CHAPITRE X AU LOIN

Tandis que Will rêvait les yeux ouverts et pleurait dans la cale du Good Hope, à la pensée de sa mère et de sa sœur, à la même heure, Mme Ternant, saisie, elle aussi, par un de ces pressentiments inexplicables, sentait une mortelle angoisse étreindre son cœur.

Depuis plus d'un an qu'elle était sans nouvelles de son fils, jamais encore elle n'avait éprouvé une semblable émotion.

Bien sûr, son petit Will devait courir un danger pour qu'elle fût ainsi avertie. Et la pauvre femme, oppressée, quitta le banc rustique installé sous un grand palmier pour rentrer dans sa chambre et prier.

Comme elle gravissait les quelques marches du perron, une voix fraîche vint frapper ses oreilles.

« Merci, Fred, vous pouvez retourner, je n'ai plus du tout envie de jouer aujourd'hui.

— Pourquoi donc, Anne ?

— Je ne sais pas, je suis triste, je vais trouver maman. »

La voix qui venait de parler eut un tremblement.

« Viendrez-vous demain, Anne ? » demanda un organe plus viril à l'accent étranger.

Il y eut une hésitation.

« Oui, je pense…, si je me sens plus en train que ce soir.

— Alors, adieu, Anne.

— Adieu, Fred ; merci de vous être dérangé ; dites à tout le monde que je regrette d'avoir interrompu la partie. »

Il v eut sans doute échange de poignées de main, puis le sable cria un peu sous des pas rapides, et la fillette parut devant la maison.

Anne était à l'âge charmant où, sans être jeune fille tout à fait, on n'est plus enfant.

Elle était grande, mince, mais à voir la largeur de ses épaules, la souplesse ondulante de sa taille, on pouvait présumer que deux ou trois ans à peine suffiraient pour épanouir merveilleusement ce buste d'adolescente.

Elle était toute vêtue de blanc, suivant la mode de ces contrées torrides, et son teint ressortait très mat, un peu doré, sous cette virginale parure.

Malgré la chaleur, ses cheveux noirs lustrés et tout bouclés flottaient sur ses épaules et entouraient son visage à l'ovale très pur, d'une multitude de frisons soyeux.

Dès qu'elle aperçut sa mère, en quelques bonds elle l'eut rejointe, et, câline, elle passa tendrement son bras sous le bras maternel.

« Vous rentriez, maman ? interrogea-t-elle.

— Oui, mon enfant, répondit la voix calme de Mme Ternant, j'éprouvais le besoin d'aller prier pour ton frère. »

Anne la regarda avec attention, et, remarquant l'altération de ses traits :

« Mère, qu'y a-t-il ? Une mauvaise nouvelle ?

— Non. Je n'ai reçu aucune nouvelle. Seulement, le souvenir de ton frère m'a pénétré brusquement d'inquiétude et j'ai pensé que c'était un avertissement du ciel. »

Afin de ne pas augmenter les craintes de sa mère, Anne ne lui dit pas qu'elle aussi avait éprouvé un pareil sentiment.

Grave, presque recueillie, elle suivit Mme Ternant, et tandis que celle-ci s'agenouillait sur un prie-Dieu en paille au pied du lit, elle se prosternait sur la natte du plancher, enfouissant sa tête brune sur le bord de la couchette.

Pendant un long moment, elles demeurèrent ainsi absorbées dans leurs oraisons.

Puis, Anne la première se releva et machinalement, sa pensée bien loin, bien loin, saisit la corde de pancas qu'elle se mit à agiter doucement.

Un souffle d'air vint rafraîchir l'atmosphère et Mme Ternant se releva. Son visage était inondé de larmes. À cette vue, la fillette bouleversée s'élança vers elle et, lui entourant le cou de ses bras caressants, se prit à l'embrasser avec passion.

Tantôt c'était son visage si pâle aux traits exquisément délicats, ses yeux bleus noyés, son cou si blanc, tantôt ses cheveux fins et bouclés comme ceux de sa fille, mais d'une teinte plus claire, que les lèvres d'Anne effleuraient doucement.

Et, à les voir ainsi, Anne plus grande que sa mère, on sentait une sorte de protection farouche que l'enfant semblait exercer sur celle-ci.

Mme Ternant, en effet, était mince, presque immatérielle. Ses yeux clairs avaient un regard si doux qu'ils ne paraissaient pas être de la terre et, dans toute sa physionomie, se lisait, depuis la mort de son mari surtout, une telle douleur résignée qu'on ne pouvait la regarder sans se sentir ému.

Anne, au contraire, était exubérante de vie et d'énergie. Ses prunelles sombres brillaient d'un feu intense. Elle avait l'âme fortement trempée des femmes de Bretagne et de Vendée, et eût été capable des plus héroïques résolutions.

À côté de cet aspect un peu viril de son caractère, elle possédait des délicatesses de cœur, une sensibilité bien féminine, une ardeur de dévouement et de tendresse infinie.

Maintenant Mme Ternant s'était assise sur un fauteuil en rotin, et la jeune fille avait glissé, petit à petit, à ses pieds.

Elle avait emprisonné dans les siennes les mains de sa mère, des mains longues et étroites sur lesquelles les veines faisaient des saillies bleues, et de temps en temps elle les portait à ses lèvres.

« Mère, petite mère, pourquoi pleurez-vous ? demandait-elle en retenant à grand'peine ses propres larmes.

— Mon petit Will, mon fils, mon enfant chéri, sanglotait la pauvre femme, tout à fait terrassée par la douleur. Pourquoi l'ai-je laissé partir ? Il était trop jeune encore, j'aurais dû le garder dans mes bras. Ce n'était qu'un petit garçon, un tout petit garçon …

— Non, maman, ce n'était pas un tout petit garçon… Vous savez bien que Will est courageux comme un homme. Vous n'auriez pu le retenir. Et puisqu'il est fort et résolu, il a bien fait, mère. Vous ne devez rien regretter.

— Tu es sa sœur, toi ; moi, je suis sa mère », gémit Mme Ternant.

Cette fois, les larmes débordèrent des yeux de la fillette.

« Oh ! mère, pensez-vous donc que je ne l'aime pas autant que vous ?

— Si, mon enfant chérie, je sais combien tu aimes ton frère, et tu n'as pas compris ma pensée. Tu es plus jeune, plus courageuse, et puis enfin, c'est ton frère, et autant que tu aies d'amour pour lui, cet amour n'est pas comparable à celui d'une mère. Tu sentiras cela plus tard, si Dieu t'envoie des enfants. Enfin ton frère est de ton âge, et il te semble qu'il est grand et fort parce que tu te sens toi-même grande et forte. Pour moi, vous êtes encore deux petits enfants, et de même que je t'ai là tout près de moi, ma fille chérie, je voudrais tant l'avoir aussi dans mes bras, mon cher petit Will ! »

Et sans qu'elle eût pu les retenir, ses larmes coulèrent de nouveau, plus pressées, plus abondantes, mêlées elles-mêmes aux pleurs de la fillette qui s'était redressée et sanglotait, la tête appuyée sur l'épaule de sa mère.

Ainsi enlacées, confondant leur douleur, Anne et sa mère formaient bien le tableau qui était apparu aux yeux du pauvre Guillaume et avait déchiré son cœur, tandis qu'enfermé dans la soute aux poudres, il attendait l'ordre de mort de Clavaillan.

Combien de temps demeurèrent-elles ainsi, pleurant et priant ? Elles-mêmes n'auraient pu le dire. La nuit était venue, une de ces nuits étoilées et sereines qui apportent avec elles la paix pour l'âme en même temps que le repos pour le corps.

Et soudain, par la large baie de la fenêtre ouverte, un merveilleux rayon de lune glissa, inondant la chambre d'une clarté douce comme un sourire.

Il faut quelquefois si peu de chose… un tout petit incident pour modifier nos impressions. Ce rayon de lune fut le petit incident qui vint faire diversion au chagrin des deux femmes.

Mme Ternant essuya ses yeux et, embrassant la jeune fille :

« Viens, Anne, dit-elle, il nous faut descendre ; je me sens maintenant plus confiante, et mon cœur me dit qu'avec cette étrange oppression à laquelle je n'ai pu résister s'est dissipé le danger qui menaçait ton frère. »

La jeune fille, grâce à cette mobilité d'impression qui est le précieux apanage de la jeunesse, s'était déjà relevée souriante et rassérénée.

« Moi aussi, chère maman, dit-elle, je suis tout à fait rassurée. Bien sûr, Will est maintenant en sûreté. »

Et, ne voulant pas quitter sa mère, elle s'approcha de la table-toilette pour bassiner ses yeux rougis, laver ses mains et brosser ses cheveux rebelles, tandis que Mme Ternant prenait, elle aussi, les mêmes soins.

Puis, ensemble, elles descendirent au sous-sol, car la maison, comme presque toutes celles de l'Inde, n'avait qu'un seul étage, ou plutôt un vaste rez-de-chaussée assez élevé.

Ce rez-de-chaussée comprenait quatre chambres à coucher, deux salons et une salle à manger, mais dont on ne se servait que très rarement, Mme Ternant et sa fille préférant prendre leur repas en bas où il faisait plus frais.

Le sous-sol se composait donc d'une vaste cuisine et d'un office où l'on serrait les provisions, de deux autres petites pièces à l'usage des domestiques, puis, séparées de cette partie par un corridor, d'une salle à manger d'été et d'une grande salle pouvant servir de fumoir, de billard ou de salle de réception pour la journée.

La maison était de construction légère, mais d'un aspect riant et confortable. Autour du rez-de-chaussée et surplombant le sous-sol courait une galerie couverte, sorte de large balcon où, suivant l'orientation du soleil, on venait s'installer pour lire ou travailler.

En pénétrant dans la salle à manger, elles trouvèrent la table mise avec ce soin particulier qui est presque du luxe.

La table était recouverte d'une nappe d'une éclatante blancheur et sur laquelle, çà et là, se détachaient en relief des fleurs de broderie d'un travail merveilleux.

La vaisselle et les couverts brillaient d'une propreté méticuleuse, et à chaque bout de table surgissaient, au milieu de plantes vertes, deux candélabres d'argent ciselé illuminant la salle.

Debout, près de la porte, un grand noir attendait respectueusement l'arrivée de ces dames et, quand la mère et la fille furent assises en face l'une de l'autre, il se multiplia auprès d'elles avec cette habileté, cette promptitude, en un mot, cette science du service que ces gens possèdent à un degré si parfait.

Comme tous les soirs, elles prirent d'abord un potage et ce bouillon n'aurait certes pas été renié par le meilleur de nos cordons-bleus ou de nos cuisiniers européens.

Anne adorait le pot-au-feu ou plutôt le bouillon du pot-au-feu, et elle le savourait avec d'autant plus de plaisir, qu'à l'encontre des petits Français, elle n'avait pas à avaler, après la soupe, le vilain morceau de bœuf bouilli qui fait faire tant de grimaces.

Là-bas, en effet, la viande n'est pas chère et chaque jour, le morceau de bœuf bouilli était mêlé à la pâtée des chiens.

Ce fut ensuite le tour du currie, le mets indien entre tous que l'on sert à chaque repas et que les cuisiniers ont l'art de préparer de cent manières différentes.

Le currie se compose d'une sauce principale contenant de la viande, du poisson, des œufs, voire même des légumes assaisonnés avec une poudre piquante et fort aromatisée. Avec cette sauce, on mêle dans son assiette du riz cuit à l'eau et bien sec, du barta, sorte de purée de pommes de terre dans laquelle entrent des piments, des oignons, de l'huile et du vinaigre, et la multitude d'autres plats dus à l'ingéniosité du cuisinier.

Ce plat, qui nous paraît un peu barbare, à cause de l'étrangeté de ces condiments, est très recherché dans l'Inde pour ses qualités particulièrement rafraîchissantes.

Après le currie défilèrent plusieurs autres mets auxquels la mère et la fille encore sous le coup de leur émotion ne firent que peu d'honneur.

Toutes deux avaient hâte de se retrouver seules, l'une pour reprendre ses prières, l'autre pour continuer un rêve que son esprit caressait depuis quelque temps avec une certaine complaisance.

Au moment de se quitter Mme Ternant et sa fille s'étreignirent longuement.

« Bonne nuit, petite mère. Dormez bien.

— Merci, ma chérie. Pour toi aussi, bonne nuit et que Dieu protège ton sommeil. »

Encore un baiser et l'on se sépare. Mais déjà Aime est revenue.

« Petite mère, dites-moi, vous n'avez plus d'inquiétude ? »

Mme Ternant sourit à ce regard interrogateur.

« Non, ma chérie, va, dors tranquille. »

Anne se décide enfin, rassurée, et tandis que Mme°Ternant disparaît dans la chambre éclairée par la lune, la jeune fille entre chez elle, où la plus absolue obscurité règne.

Elle passe indifférente devant la couchette préparée pour la recevoir et va s'accouder à la barre d'appui, émue par la splendeur du spectacle qu'elle a sous les yeux.

La lune qui illumine l'autre façade de la maison laisse celle-ci dans l'ombre, pour projeter ses clartés blafardes sur la chaîne des monts Nilgherries, qui profilent au loin la ligne accidentée de leurs cimes.

Entre chaque pic, il y a comme un abîme de ténèbres et là, à leurs pieds, pas bien loin de la propriété, Anne peut distinguer la masse sombre de la forêt. La nuit est si calme, la maison si silencieuse que la jeune fille peut entendre le bruissement monotone et cristallin du ruisseau qui coule plus bas dans la vallée.

Oh ! ce grand silence à peine interrompu par le feulement d'un fauve, par le frémissement du feuillage, par le murmure de l'eau, ce grand silence de la nature assoupie dans le mystère des nuits orientales, que d'intense poésie il vient verser dans l'âme de celui qui l'écoute !

Car Anne écoutait le silence et sentait une émotion grandissante faire vibrer son âme et pleurer ses yeux. Elle ne pouvait s'expliquer ce qui la troublait ainsi et jouissait délicieusement de cette extase, la plus pure de toutes, puisqu'elle est dénuée de tout sentiment personnel et semble dédoubler l'homme, afin de rapprocher son âme, éblouie par le beau, du Créateur.

Mais, bien que la jeune fille fût admirablement douée pour goûter ce charme incomparable, elle était trop jeune pour n'y chercher qu'une unique jouissance intellectuelle ; il fallait mettre un nom, une image terrestre à ce bonheur tout immatériel.

Spontanément surgit dans son esprit la silhouette énergique et fine de Jacques de Clavaillan et l'image fut si nette, qu'un peu honteuse Anne murmura :

« Non, ce n'est pas à lui que je dois penser, c'est à Will… Lui n'est qu'un étranger, Guillaume est mon frère. »

Mais elle eut beau faire, ce n'était pas le petit mousse qui occupait sa pensée, elle était toute pleine du jeune officier.

Elle le revoyait tel qu'il lui était apparu pour la première fois, grand, élégant comme un gentilhomme de cour, fier et fort comme un simple matelot. Et à ce physique fait pour séduire, s'ajoutaient l'auréole des hauts faits accomplis, des actes d'audace et de vaillance, le prestige d'un nom sans tache, d'un titre sonore.

Certes, quelle est l'imagination de jeune fille qui ne se fût enflammée pour semblable héros ! Ajoutez à cela qu'Anne gardait au fond du cœur une promesse solennelle et sacrée.

« Quand je reviendrai, je vous demanderai d'être ma femme », avait dit Jacques de Clavaillan.

Et de tout son cœur elle avait ratifié cet engagement. Pas une minute, elle n'avait songé à douter de cette promesse.

Quand on est jeune, tout est grave et sérieux, et il ne lui serait jamais venu à l'idée que Jacques eût pu prononcer une telle parole à la légère… Elle était sa fiancée, rien ne pouvait désormais défaire cela.

Et voilà qu'à formuler ce mot charmant de fiancée, Anne évoquait, grâce à son imagination futile, les plus gracieuses figures de l'histoire. Elle aussi, comme les jeunes châtelaines du moyen âge, elle attendait son héros. Comme ceux-ci, lui se couvrait de gloire, mais à l'encontre de celles-là, au lieu de rester passive et résignée en attendant son retour lorsqu'elle serait sa femme, elle l'accompagnerait, voulant être de moitié dans ses dangers et dans sa gloire.

Oui, il lui ferait une place à son bord, elle en serait la reine, se faisant aimer de tous, officiers et matelots ; elle les égayerait pendant la paix et les soignerait pendant la guerre.

Et comme cela elle ne quitterait jamais, jamais son mari !

Puis à ces rêves de gloire une pensée plus douce vint se mêler. Si elle s'en allait, qui donc resterait près de sa mère ?

Le problème était insoluble.

Anne décida donc de ne pas tenter de le résoudre et, emplissant une dernière fois ses yeux du magique spectacle de la nuit, elle alla se coucher. Et comme le sommeil n'est jamais loin quand on a quinze ans, elle ne tarda pas à s'endormir dans une suprême prière.

« Mon Dieu, ramenez bien vite Will pour maman et pour moi, et protégez toujours mon fiancé Jacques de Clavaillan. »

Elle dormit tard dans la matinée, le lendemain, et ne fut pas peu surprise de voir entrer sa mère déjà tout habillée, car, en général, c'était la jeune fille qui présidait au lever de Mme Ternant, se faisant une joie de lui rendre les menus services que peut réclamer la toilette.

« Mon Dieu, maman, quelle heure est-il donc ? s'écria-t-elle, quand elle eut embrassé sa mère.

— Il est dix heures, ma chérie, et déjà Alick et Fred sont venus prendre de tes nouvelles et nous prier d'aller déjeuner chez leurs parents.

— Et nous y allons, maman ?

— Oui, certainement. Tu sais que je ne me fais jamais prier pour aller chez nos voisins. M. O'Donovan a si bien le secret de me rassurer, que c'est toujours un bonheur pour moi de l'écouter. »

Et comme Mme Ternant allait s'éloigner pour tenir compagnie aux deux jeunes gens, elle se retourna vers la jeune fille :

« Anne, mets ton amazone ; je crois qu'ils ont apporté ta selle dans la voiture, et surtout dépêche-toi. »

La fillette, ravie, ne se fit pas répéter la recommandation. En quelques secondes, elle fut debout procédant aux ablutions journalières ; puis, quand, toute fraîche, elle eut lissé ses cheveux, elle revêtit son amazone.

C'était une jupe très longue et un petit corsage ajusté comme ceux que portent les jeunes filles de nos contrées pour leur promenade au bois, mais, au lieu d'une teinte sombre, ainsi qu'il est d'usage en Europe, le costume de cheval d'Anne était blanc comme tout le reste de sa garde-robe. Elle chaussa des petites bottes à l'écuyère en cuir jaune très souple, mit des gants de fil blanc, et enfin se coiffa d'un casque de toile qui préservait la nuque et le front des ardeurs du soleil. Puis, ayant pris une petite cravache à pommeau d'argent, elle sortit par le balcon pour chercher sa mère et ses amis qu'elle ne tarda pas à apercevoir assis à l'ombre dans le jardin.

Elle courut à eux et ils échangèrent avec cordialité de vigoureux shake-hands.

« Vous allez mieux, ce matin, Anne ? interrogea Fred avec sollicitude, tandis qu'Alick la contemplait avec admiration.

— Beaucoup mieux, je vous remercie », dit la jeune fille ; puis, avec impétuosité, elle demanda : « Est-ce que nous partons, mère ?

— Pas avant que tu n'aies pris quelque chose, mon enfant. Il y a encore une heure avant le déjeuner…

— Oh ! maman, je vous assure que je n'ai pas la moindre faim.

— Va toujours, Fred te tiendra compagnie. »

En riant les deux jeunes gens s'éloignèrent, et l'on entendit bientôt les gais éclats de voix d'Aune qui exigeait que son compagnon goûtât à tout ce qui était servi.

Fred était le compagnon inséparable d'Anne. C'était le second des six fils de Patrick O'Donovan et il était de quelques jours seulement plus âgé que la jeune fille.

Alick était l'aîné de tous. Déjà sérieux pour son âge, il n'avait que seize ans, il était d'un grand secours pour son père qu'il aidait dans l'exploitation de ses terres.

Plus rarement mêlé aux jeux de ses frères et d'Anne, il n'en professait pas moins pour la jeune fille une admiration passionnée. Elle était vraiment la souveraine de ces six garçons qui n'avaient d'autre volonté que celle de la jeune fille, d'autre ambition que celle de satisfaire ses caprices.

C'était pour lui plaire, parce qu'elle avait témoigné le désir de monter à cheval, qu'Alick et Fred étaient partis un beau jour pour Madras afin d'acheter une petite selle de danse qui pût convenir à leur amie.

Et tantôt l'un, tantôt l'autre, lui donnaient des leçons d'équitation, se trouvant suffisamment remerciés par un sourire, très fier des progrès rapides de leur élève.

Ce jour-là donc, au moment de partir pour la propriété voisine, Alick et son frère se mirent en devoir de desseller un des poneys ; puis, prenant sous le siège du cabriolet la selle d'Anne, ils la remplacèrent par celle d'un des jeunes gens ; après quoi, ils examinèrent minutieusement les courroies, et enfin, pliant le genou, Fred enleva la jeune fille pour la mettre en selle.

« Quel est celui qui m'accompagne ? interrogea gaiement Anne.

— Voulez-vous aller, Fred ? demanda à son tour l'aîné.

— Non, allez vous-même, Alick, je vais conduire le cabriolet. »

Les deux jeunes gens aidèrent Mme Ternant à monter dans la voiture ; puis, ayant congédié le domestique qui tenait les chevaux, Fred saisit les rênes et la petite caravane s'ébranla.

Il y avait à peine un quart d'heure de route entre la maison de Mme Ternant et celle de l'Irlandais ; aussi fut-on bientôt arrivé.

Patrick O'Donovan et sa femme attendaient leurs hôtes dans le jardin, et les quatre garçons poussèrent des cris de joie en apercevant Anne, bien qu'ils ne l'eussent quittée que de la veille.

Le plus petit, Jack, s'approcha d'elle et, très tendrement, lui demanda si elle n'était plus triste.

« Non, mon petit Jack, fit-elle en le prenant dans ses bras et en embrassant sa jolie tête blonde, je ne suis plus aussi triste qu'hier, mais je ne serai vraiment heureuse que quand mon frère Will sera revenu. »

Jack, qui n'était pas bien au courant des événements, allait probablement poser des questions à la jeune fille, quand il fut prévenu par Fred qui proposait une partie de croquet en attendant le déjeuner.

À l'exception des deux plus jeunes, tous y prirent part, et la partie était loin d'être finie quand la cloche du déjeuner se mit à sonner.

On la quitta cependant sans regret ; n'avait-on pas tout l'après-midi pour organiser des jeux d'ensemble ?

Le repas, grâce aux O'Donovan, fut très gai.

Tous deux avaient su, à force de raisonnement, persuader à Mme Ternant qu'elle reverrait bientôt son fils et, comme celle-ci ne demandait qu'à se laisser convaincre, un entrain charmant régna tout le temps.

Dès qu'on fut sorti de table, ainsi qu'ils en avaient l'habitude, les enfants, insensibles à la chaleur, se répandirent dans le jardin ; niais le soleil était si ardent qu'ils furent bientôt contraints de chercher un refuge à l'ombre pour se reposer.

« Descendons jusqu'à la rivière, proposa Cécil, le troisième des enfants, je connais un endroit où l'on sera très bien. »

Péniblement on gagna le ruisseau que Cécil décorait pompeusement du nom de rivière.

Il y avait là, en effet, un petit coin de prairie où l'herbe assez épaisse était parfaitement unie et où quelques arbres au feuillage très épais faisaient un dôme de verdure. Avec un soupir de soulagement, ils s'étendirent tous à terre et Anne qui avait mouillé son mouchoir s'en imbibait le visage et faisait sauter quelques gouttes à la figure de Jack qui riait aux éclats.

Mais tout à coup, interrompant son jeu, le petit garçon devint grave et la fillette comprit qu'il allait l'interroger.

« Anne, demanda-t-il, pourquoi votre frère est-il parti ?

— Pour se battre contre les Anglais, Jack, répondit-elle.

— Pourquoi se bat-il contre les Anglais ?

— Parce que les Anglais font la guerre à la France et que Will ne les aime pas.

— Alors il ne nous aime pas, nous non plus ?…

— Vous savez bien que nous ne sommes pas Anglais, nous sommes Irlandais, interrompit Cécil avec feu.

— Tant mieux, murmura Jack avec philosophie, j'aurais été fâché que votre frère ne nous aimât pas.

— Quel âge a-t-il, exactement, votre frère, Anne ? demanda Franck.

— Il va avoir treize ans.

— Comme moi, dit Cécil avec un soupir. Je voudrais bien, moi aussi, m'embarquer sur un navire pour faire la guerre comme Will.

— Vous seriez obligé de vous battre contre nous, dit Anne avec un reproche.

— Qui donc a emmené votre frère ? demanda à son tour Mervil, le cinquième.

— M. de Clavaillan.

— Qui est M. de Clavaillan ? fit Jack.

— C'est mon fiancé, répondit-elle, voulant par cet aveu public se confirmer à elle-même le rêve qu'elle caressait depuis longtemps.

— Votre fiancé, interrompit Alick avec vivacité ; comment M. de Clavaillan peut-il être votre fiancé ?

— Parce qu'il m'a promis que quand il reviendrait, il m'épouserait.

— Ah ! vraiment, reprit le jeune homme avec ironie, et vous croyez à une telle promesse ? Mais vous n'étiez qu'une petite fille, et M. de Clavaillan a voulu se moquer de vous. »

Anne se redressa très rouge.

« M. de Clavaillan est marin et Français, et il ne peut mentir.

— J'ai lu, continua Alick impitoyable, que les Français n'étaient pas fidèles…

— Vous mentez, s'écria la jeune fille, et si vous devez continuer ainsi, je m'en vais.

— Alick, dit Fred, vous avez tort de parler ainsi. Les Français ont toujours été les amis de l'Irlande. »

Mais déjà le jeune homme s'était ressaisi. Il s'approcha de la fillette.

« Anne, dit-il, pardonnez-moi. Je ne pense pas ce que j'ai dit et j'ai cédé à un mauvais sentiment. Il m'a semblé dur que cet étranger, que M. de Clavaillan, reprit-il vivement, vous emmenât un jour et nous prive ainsi de notre amie. »

Naïvement, sans s'en douter, le pauvre Alick venait de faire l'aveu du rêve très vague qui le hantait et auquel il n'avait jamais osé s'arrêter, trop jeune encore pour le comprendre.

Et Anne, aussi naïve, ne vit pas non plus, ne comprit pas cet aveu. Elle se contenta de sourire, et lui tendant la main :

« Vous êtes tout pardonné, Alick, mais il ne faudra jamais, jamais plus dire du mal des Français. »

Cependant, malgré la réconciliation, la journée s'acheva un peu morne, sans l'entrain habituel.

Alick se répétait pour bien s'en convaincre :

« Anne est fiancée à M. de Clavaillan. »

Et Anne entendait encore la phrase d'Alick :

« Vous n'étiez qu'une petite fille, il a voulu se moquer de vous. »

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