XII

Mardi, 3 décembre 1901.

À Pnom-Penh jusqu’au minuit suivant, après quoi il faudra se replier sur Saigon, pour être rentré à bord dans les délais militaires. Pluie chaude et torrentielle tout le jour.

C’est ce soir, à neuf heures, que le vieux roi Norodon doit me recevoir. Le gouverneur ayant eu l’extrême bonté de lui dire que je n’étais pas un simple aide de camp, mais un « lettré de France », il paraît que ce sera une grande réception, où figurera le corps de ballet de la cour.

La pluie tombe encore en déluge quand la voiture du gouverneur vient me chercher pour me conduire au palais. Nuit étouffante, malgré l’arrosage à grande eau qui nous vient du ciel noir, et trajet sous des arbres confus, par des avenues obscures où rien ne semble vivre. Mais éblouissement de lumière à l’arrivée, quand des serviteurs se précipitent avec de larges parapluies asiatiques pour nous faire descendre, et nous protéger jusqu’à la salle de réception.

Elle est immense, cette salle, mais elle n’a pas de murailles, rien qu’un toit soutenu en l’air par de très hautes colonnes bleues. Dans des girandoles et sur des torchères cambodgiennes en argent – où naguère encore ne brûlaient que des mèches imbibées d’huile – la lumière électrique vient d’être récemment installée ; un peu déconcertante ici, elle éclabousse avec brutalité la foule des princesses, des suivantes, des serviteurs, des musiciens, les cinq ou six cents personnes accroupies à terre sur des nattes : rien que des costumes blancs, des draperies blanches, et beaucoup de bras nus, de seins nus d’une couleur de bronze clair. L’orchestre, dès que nous paraissons, commence une musique d’Asie qui tout de suite nous emporte dans les lointains de l’espace et du temps. Elle est douce et puissante, donnée par une trentaine d’instruments en métal ou en bois sonore que l’on frappe avec des bâtons veloutés. Il y a des tympanons, des claquebois au clavier très étendu, et des carillons de petits gongs qui vibrent à la façon des pianos joués avec la pédale forte. La mélodie est triste infiniment, mais le rythme s’accélère en fièvre comme celui des tarentelles.

Sur une estrade, on nous fait asseoir près du lit de repos aux matelas dorés où le vieux roi infirme et presque moribond va venir s’étendre. Près de nous, sur une table également dorée, on a posé des coupes à champagne, et des boîtes en or rouge du Cambodge remplies de cigarettes. Nous dominons la salle, dont le milieu, tapissé de nattes blanches et assez vaste pour y faire manœuvrer un bataillon, reste vide : c’est là que le spectacle du ballet nous sera offert. Des potiches trop grandes, où trempent des feuillages nuancés comme des fleurs, sont posées au pied de chacune de ces colonnes bleues, qui laissent paraître dans leurs intervalles, au-dessus de la foule en vêtements clairs, le noir de la nuit pluvieuse, l’obscurité profonde du ciel ; en ce moment elles laissent surtout paraître la pluie, qui s’abat en déluge plus furieux et dont les moindres gouttelettes, en passant dans cette vive lumière électrique, jettent tous les feux du prisme, brillent tellement qu’on croirait voir tomber des pierreries par milliers, des diamants en cascade. Deux portes là-bas donnent sur l’intérieur du palais, et c’est par là que vont arriver les ballerines. La chaleur reste accablante, malgré les larges éventails que des serviteurs ne cessent d’agiter au-dessus de nos têtes. Et partout des vols d’insectes, affolés par l’éclat des girandoles, tourbillonnent innombrables, moustiques, éphémères, scarabées bruissants ou grandes phalènes.

Il tardait à paraître, le roi, et maintenant des serviteurs apportent et déposent sur un coussin près de nous sa couronne et son sceptre d’or, garnis de gros rubis et de grosses émeraudes. Il est décidément trop malade, il nous prie de l’excuser et nous envoie les attributs souverains, pour bien nous marquer que la réception quand même est royale.

Le spectacle va donc commencer sans lui. La musique, tout à coup, se fait plus sourde et plus mystérieuse, comme pour annoncer quelque chose de surnaturel. L’une des portes du fond s’ouvre ; une petite créature adorable et quasi chimérique se précipite au milieu de la salle : une Apsâra du temple d’Angkor ! Impossible d’en donner l’illusion plus parfaite ; elle a les mêmes traits parce qu’elle est de la même race pure, elle a le même sourire d’énigme, les paupières baissées et presque closes, la même gorge de toute jeune vierge, à peine voilée sous un mince réseau de soie. Et son costume est scrupuleusement copié sur les vieux bas-reliefs, mais copié en joyaux vrais, en étoffes magnifiques ; des espèces de gaines en drap d’or emprisonnent ses jambes et ses reins. Le visage tout blanc de fard et les yeux allongés artificiellement, elle porte une très haute tiare d’or, mouchetée de rubis, dont la pointe s’effile comme celle d’un toit de pagode, et, aux épaules, des espèces d’ailerons, de nageoires de dauphin, en or et pierreries. En or également et en pierreries, sa large ceinture, les anneaux qui ornent ses chevilles et ses bras nus couleur d’ambre un peu rose. Seule d’abord en scène, la petite Apsâra des vieux âges, échappée du bas-relief sacré, fait des signes d’appel vers cette porte du fond – qui devient pour nous la porte des apparitions féeriques – et deux de ses sœurs accourent la rejoindre, deux nouvelles Apsâras, aussi étincelantes, les hanches moulées dans les mêmes gaines rigides, portant les mêmes tiares d’or et les mêmes ailerons d’or. Elles se prennent par la main toutes trois. Ce sont des reines d’Apsâras sans doute, car un trône a été préparé pour les faire asseoir. Mais elles échangent une mimique d’inquiétude, et recommencent des signes d’appel, toujours vers cette même porte… On était déjà émerveillé d’en voir trois. Est-ce que par hasard il en viendrait d’autres ?… Et c’est par groupes qu’elles arrivent, dix, vingt, trente, parées en déesses comme les premières, tout le trésor du Cambodge est sur leurs têtes et sur leurs épaules charmantes.

Devant les trois reines assises, elles vont exécuter des danses rituelles, qui sont des danses presque sur place et plutôt des frémissements rythmés de tout leur être. Elles ondulent comme des reptiles, ces petites créatures sveltes, adorablement musclées et qui semblent n’avoir pas d’os. Parfois elles étendent les bras en croix, et alors l’ondulation serpentine commence dans les doigts de la main droite, remonte en suivant le poignet, l’avant-bras, le coude, l’épaule, traverse la gorge, se continue du côté opposé suit l’autre bras et vient mourir aux extrêmes phalanges de la main gauche, surchargée de bagues.

Dans la vie réelle, ces petites ballerines exquises sont des enfants très gardées, souvent même des princesses de sang royal, que l’on n’a le droit ni d’approcher ni de voir. On les assouplit dès le début de la vie à ces mouvements qui ne paraissent pas possibles pour des membres humains ; à ces poses si peu naturelles, qui cependant sont de tradition immémoriale dans ce pays, ainsi que l’attestent les personnages de pierre habitants des ruines.

Elles vont mimer à présent des scènes du Ramayana, telles que jadis elles furent inscrites dans le grès dur, aux bas-reliefs du temple ancestral. Et voici leurs beaux chars de guerre qui font leur entrée, copiés en petit sur ceux d’Angkor-Vat. Mais, par une convention naïve, les éléphants qui devraient les traîner ont été remplacés par des hommes, marchant à quatre pattes, tout nus et tout jaunes, coiffés de grosses têtes en carton avec trompes et oreilles articulées. Alors nous assistons à des épisodes gracieux ou tragiques, à des combats contre des monstres, surtout à des défilés de cortèges pour célébrer des victoires. On voit une petite reine de quatorze à quinze ans, très constellée, très fardée, idéale sur son char de guerre, poursuivie par les déclarations d’amour d’un jeune guerrier et les repoussant avec une grâce infiniment chaste ; on voit mille choses délicates et charmantes, qui témoignent de l’art le plus affiné. Chaque fois qu’une théorie d’Apsâras se retire par l’une des portes du fond, une autre théorie apparaît à l’autre porte et vient lentement occuper la salle. Il en est quelques-unes, de ces petites fées tout en or, qui peuvent bien avoir sept ou huit ans, et qui défilent, peintes comme des idoles, casquées de trop hautes tiares, avec des ailerons de pierreries aux épaules, dignes et graves en des attitudes hiératiques.

Une chaleur de plus en plus lourde s’exhale de cette foule, qui se parfume au musc et aux fleurs ; la pluie torrentielle continue d’emplir le fond du tableau avec son ruissellement de gemmes brillantes ; de toute la brousse alentour, des myriades de bestioles ailées ne cessent de se précipiter vers les lustres et les torchères ; il vient aussi de grandes chauves-souris et des oiseaux nocturnes ; l’exubérante vie animale, dont l’air est rempli à l’excès, nous enveloppe et nous pénètre.

Maintenant voici le « Roi des Singes » qui arrive avec son masque d’or, grimaçant, – tel, il va sans dire, que je l’ai vu là-bas sculpté sur les murs des vieux temples. Lui aussi prend des poses qui ne sont pas naturelles, pas possibles (les poses des bas-reliefs, toujours) ; ses membres jeunes ont été de très bonne heure accommodés à ces exigences de la tradition. À sa suite, toute l’armée des Singes envahit la scène : petites filles encore, petites princesses masquées en épouvantail, mais dont les gorges naissantes se dessinent sous les précieuses soies légères. Et il s’agit, pour cette étonnante mais peu redoutable cohorte, d’aller délivrer la belle Sita, que des démons tiennent captive, très loin, dans une île… Nous sommes en plein Ramayana, et les mêmes spectacles évidemment devaient se donner à Angkor-Thôm, on devait y porter les mêmes costumes ; cette soirée achève de nous faire concevoir ce que furent les splendeurs de la ville légendaire. Des temps que nous croyions à jamais révolus ressuscitent pour nos yeux ; mais ce n’est pas une reconstitution étudiée qui les fait revivre ; non, tout simplement rien n’a changé ici, au fond des âmes ni au fond des palais, depuis les âges héroïques. Malgré ses dehors si amoindris, ce peuple cambodgien déchu est resté le peuple khmer, celui qui étonna l’Asie d’autrefois par son mysticisme et son faste ; on sait d’ailleurs qu’il n’a jamais perdu l’espoir de reconquérir sa grande capitale, ensevelie depuis des siècles sous les forêts du Siam, – et c’est toujours le Ramayana, l’épopée si ancienne et si nébuleuse, qui continue de planer sur son imagination et de guider son rêve.

Puisse la France, protectrice (?) de ce pays, comprendre que le ballet des rois de Pnom-Penh est un legs sacré, une merveille archaïque à ne pas détruire !…

 

Vers une heure du matin, dans la nuit noire et sous la pluie chaude, nous quittons le palais de Norodon, et je vais faire appareiller la mouche à vapeur qui m’attend. Je recommence à descendre le cours du Mékong, dans d’épaisses et pesantes ténèbres où s’évanouit pour moi la vision des petites fées du Ramayana.

Et après-demain il faudra être de retour à Saigon, la ville au mauvais charme d’alanguissement et de mort, reprendre mon poste près de l’amiral, parmi mes compagnons d’exil ; me recloîtrer entre les étouffantes murailles en fer de ce cuirassé, qui, depuis bientôt vingt-deux mois, vient de nous promener au milieu de toutes les houles des mers de Chine, mais qui sommeille, à présent, le long d’un quai morbide où la verdure des arbres est trop verte et le sol tristement rouge.

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