie maritime peu à peu se retire : les mêmes pans de murs, garnis des mêmes jasmins et des mêmes lierres, les mêmes toits en tuiles romaines jaunis par la rouille du temps, les mêmes cheminées dont je reconnais si bien tous les profils sur le ciel de cette fin d’une journée d’automne. Les arbres des jardins, qui étaient déjà vieux quand je commençais la vie, n’ont pas sensiblement vieilli depuis. Les grands ormeaux des remparts, qui étaient déjà séculaires, sont là toujours, formant une aussi magnifique ceinture avec leurs mêmes cimes vertes. Et quand tout s’est conservé immuable dans les entours, comment imaginer, admettre que l’on est soi-même non loin de finir, tout simplement parce que l’on atteindra bientôt le nombre d’années compté sans merci à la moyenne des existences ! Mon Dieu, finir, quand on ne sent rien en soi qui ait changé, et que le même élan vous emporterait vers l’aventure, vers l’inconnu s’il en restait quelque part ! Est-ce possible, hélas ! devant cet humble mais immuable décor qui devrait pourtant, à ce qu’il semble, vous envelopper d’une protection, vous imprégner un peu de sa faculté de durer, devant tout cela qui si aisément s’éternise, avoir été un enfant pour qui le monde va s’ouvrir, avoir été celui qui vivra, et ne plus être que celui qui a vécu !…

Et cependant, de cette vie si brève, éparpillée par toute la terre, j’aurai retiré quelque chose, une sorte d’enseignement qui ne suffit pas encore mais qui est déjà pour apporter une ébauche de sérénité. Tant de lieux d’adoration éperdue que j’ai rencontrés sur ma route et qui répondent chacun à une forme particulière de l’angoisse humaine, tant de pagodes, de mosquées, de cathédrales, où la même prière s’élève du fond des âmes les plus diverses ! Tout cela ne m’a pas fait entrevoir seulement cette demi-preuve si froide de l’existence d’un Dieu que l’on indiquait dans les cours de philosophie de ma jeunesse, et qui est du rabâchage aujourd’hui : « la preuve par le consentement unanime des peuples ». Non, mais ce qui importe infiniment plus, c’est qu’un tel ensemble de supplications, de larmes brûlantes, implique la confiance presque universelle que ce Dieu ne saurait être qu’un Dieu de pitié. Oh ! certes, je ne prétends nullement dire là une chose un peu neuve ; je ne veux que joindre, à tant de milliers d’autres témoignages, le mien, parce qu’il est attendu peut-être par quelques-uns de mes frères. À mesure que les siècles s’accumulaient sur l’humanité, les dieux si farouches qu’elle avait d’abord imaginés au sortir de sa nuit originelle ont graduellement fait place à des conceptions plus douces, moins grossières et, sans doute, moins inexactes. À mesure que la pitié des uns pour les autres, la fraternelle pitié prêchée par Bouddha et par Jésus, faisait son chemin dans nos âmes aux tendances plutôt féroces, la notion se fortifiait en nous qu’il devait y avoir quelque part une Pitié suprême pour entendre nos cris, – et alors les sanctuaires devenaient de plus en plus des lieux de supplications et de pleurs. Dans les mosquées de l’islam, depuis le Moghreb jusqu’à la Mecque, tous les jours des hommes innombrables, le front battant la terre, font appel à la Miséricorde d’Allah ! Le jaloux et sombre Jéhovah des Hébreux s’est effacé devant le Christ, – et j’ai vu le Saint-Sépulcre qui est bien le lieu du monde où s’entendent le plus de confiants sanglots. Même à Angkor, des statues bouddhiques, au sourire de pardon, se sont assises devant les quatre portes de la cella murée où des hommes d’il y a déjà plus de mille ans avaient senti qu’il fallait cacher le Dieu trop terrible de leurs premières théogonies. La souveraine Pitié, j’incline de plus en plus à y croire et à lui tendre les bras, parce que j’ai trop souffert, sous tous les ciels, au milieu des enchantements au de l’horreur, et trop vu souffrir, trop vu pleurer et trop vu prier. Malgré les fluctuations, les vicissitudes, malgré les révoltes causées par des dogmes étroits et des formules exclusives, l’existence de cette Pitié suprême, on la sent plus que jamais s’affirmer universellement dans les âmes hautes qui s’éclairent à toutes les grandes lueurs nouvelles. De nos jours, il y a bien, c’est vrai, cette lie des demi-intelligences, des quarts d’instruction, que l’actuel régime social fait remonter à la surface et qui, au nom de la science, se rue sans comprendre vers le matérialisme le plus imbécile ; mais, dans l’évolution continue, le règne de si pauvres êtres ne marquera qu’un négligeable épisode de marche en arrière. La Pitié suprême vers laquelle se tendent nos mains de désespérés, il faut qu’elle existe, quelque nom qu’on lui donne ; il faut qu’elle soit là, capable d’entendre, au moment des séparations de la mort, notre clameur d’infinie détresse, sans quoi la Création, à laquelle on ne peut raisonnablement plus accorder l’inconscience comme excuse, deviendrait une cruauté par trop inadmissible à force d’être odieuse et à force d’être lâche.

Et, de mes pèlerinages sans nombre, les futiles ou les graves, ce faible argument si peu nouveau est encore tout ce que j’ai rapporté qui vaille.

FIN

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