CHAPITRE XV LADY STANHOPE

Ce soir-là il y avait brillante réception au palais du gouverneur à Madras.

Tout ce que la ville et les environs contenaient de notabilités aussi bien dans le monde de l'armée que dans le monde des colons ou dans le monde du haut commerce s'était donné rendez-vous dans les salons et dans les allées ombreuses dont lady Blackwood faisait les honneurs avec sa grâce charmante de jeune et jolie femme, avec cette exquise urbanité qui est un des apanages de la naissance. Pour chacun, elle avait un sourire, un mot aimable, rappelant à celui-ci un acte de courage, montrant à celui-là qu'elle s'intéressait à ses spéculations ou à ses espérances de planteur.

Elle allait de groupe en groupe, précédée et suivie d'un murmure d'admiration, apportant avec elle la gaîté, faisant jaillir l'esprit, tant il est vrai qu'il suffit de la présence d'une femme jeune et aimable pour répandre partout la joie, pour stimuler l'entrain, pour animer une réunion même composée des éléments les plus divers.

Cette soirée donnée dans les admirables jardins du palais du gouverneur était en l'honneur de lady Stanhope, une amie d'enfance, en même temps qu'une parente de lady Blackwood.

Or, tous les invités étaient maintenant arrivés et l'on attendait encore l'apparition de cette jeune femme que son renom de beauté et ses récentes aventures en mer avaient rendue célèbre dans la ville.

Les plus invraisemblables histoires couraient sur son compte et la curiosité était d'autant plus excitée que depuis un mois qu'elle avait débarqué à Madras, personne ne l'avait encore vue.

À peine descendue depuis une heure au palais du Gouvernement où son amie l'avait accueillie avec les plus grandes effusions d'amitié, lady Stanhope déclarait à cette dernière qu'elle ne lui appartenait qu'un jour ou deux, comptant partir dans le plus bref délai pour Ootacamund.

« Grand Dieu ! s'était écriée la jeune femme, que voulez-vous faire dans ce pays perdu, où je n'ai jamais mis les pieds ? »

Le délicieux visage de la voyageuse s'était fait grave.

« J'ai promis, dit-elle, de faire cette excursion sitôt que je serais remise des fatigues de la traversée, et je sens très bien qu'après-demain je serai tout à fait en état.

— Au moins, avait demandé son amie un peu dépitée, me direz-vous à qui vous avez fait cette promesse solennelle.

— Bien volontiers, sourit lady Stanhope, c'est à un petit mousse français qui faisait partie de l'équipage de Surcouf.

— Vous vous moquez de moi, Lily ?

— Pas le moins du monde, chère. Ce petit mousse a nom Guillaume Ternant. Il est de très bonne famille bretonne. Son père est mort prisonnier des Anglais. Lui, il est parti depuis trois ans et il m'a priée de porter de ses nouvelles à sa mère et à sa sœur qui habitent tout près de Madras.

— Et c'est pour ces Français que vous parlez de me quitter sitôt, Lily ?

— Ce n'est pas vous qui parlez ainsi, Mary ? Certes, je me sens d'autant plus pressée d'accomplir ma promesse que ce sont des Français, c'est-à-dire des ennemis, c'est vrai, mais des ennemis braves et loyaux. »

Ces paroles de la jeune femme caractérisaient bien cette époque, époque grandiose où la lutte âpre et sans merci n'excluait pas cependant une courtoisie toute chevaleresque.

Lady Blackwood s'était levée. Elle tendit la main à son amie.

« Vous avez raison, Lily, ce n'est pas moi qui parlais tout à l'heure, ou plutôt c'était la méchante moi dépitée du départ de son amie. Dites-moi que vous avez oublié…

— Je ne veux pas oublier que c'était à mon sujet que la généreuse Mary devenait égoïste et discourtoise… »

La paix fut scellée dans un sourire et la femme du gouverneur fut la première à faciliter à son amie son prompt départ.

Ce ne fut pas sans une véritable surprise que Mme Ternant et sa fille apprirent qu'une étrangère paraissant de grande naissance et venant de Madras demandait à leur parler. Et quelle ne fut pas leur joie en entendant des lèvres de la jeune femme les bonnes nouvelles que cette dernière leur apportait !

Elles ne se lassaient pas de l'interroger, se faisant à satiété répéter les paroles de l'absent, essayant d'après les descriptions de lady Stanhope de se le représenter.

« Comment est-il grand maintenant ? » interrogeait Mme Ternant.

En souriant, la jeune femme se levait, mettait sa petite main au-dessus de sa tête et disait :

« Comme ça. »

Et la mère se récriait :

« C'est impossible, madame, quand il est parti il était de ma taille.

— Mais il y a trois ans, maman », faisait remarquer Anne, qui n'était pas moins joyeuse que sa mère.

Cependant il y avait un nom que la jeune fille aurait bien voulu prononcer ; elle n'osait pas.

Heureusement, lady Stanhope prévint son désir.

« J'oubliais que j'étais également chargée de toutes sortes de compliments et de souvenirs pour vous, madame, et pour mademoiselle Anne, de la part d'un jeune officier de votre connaissance, M. Jacques de Clavaillan. »

La jeune fille rougit de plaisir. C'était plus qu'il ne lui en fallait pour lui faire prendre patience et pour la rendre heureuse jusqu'au retour de son frère et de son fiancé.

En partant, la jeune femme comptait, sitôt sa commission faite, prendre le chemin du retour, mais voilà qu'avec sa nature fantasque, elle se prit d'affection pour les deux Françaises, qui de leur côté se mirent bien vite à chérir celle qui n'avait pas hésité à quitter ses amis et sa luxueuse installation de Madras, pour venir presque dans les montagnes, dans un pauvre petit pays perdu, trouver deux étrangères afin de leur parler de l'absent aimé.

Aussi un mois s'écoula presque et lady Stanhope n'avait pas encore songé à quitter Ootacamund. Ce fut une lettre de son amie, lettre à la vérité un peu acrimonieuse, qui vint la décider.

Elle répondit aussitôt en s'excusant et en faisant de si gentilles protestations de repentir que lady Blackwood sans rancune prépara une grande soirée pour le retour de l'enfant prodigue…

C'est ainsi qu'à minuit moins cinq minutes on attendait encore dans le palais de Madras l'apparition de la capricieuse jeune femme.

Enfin, comme l'heure fatidique sonnait à toutes les horloges, lady Blackwood, qui avait disparu depuis un instant, se montra tout à coup donnant le bras à son amie.

Certes, c'était là une charmante façon de la présenter, mais peut-être bien y entrait-il un peu de coquetterie de la part de la jolie patricienne.

Si le rapprochement d'une vilaine figure fait quelquefois mieux ressortir un beau visage, rien sûrement ne met plus en valeur une jolie femme, surtout comme en cette occasion, lorsque l'une est blonde, ce qui était le cas de lady Blackwood, et l'autre brune comme lady Stanhope.

Ce fut par le plus flatteur des murmures qu'on accueillit les deux jeunes femmes, et l'encens d'admiration qui montait vers elles et qu'elles respiraient avec délices ne contribuait pas pour peu de chose au rayonnement de leur beauté.

Les yeux brillants, les lèvres souriantes, le teint animé, elles se sentaient pleines de reconnaissance et d'affection l'une pour l'autre et répondaient par des rires joyeux ou des reparties malicieuses aux compliments qui leur étaient adressés de tous côtés.

Cependant il leur fallut se séparer : lady Blackwood, appelée par ses devoirs de maîtresse de maison, dut abandonner son amie qui fut bientôt entourée d'un groupe d'officiers désireux d'entendre de sa jolie bouche le récit de ses aventures. Elle ne se fit pas prier, du reste, et raconta comment, embarquée sur un convoi à destination de Madras, elle fut capturée par la petite escadre de Surcouf.

« Bah ! fit quelqu'un, il avait beau jeu, cet intrépide Surcouf ! Et il ne me semble ni difficile, ni dangereux de prendre quelques vaisseaux sans défense, alors qu'on est soi-même fortement armé.

— Surcouf ne se contente pas de s'emparer des vaisseaux de simple transport et j'ai pu assister à la prise de trois de nos navires de guerre anglais », répondit la jeune femme.

Il y eut dans l'assistance un sourd murmure de rage impuissante, et, comme on allait presser lady Stanhope de questions, on vint prévenir que le feu d'artifice était prêt à être tiré.

Tout le monde se dirigea vers le jardin et se rangea autour d'un assez vaste espace réservé aux artifices.

Et bientôt la nuit sereine s'illumina des plus vives clartés.

D'innombrables fusées éclatèrent avec un crépitement de fusillade, des soleils jetèrent leur lumière d'or et des roues firent de grandes traînées lumineuses.

Il y eut de tout jusqu'aux plus simples « pouldjerries » indiennes. On appelle « pouldjerries » des pots de terre remplis de poudre inflammable et criblés de trous. Le feu étant mis à la poudre, celle-ci fuse de toutes parts et produit un assez brillant effet.

Le feu d'artifice terminé, on rentra dans les salons où la partie artistique de la soirée allait commencer.

C'était en effet le moment de mettre en valeur ses talents personnels. La musique fit naturellement tous les frais. Il y eut des morceaux de chant pour la plupart fort bien exécutés et d'innombrables morceaux de guitare et de harpe.

Ces deux instruments, les plus gracieux qu'une femme puisse manier, étaient en pleine vogue.

On jouait de la harpe comme on devait jouer plus tard du piano, c'est-à-dire avec fureur.

Seulement, à l'encontre du piano où en général les auditeurs ne voient que le dos de l'exécutant, la harpiste fait face au public et, qu'elle joue assise ou debout, peut faire valoir les avantages d'une jolie taille.

Le bras et la main y sont également en valeur, ainsi que le pied qui fait manœuvrer la pédale.

Lady Stanhope y était de première force et c'était vraiment un exquis spectacle que celui de cette radieuse jeune femme, habillée de cette longue robe fourreau, à la taille très haute, appelée « robe empire », pinçant les cordes de ce bel instrument doré de forme si élégante.

On l'applaudit aussi avec fureur.

Elle avait repris sa place, plus entourée que jamais.

On voulait la suite de l'histoire.

« Je vous ai dit, continua-t-elle, comment, capturées par Surcouf, nous avions été galamment installées par lui dans l'une des petites îles (le l'archipel des Maldives. Nous allions reprendre notre route, après une nuit de repos, lorsque l'on nous signala trois nouvelles voiles à l'horizon, et bientôt, à la distance d'un mille, nous pouvions reconnaître le pavillon anglais.

« Surcouf l'avait déjà vu et, nous laissant un peu en arrière, il fonce sur nos compatriotes. Il était à bord du Revenant, et suivi de près par la Sainte-Anne, capitaine de Clavaillan, et enfin par la Confiance.

« Les nôtres étaient la corvette Eagle, capitaine George Blackford, la frégate le Kent montée par le commodore John Harris et enfin une autre corvette Queen Elisabeth. »

À ce moment, lady Stanhope fut interrompue. La vieille lady qui s'était fait répéter les noms des marins s'avança vivement.

« N'avez-vous pas nommé, madame, George Blackford ?

— Oui, madame.

— Et que lui est-il arrivé ?

— George Blackford est mort.

— Ah ! fit la lady avec un soupir. C'était mon cousin. » Elle s'éloigna sur ces mots, mais comme elle n'était que médiocrement affectée, elle revint afin d'entendre la suite.

« George Blackford, continua lady Stanhope, est mort d'une singulière façon. Comme il jetait son nom dans la mêlée, M. de Clavaillan attacha un flot de rubans jaunes à son épée et, après avoir salué, lui cria :

« “J'ai l'honneur, monsieur, de vous remettre ce souvenir que m'a confié pour vous, une de vos parentes.”

« Et l'épée et les rubans disparurent dans le corps du malheureux qui tomba mort.

— Ah ! fit encore la vieille dame, il eût mieux fait de les garder.

— Et vous, madame, fit lady Stanhope, vous eussiez mieux fait de ne pas les lui confier.

— C'est égal ! fit un jeune officier, ces marins français conservent de la galanterie même en vous envoyant dans l'autre monde. Avouez, messieurs, que voilà un joli trait de féroce courtoisie. »

Il passa un petit frisson dans l'assistance, puis un tout jeune homme, affectant un air gouailleur, demanda :

« Enfin, madame, puisque vous les avez vus, ces héros invincibles, dites-nous un peu comment ils sont de leur personne.

— Je ne vous parlerai pas de M. de Clavaillan, répondit la jeune femme, puisque beaucoup d'entre vous le connaissent.

— Hélas ! soupira lady Blackwood qui s'était approchée, n'est-ce pas, en effet, au milieu d'une fête donnée en son honneur qu'il s'est enfui ?

— Mais Surcouf ?… ce fameux Surcouf ? » interrogèrent à la fois plusieurs voix.

La jeune femme se leva et, après avoir parcouru d'un regard circulaire le groupe d'uniformes qui l'entourait, elle prononça avec un sourire destiné à atténuer sa déclaration :

« Vous êtes très bien, messieurs, dans la marine de Sa Majesté, mais cependant aucun de vous n'est aussi bien que Surcouf. »

Il y eut un mouvement de dépit.

Sans s'en inquiéter, avec cette désinvolture propre aux jolies femmes qui savent très bien que, quoi qu'elles disent ou fassent, elles peuvent compter sur l'impunité, lady Stanhope affirma :

« Surcouf, messieurs, est admirablement beau. »

Personne ne releva cette phrase et la question tomba d'elle-même sans qu'on s'avisât de demander de plus amples renseignements.

Il y eut même un instant de gêne, une sorte de courant froid qui parcourut l'assistance. On en voulait un peu à la jeune femme de son enthousiasme, et quelques-unes pensaient même que, pour une Anglaise, elle manquait certainement de patriotisme.

Heureusement, l'annonce du souper vint faire diversion, et, malgré la faveur qu'elle ne cachait pas pour des ennemis, bien des bras s'arrondirent devant lady Stanhope pour solliciter l'honneur de la conduire à la table.

Embarrassée, elle riait de son joli rire d'enfant, disant avec une petite mine comique d'impuissance :

« Je ne puis pourtant pas vous donner le bras à tous ! »

Mais, pardonnée maintenant, grâce à son amabilité, elle fut bientôt tirée d'affaire par l'arrivée du gouverneur en personne, qui venait la chercher. On s'inclina et on la suivit joyeusement ; tout le monde était content de ce dénouement.

Le couvert était mis dans une grande véranda toute garnie de fleurs et de feuillage.

Le coup d'œil de cette réunion dans laquelle les plus brillants uniformes alternaient avec les couleurs chatoyantes des robes de femmes, où l'or des galons se mêlait aux feux des diamants et à l'éclat plus doux des pierres, était vraiment d'un magnifique effet.

Les plats les plus recherchés, les boissons les plus capiteuses furent servis par une véritable armée de domestiques.

Bientôt, sous l'effet du champagne, les langues se délièrent et les nouvelles les plus diverses circulèrent autour de la table.

Presque partout on parlait de la France et de son empereur.

« Quel homme étonnant et quel admirable génie ! s'écriait lady Stanhope, qui ne ménageait jamais les termes pour exprimer son admiration.

— C'est un ambitieux extravagant, dit un vieux général.

— L'ambition est permise quand elle sert à l'illustration et à la grandeur de son pays, fit encore la bouillante jeune femme.

— L'ambition n'excuse jamais certaines fautes.

— Et quelles fautes a-t-il donc commises ?

— C'est un usurpateur. Il n'a travaillé que pour lui. Son devoir était de soumettre ses exploits à son gouvernement.

— Un tel homme n'était pas fait pour obéir. Il lui fallait toute la liberté d'action. Son gouvernement ne l'aurait peut-être pas compris.

— Il perd son pays.

— Non, il le fait grand.

— Savez-vous que c'est encore une victoire, une victoire éclatante qu'il vient de remporter à Friedland. Les Russes sont battus.

— L'Europe se lassera.

— Il lui tiendra tête.

— En vérité, Lily, interrompit lady Blackwood qui craignait que le caractère enthousiaste de son amie la fît aller trop loin ; en vérité, M. Bonaparte n'a pas de plus chaud partisan que vous. »

La jeune femme comprit l'intention de son amie.

« Chère, déclara-t-elle, comme fervente Anglaise je hais l'empereur des Français ; comme femme, je rends toujours hommage à ce qui est grand et fort. »

On applaudit bruyamment à cette déclaration. Puis, le sujet un moment écarté revint plus brûlant sur le tapis.

« On dit, reprit le vieux général qui avait parlé tout à l'heure, que l'intention de l'empereur serait de s'emparer de l'Espagne. »

Il y eut une explosion générale.

« C'est impossible ! Il n'oserait ! Et dans quel but ?

— Sait-on où s'arrêtera la soif de conquête de cet homme ? On laisse même entendre qu'il voudrait placer son frère sur le trône d'Espagne.

— Le roi de Naples ?

— Le roi de Naples.

— Bah ! les Espagnols sont braves, il ne les vaincra pas facilement. Et puis, ils sont servis par leur terre elle-même. Je crois qu'il y laissera bien des hommes.

— Nous-mêmes, du reste, nous aiderons l'Espagne.

— L'Angleterre a-t-elle donc peur, messieurs ? interrogea lady Stanhope.

— Madame, cet homme est un danger pour toute l'Europe, et il est du devoir de l'Angleterre de le combattre par tous les moyens.

— Sauf les moyens déloyaux, toutefois ?

— Même ceux-là, reprit avec une énergie farouche le vieux général.

— Oh ! général, s'écria la jeune femme, autant que j'aime mon pays, je ne puis souscrire à une telle politique.

— La morale d'un pays, madame, n'est pas la même que la morale individuelle.

« Une nation doit être grande et forte d'abord. Elle voit ensuite à être juste. »

Lady Stanhope n'eut pas le loisir de répondre : une nouvelle courait autour de la salle et paraissait être fort commentée.

« Qu'y a-t-il ? interrogea lady Blackwood.

— Il paraît, milady, répondit un jeune officier, que sir Willesley est rappelé de l'Inde.

— Le frère du marquis de Willesley, le gouverneur général ?

— Lui-même en personne. On dit beaucoup de choses sur son caractère, et Sa Majesté aurait en lui grande Confiance.

— Que dit-on ?

— On dit que c'est un homme d'une grande rigidité, impassible, méthodique, aussi dur pour lui-même que pour les autres.

— Et cette nouvelle pourrait-elle avoir une corrélation avec ce que nous disions tout à l'heure ?

— Sans doute, milady.

« Peut-être est-ce à lui que l'on va confier le commandement des troupes en Espagne.

— Peut-être, prononça sourdement le vieux général, que c'est là la pierre d'achoppement qui va faire tomber les géants français. »

La conversation était devenue si grave que la charmante maîtresse de maison, un peu inquiète pour l'entrain de sa soirée, hâta la fin du souper, afin de changer le cours des idées.

Quelques instants après, la même salle, dégagée de la table et des desserts qui la garnissaient, devenait un merveilleux salon de danse où tourbillonnaient à l'envie officiers et ladies.

On dansa au son d'un orchestre invisible composé de harpes, de guitares, de violons et de pianos.

Tout à coup, lady Stanhope, avec cette mobilité d'impression qui en faisait une créature fantasque, décevante à l'excès, mais toujours charmante, déclara qu'elle voulait faire danser toute seule, sans le secours des musiciens.

On traîna tout aussitôt un piano, et, avec un brio extraordinaire, pendant près d'une heure, les couples tournèrent aux accords de son instrument.

Ils s'arrêtaient parfois pour écouter et savourer son jeu de musicienne consommée.

Plusieurs fois, lady Blackwood était venue la prier de ne pas se fatiguer ; en riant, elle l'avait renvoyée, prétendant qu'en cas de besoin elle était sûre maintenant de pouvoir gagner sa vie.

Puis, toujours généreuse, elle avait prié qu'on s'occupât des musiciens, déclarant qu'elle entendait qu'ils profitassent tout à fait de ce petit repos.

Enfin, comme elle n'était pas habituée à semblable exercice, elle finit par être lasse, et, faisant tourner vivement le tabouret :

« Qui veut me remplacer ? » cria-t-elle gaiement. Personne ne s'en souciait, et le bal reprit avec l'orchestre.

« Ouf ! fit-elle, ceci me remet en mémoire mes pauvres pianos.

— Quels pianos, Lily ? demanda lady Blackwood.

— Ah ! Mary, que je suis donc maladroite, je me suis vendue. Ou plutôt, non, je n'ai encore rien dit ; oubliez, Mary, et peut-Être qu'un jour vous aurez la clef du mystère. »

Mais ce mot de mystère même n'était pas fait pour calmer la curiosité de la jeune femme.

« Je vous prie, Lily, puisque vous avez commencé, achevez la confidence. C'est toujours si amusant, ce que vous avez à dire. »

Lady Stanhope sourit, prise par son côté faible, mais résolue cependant à lutter un peu.

« Non Mary, n'insistez pas, vous me priveriez d'un grand plaisir.

— Et moi, chère, vous serez cause que je vais dépérir, tant une curiosité rentrée me rend malade. »

Ceux qui entouraient les deux amies se joignirent à lady Blackwood pour la supplier de parler.

« Même si c'est pour détruire une surprise ?

— Oui, oui, oui, cria-t-on.

— Même si cette surprise vous était destinée, Mary ? »

Cette dernière hésita. Cependant le désir de savoir fut le plus fort.

« Même si cette surprise m'était destinée.

— Eh bien ! tant pis pour vous, s'écria vivement la jeune femme. Seulement, je vous préviens qu'il nous faut revenir à Surcouf.

— Revenons à Surcouf, fit-on en chœur.

— Voilà donc de quoi il s'agit : je sais combien vous aimez le piano ; je sais, d'autre part, qu'il ne vous est pas facile d'en avoir un véritablement bon ici, et je vous avais promis de vous en apporter un. Aussi, quelque temps avant mon départ d'Angleterre, je me suis offert un petit voyage en France pour aller en essayer.

« Ah ! chère, vous n'imaginez pas avec quelle perfection ces Français construisent ces instruments. J'en ai vu des quantités, et, dans chaque magasin, j'avais envie de les acheter tous. Je n'en ai rien fait, rassurez-vous. Cependant, un jour, j'en trouvai deux meilleurs encore que les autres et je me les fis réserver… L'un vous était destiné, l'autre était pour moi. »

Lady Blackwood sauta au cou de son amie :

« Oh ! Lily, que c'est gentil à vous d'avoir mis tant de zèle pour me faire un tel plaisir ! Mais quelle difficulté pour les transporter ! Vraiment, rien ne vous arrête et comme je vous reconnais bien là.

— Hélas ! Mary, ne me remerciez pas encore. Je ne sais si je pourrai jamais vous donner ce souvenir.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je n'ai plus les pianos. Vous parliez de difficultés ; je croyais les avoir toutes prévues. Les pianos, d'immenses pianos à queue, avaient voyagé emmaillotés de couvertures comme des petits enfants, et j'allais moi-même m'assurer de leur bon état de temps à autre. Tout allait pour le mieux et j'avais lieu d'espérer qu'ils n'avaient éprouvé aucun mal, lorsque, ayant été capturés par Surcouf, toute la cargaison du convoi est tombée entre ses mains.

— Ah ! ma pauvre Lily, s'écria la femme du gouverneur tout à fait chagrine ; je ne vous en remercie pas moins, mais, hélas ! c'en est fait de votre piano comme du mien.

— Non, j'espère encore les avoir.

— Comment cela ?

— Surcouf, qui a vu ma peine, en a eu grand-pitié, et de sa rude voix de marin habituée aux commandements, qu'il a adoucie pour moi, il m'a dit :

« “Madame, je vous donne ma parole d'honneur que je ferai tout mon possible pour avoir vos pianos et j'irai en personne vous les rapporter.”

— C'est justement, s'écria lady Blackwood, ce que j'avais prié M. de Clavaillan de lui dire. »

Il y eut sur toutes les lèvres un sourire d'incrédulité et même quelques rires vite réprimés, puis quelqu'un se hasarda à prononcer :

« Ah ! madame, il vaut mieux pour vous ne plus penser à vos pianos, car la parole d'un corsaire ne peut avoir aucune valeur.

— Et moi, messieurs, j'estime que la parole de Surcouf vaut celle du plus fier gentilhomme d'entre vous. Je garde donc la conviction que ce corsaire, à moins d'impossibilité de sa part, me rendra mes pianos.

— Je veux aussi en garder l'espoir, » dit lady Blackwood avec un soupir de regret.

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