CHAPITRE XI LA « SAINTE-ANNE »

Il y eut un moment de stupeur à bord du Good Hope.

Que signifiaient ces couleurs françaises brusquement arborées par le vaisseau inconnu. Fallait-il leur accorder Confiance ou devait-on les tenir pour suspectes ?

Le problème était ardu pour des gens qui venaient de pratiquer le même subterfuge et de tromper leurs ennemis en se couvrant de leur pavillon. L'anglais ne faisait-il pas ce qu'avait fait le Good Hope avec une audace couronnée de succès ?

Les trois spectateurs du drame demeuraient muets, les yeux fixés sur l'étrange navire. Que leur apportait-il ? le secours ou la mort ?

« Bah ! fit Evel, il ne sert à rien de nous le demander, puisque le résultat est le même. Si le bateau est Ingliche, nous n'avons qu'à laisser porter. Il sautera avec nous. »

Jacques de Clavaillan ne prononça pas une parole. Le cœur gros, blême, les dents serrées, les yeux rouges, il regardait danser sur les vagues l'esquif qui emportait le petit Will et qui décroissait à vue d'œil, tandis que se rapprochait le vaisseau suspect aux couleurs de la France.

« Le pauvre petit ! » murmura Piarrille Ustaritz, traduisant d'un mot la pensée qui hantait l'esprit de son chef.

La parole revint à celui-ci.

« Sois tranquille, garçon ; nous le vengerons tout à l'heure. »

Et il fit garder les plus hautes voiles, ne voulant plus retarder la rencontre avec le vaisseau anglais. Maintenant que la catastrophe était inévitable, tous avaient la morbide impatience de la précipiter.

Brusquement Evel étendit la main dans la direction du vaisseau.

« Voyez donc, commandant. Deux autres voiles au sud-ouest. »

Il disait vrai. Deux silhouettes nouvelles se dessinaient sur le ciel pâle du couchage, dans la bande de pourpre qu'y traçait le soleil près de disparaître.

« Attention ! commanda le jeune chef. Il fera nuit noire dans un quart d'heure. Tous les Anglais sont sur nous. Il faut que notre mort soit une apothéose et que nous éclairions tout le ciel. »

Cependant les deux navires se rapprochaient ; la distance diminuait rapidement entre eux, et l'on pouvait apprécier les formes de l'ennemi se présentant tantôt par l'avant, tantôt par le flanc.

Depuis quelques secondes, les yeux de Jacques s'étaient faits plus attentifs, obstinément fixés sur l'arrivant.

Et, tout à coup, un cri jaillit de sa gorge, semblable à un rugissement de joie et de triomphe.

« Dieu me pardonne ! Mais c'est une vieille connaissance, ce bateau ; c'est l'ancienne Confiance, sur laquelle Surcouf nous a recueillis ! »

En ce moment même, le bâtiment suspect arborait des signaux d'amitié.

Il n'y avait plus de doutes à conserver. C'était un ami, non un adversaire, qui venait ainsi à la rencontre des marins du Good Hope.

Telle fut l'allégresse des trois hommes que le marquis les saisit dans ses bras et les embrassa avec une sorte de folie.

« Et le pitchoun ? interrogea Ustaritz en montrant à Clavaillan un petit point noir prêt à disparaître dans le nord.

— J'y pense, répondit le jeune homme, fais descendre le second canot, Piarrille, et prends avec toi quatre hommes pour aller le chercher. »

L'ordre fut exécuté sur-le-champ. Quatre matelots espagnols embarquèrent avec le Basque. Un jeu rapide des avirons les emporta. Il n'était que temps. Will devait être à un mille en arrière.

Pendant ce temps, Evel répondait aux signaux de la Confiance.

« Ça, dit-il, c'est bien des Français. Mais les trois Anglais sont toujours en vue dans le nord-est. On pourrait les attendre.

— Sois tranquille, répondit Jacques. Si la Confiance est ici, c'est que le Revenant et la Sainte-Anne ne sont pas loin.

— Le Revenant et la Sainte-Anne, répliqua le Breton, c'est peut-être bien ceux qui viennent là-bas, par derrière celui-ci. »

Il montrait du doigt les deux silhouettes signalées un instant plus tôt.

Mais soudain leur conversation fut interrompue. La Confiance allumait ses feux de position et le Good Hope devait l'imiter.

La nuit se fit immédiatement, le soleil étant tombé sous l'horizon.

Un fanal puissant fut placé à l'arrière du trois-mâts afin de guider ceux qui s'étaient portés à la recherche de Guillaume Ternant.

Or, tandis que ces choses se passaient sur le Good Hope, le petit mousse, abandonné sur sou canot, se laissait aller au désespoir.

Pourquoi l'avait-on ainsi embarqué sans explications, sans motifs ?

À vrai dire, au premier moment, ç'avait été pour lui un véritable soulagement de sortir de la nuit de sa geôle pour se retrouver au grand air.

Dans ces ténèbres abominables, précédant celles de la mort, l'enfant avait éprouvé des affres cruelles. Il avait dit adieu au ciel et à la lumière.

Et voici qu'on l'en avait retiré. Une fois encore, il avait respiré l'air pur et fortifiant du large, contemplé le firmament immaculé.

Puis, sans que rien pût lui faire deviner la cause de ce changement, sans une parole explicative, Jacques de Clavaillan l'avait placé dans ce canot, lui donnant l'ordre de fuir, de se dérober à la poursuite des Anglais.

Quelles étaient donc les intentions de son vaillant ami, de celui qu'il considérait, qu'il aimait déjà comme un frère ? Pourquoi se séparait-il de lui sans lui révéler les raisons de cette séparation ?

Dans ce canot, ballotté par les vagues, il se trouvait seul, seul au moment où la nuit allait se faire, sans un appui, sans un conseil, sans une parole réconfortante pour le soutenir dans la lutte.

Et, en inspectant l'embarcation, voici qu'il y découvrit une caisse qu'on y avait intentionnellement déposée. Dans cette caisse, il y avait quatre bouteilles de vin, une cinquantaine de biscuits, quelques boîtes de conserve et des fruits secs. Sous un banc, était amarré un baril d'eau fraîche.

Guillaume vit bien que l'intention de l'abandonner était bien mûrie…

Et, derechef, l'affreuse question se posa à son esprit angoissé.

Pourquoi l'abandonnait-on ainsi ? Quelle était la pensée de Jacques ?

Alors la clarté se fit soudainement en lui. Il comprit le sentiment du marquis.

Si Clavaillan l'abandonnait de la sorte, si Evel et Ustaritz souscrivaient à la sentence, c'était sans nul doute que les trois hommes avaient modifié leur première et farouche intention.

Ils voulaient mourir seuls ; ils ne voulaient point tuer un enfant.

Oui, c'était là la vérité, la seule explication possible de leur conduite.

Cette réflexion entra comme un éclair dans l'âme troublée de Will.

Oh ! ils étaient bons jusqu'au bout, ces amis de rencontre, ces braves dont il avait partagé le dénuement et les souffrances, trop bons même, puisqu'en lui accordant la vie, ils ne faisaient que prolonger son agonie, se délivrant seuls par une mort violente, mais héroïque.

Par cela même que la vérité éclatait avec plus de force à ses yeux, elle le frappait comme un coup de foudre ; elle le terrassait sous sa violence.

Guillaume retomba, inerte, sur son banc et se mit à pleurer à chaudes larmes.

Mais à cet âge, les réactions sont vives. On ne fléchit pas sans se relever.

Brusquement l'enfant se redressa, saisit les avirons et se mit à nager avec vigueur dans le sillage du Good Hope, afin de maintenir sa distance.

Du haut du gaillard, penchés sur la lisse, les trois hommes lui adressaient des signes affectueux de tendresse, s'efforçant à lui parler de la main.

Et voilà qu'en se retournant Will aperçut le navire qui venait à la rencontre du Good Hope. Il vit le pavillon français flotter sur le bâtiment redouté. Il laissa échapper les rames et, se levant, jeta un grand cri :

« Les couleurs de la France ! Les trois couleurs ! »

Son bras s'agitait, montrant à ses amis ce drapeau qu'il venait de découvrir le premier et qui lui rendait l'espérance.

Ils comprirent son geste, ils entendirent le son de sa voix ; ils reconnurent comme lui le pavillon national, les couleurs de la patrie.

Mais, chose étrange, ils n'en parurent ni satisfaits ni émus.

Du canot, Will put voir les trois hommes se rapprocher, gesticuler en désignant le bateau inconnu, échanger sans doute leurs réflexions.

Et, s'oubliant à les contempler, l'enfant oublia de les suivre. Les avirons pendaient inertes à leurs tolets de cuivre. Une grosse lame souleva la frêle coque de noix et l'emporta à deux cents brasses en arrière du trois-mâts. Il devenait impossible de regagner la distance.

Le découragement s'empara de nouveau du mousse, un découragement grandissant qui tout à l'heure allait se changer en désespoir.

Il fut d'autant plus terrible, d'autant plus écrasant, que l'espérance, un instant entrevue, avait été plus lumineuse, plus éblouissante.

Et soudain, la nuit se fit, ajoutant à l'horreur de sa situation.

Loin, bien loin dans le sud, Guillaume vit s'allumer les feux du Good Hope.

Allons ! tout était dit. Des doutes affreux le ressaisirent. Il se dit qu'il était bien définitivement abandonné cette fois, et il s'abattit à l'arrière du canot, la tête entre les bras, sanglotant comme un petit enfant.

Au-dessus de sa tête, les étoiles trouaient la voûte de leurs petits points clairs et scintillants, pareils à une poussière de diamants éparpillés sur un voile de deuil.

Au-dessous de lui, la mer se gonflait en larges vagues, à l'échine souple, au dos arrondi, qui le balançaient comme un nouveau-né dans son berceau.

Et Will ne voyait rien, n'avait pas un regard pour le sombre et grandiose spectacle de ce ciel et de cette eau confondus dans une même obscurité.

Enfoui dans sa douleur, priant pour ceux qu'il ne verrait plus, il pleurait.

Un cri traversa le vaste silence et le fit tressaillir.

C'était son nom qui avait roulé sur les échos de l'abîme. Une voix l'avait appelé, et cette voix, il avait cru la reconnaître.

Il se releva et tendit l'oreille, prêtant toute son attention.

La voix traversa derechef l'espace, la voix de Piarrille Ustaritz, le Basque, qui jetait à pleins poumons son appel sonore :

« Ohé ! du canot ! Will ! petit Will, le mousse ! » L'enfant se leva tout droit dans l'embarcation et répondit avec ferveur :

« Ohé ! du canot ! À moi ! Piarrille, à ton bord, dans le vent. »

Et de la sorte, pendant un quart d'heure, l'homme et l'enfant se répondirent.

Le second canot, maintenant, avait allumé son fanal. Will voyait la petite lueur courir et scintiller sur l'eau, paraître et disparaître sous les lames. Il se remit aux avirons et nagea hardiment à la rencontre de ses amis.

Il fallait une bonne demi-heure pour permettre aux deux embarcations de se rejoindre.

Mais quand elles furent bord à bord, le Basque fut le premier à accoster. Il sauta d'un bond dans celle qui portait Guillaume, et l'amarra à l'arrière de la sienne, afin de la remorquer vers le Good Hope.

Après quoi, se redressant, il ouvrit tout grands ses bras et étreignit l'enfant dans une accolade, quasi paternelle, riant et pleurant à la fois.

Une heure plus tard, Guillaume Ternant se retrouvait à bord du bâtiment qu'il avait quitté désespéré et qu'il ne croyait plus revoir.

Evel, puis Clavaillan le serrèrent en frémissant sur leur poitrine.

Il riait maintenant, le pauvre Will, qui pleurait tout à l'heure.

« Commandant, dit-il, je sais pourquoi vous m'avez abandonné.

— Tu le sais ?… Mais nous ne t'avons pas abandonné, petit. Nous avons voulu seulement… Et la voix de Jacques trembla.

— M'empêcher de mourir avec vous, n'est-ce pas ? dit le petit garçon. Oh ! je l'ai bien compris, allez, quand je me suis vu tout seul avec les provisions que vous m'aviez laissées. »

Les yeux de Jacques se mouillèrent, mais de très douces larmes, cette fois.

« Eh bien, oui, tu as deviné. Nous avons voulu mourir seuls.

— Et maintenant, vous ne voulez plus ?

— Maintenant, nous avons reçu le secours de Dieu et des hommes. Le bateau que nous suspections est français. Tu le connais aussi bien que nous. C'est celui qui nous a sauvés sur la chaloupe quand nous étions au moment d'expirer. C'est la Confiance de Surcouf et jamais elle n'a mieux mérité son nom.

— Bravo, commandant ! s'écria Will, et vive la Confiance !

— Ce n'est pas tout, reprit le jeune corsaire, celui qui la commande m'a appris que c'était une surprise que Surcouf nous avait ménagée, qu'il l'avait équipée et armée sans prévenir personne. Demain, au soleil levant, nous serons rejoints par lui sur le Revenant et je remonterai sur ma vaillante Sainte-Anne. Et alors, malheur aux Anglais ! »

Et le lieutenant de Surcouf étendit son poing fermé et son bras menaçant vers l'horizon du nord-est, où, sous la trame des ténèbres, il devinait l'approche des trois vaisseaux du commodore Harris.

« Est-ce que vous allez me laisser sur ce mauvais bateau marchand ? »

La question était faite sur un ton d'effroi qui fit rire Clavaillan.

« Te laisser ? Non pas, mon ami. Tu as assez souffert avec nous, surtout depuis trois jours, pour avoir mérité de garder ta place sur mon brave brick. Tu es désormais un homme, que sainte Anne protège les tiens. »

La nuit s'acheva dans cet état d'esprit si différent de celui de la matinée.

Un véritable enthousiasme animait Jacques et ses compagnons. Sur son ordre, Will et les deux matelots allèrent dormir quelques heures. Ils auraient besoin de toutes leurs forces pour la journée du lendemain.

Ainsi que l'avait dit le marquis, au soleil levant on put voir les deux vaisseaux corsaires émerger de la brume, toutes voiles dehors.

C'étaient le Revenant avec ses cinquante-huit canons, la Sainte-Anne avec ses dix-huit pièces. En les additionnant aux trente-quatre bouches à feu et aux deux cent cinquante hommes de la Confiance, on arrivait au chiffre superbe de huit cent soixante-dix combattants et de cent dix canons. Avec cela on pouvait livrer bataille.

Cependant l'Anglais n'avait pas changé sa route. Bravement, il continuait à s'avancer sous le vent, fier de sa supériorité d'armement et se jugeant invincible. Il osait courir au-devant de la lutte.

La frégate le Kent avait, en effet, soixante-dix canons ; chacune des deux corvettes Eagle et Queen Elisabeth en portait vingt.

C'était donc à égalité d'armes qu'on allait combattre, du moins sous le rapport du nombre des canons. Car, en ce qui concernait le chiffre de l'équipage, les trois vaisseaux anglais représentaient un millier d'hommes.

Grande fut donc la surprise des marins français lorsque les signaux du Revenant donnèrent l'ordre de battre en retraite.

On prit chasse devant l'ennemi, ce qui n'alla pas sans provoquer quelques murmures. Mais la seule vue de Surcouf suffit à les réprimer.

Déjà le marquis, Evel, Ustaritz et Will étaient retournés sur la Sainte-Anne. Le Good Hope marchait au milieu de la flottille, protégé par la Confiance qui fermait la marche, ouverte par le Revenant.

Le corsaire, d'ailleurs, avait médité et préparé la manœuvre.

Par ses soins, deux pièces avaient été débarquées de la Confiance et placées sur le voilier anglais, à l'arrière.

« De cette façon, avait-il dit, nous curons la satisfaction de les faire recevoir en amis par leur ancien compatriote. »

Il avait mandé à Clavaillan de se tenir en flanc de la colonne.

« As-tu parmi tes hommes un gaillard résolu qui veuille risquer une grosse chance de faire du mal aux Anglais, s'il n'est pas tué ?

— Je crois avoir ça, » répondit hardiment le marquis.

Et, à son tour, il appela Evel et Ustaritz et leur demanda sans détours :

« Garçons, lequel d'entre vous consentirait à rester sur le Good Hope avec une quinzaine de lurons pour recevoir le premier coup de feu de l'Anglais ?

— Dame ! fit Evel, c'est à vous de choisir, commandant ; car je crois bien que si vous nous consultez, chacun de nous dira Amen.

— Je tiens pourtant à ce que vous le décidiez vous-mêmes. Le poste est hasardeux et il y a quatre-vingts chances d'y rester.

— Pourvu qu'il y en ait vingt d'en sortir, s'écria insoucieuse ment le Basque, je suis tout prêt à faire ce qu'on m'ordonnera.

— Et moi, dit Evel, si l'amiral me promet un bon baril de vin ayant fait la traversée, je suis tout prêt aussi à tenir compagnie à Piarrille.

— Je te le promets en son nom, Breton de roche, répliqua Clavaillan, et je te permets de suivre Ustaritz à son bord.

— Pour lors, questionna celui-ci, que nous faudra-t-il faire ? »

Le lieutenant de Surcouf leur demanda toute leur attention.

« Écoutez, dit-il, voici en quoi consiste le plan de l'amiral. »

C'était le titre que tous les matelots du corsaire donnaient à leur chef.

« Nous avons pris chasse devant les Anglais, mais c'est pour les attirer le plus loin possible, car, indépendamment de ces trois vaisseaux, une demi-douzaine d'autres s'avancent à notre rencontre. Leur approche nous a été signalée, au moment du passage de Surcouf à Bourbon. Dès que ceux-ci seront à un mille de nous, nous reviendrons sur eux. Ce sera le grand branle-bas, et alors, tant pis pour eux, tant mieux pour nous. Or, l'essentiel est que nous évitions leur premier feu, et que nous puissions les saluer de toutes nos batteries. Il faut donc que le Good Hope attire le plus gros des vaisseaux, c'est-à-dire la frégate qui marche en tête. Quand elle sera à bonne portée, elle lui enverra la double bordée de ses pièces de retraite. Mais un homme de sang-froid est indispensable pour diriger la manœuvre et se coller à l'Anglais avant de faire sauter le trois-mâts.

— Ça va, dit paisiblement Ustaritz, je crois que je pourrai faire ça.

— Et moi, ajouta Evel, je doublerai volontiers mon matelot.

— Alors, on va vous donner dix garçons solides au poste. Pouvez-vous compter sur vos Espagnols ?

— Caramba ! s'écria le Basque, je te crois qu'on peut y compter. Depuis hier, ils n'ont pas cessé de grincer des dents contre les Anglais. »

Le plan fut exécuté à la lettre. Le Good Hope reçut ainsi un équipage de vingt hommes. Surcouf y avait attaché ses deux meilleurs canonniers, afin que la première et probablement la seule bordée du navire marchand, converti pour la circonstance en vaisseau de guerre, fît le plus de mal possible à la frégate anglaise.

Cependant celle-ci et les deux corvettes, ses acolytes, poursuivaient leur chemin et s'avançaient résolument sur les quatre navires.

La distance, encore trop grande, devait les induire en erreur. Mais le courage britannique est surtout fait d'implacable ténacité.

Le commodore Harris voulait savoir à tout prix ce qu'étaient ces trois bâtiments inconnus qui venaient de se joindre au trois-mâts poursuivi depuis quatre jours. Brave, mais présomptueux, l'officier du roi George professait un imprudent mépris pour les corsaires.

Cette outrecuidance était partagée par sir George Blackford, commandant de la corvette Eagle.

Au contraire, James Peterson, commandant la Queen Elisabeth, était plein de prudence et de raison. Mais ses sages avis l'avaient fait railler de son chef aussi bien que de son collègue Blackford.

Ce jour-là, pourtant, il ne fut pas maître de ses appréhensions, et, se mettant en rapport avec le commodore Harris, il lui fit part de ses craintes.

« J'ai quelque méfiance de l'allure de ces quatre bâtiments voyageant de conserve. Il y aurait lieu de nous assurer que le reste de l'escadre pourra, le cas échéant, nous prêter main-forte. »

Harris regarda son lieutenant avec un sourire de dédaigneuse raillerie.

« En vérité, monsieur, êtes-vous prudent au point de ne point oser attaquer deux navires de commerce, dont l'un est un anglais qui nous a été pris par ruse et supercherie.

— Cette ruse et cette supercherie prouvent que ceux qui l'ont conçue et exécutée sont des gens habiles, commodore. Ils ont dû se ménager des moyens de défense que nous ignorons.

— Quels moyens ? Le flibustier qui est venu jusqu'à Bombay tromper les imbéciles du civil service est tout au plus quelque convict échappé de Botany-Bay ou d'Aden, et qui aura assassiné le capitaine du Good Hope.

« Il n'y a pas de Français en cette affaire. D'ailleurs y en eût-il que j'en serais ravi. Cela nous fournirait l'occasion de faire quelque bonne capture.

— Votre Seigneurie peut avoir raison. Je maintiens pourtant mon sentiment.

« Surcouf est un homme d'une extrême audace, et il y aurait de la prudence… »

Le commodore répliqua brutalement :

« La prudence prendrait un autre nom, monsieur. Je n'ai pas besoin de vous le dire. Quant à votre Surcouf, je ne demande que l'occasion de me trouver en face de lui. Vous seriez aimable de l'en prévenir. »

Peterson blêmit sous l'affront. Mais il ne répondit rien, et, courbant le front, il regagna la Queen Elisabeth.

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