CHAPITRE XIV

Un sentiment fâcheux troublait cependant le plaisir que j'éprouvais en me livrant à ces méditations. Combien peu de personnes, me disais-je, jouissent maintenant avec moi du spectacle sublime que le ciel étale inutilement pour les hommes assoupis ! … Passe encore pour ceux qui dorment ; mais qu'en coûterait-il à ceux qui se promènent, a ceux qui sortent en foule du théâtre de regarder un instant et d'admirer les brillantes constellations qui rayonnent de toutes parts sur leur tête ? – Non, les spectateurs attentifs de Scapin ou de Jocrisse ne daigneront pas lever les yeux : Ils vont rentrer brutalement chez eux, ou ailleurs, sans songer que le ciel existe. Quelle bizarrerie ! … parce qu'on peut le voir souvent et gratis, ils n'en veulent pas. Si le firmament était toujours voilé pour nous, si le spectacle qu'il nous offre dépendait d'un entrepreneur, les premières loges sur les toits seraient hors de prix, et les dames de Turin s'arracheraient ma lucarne.

« Oh ! si j'étais souverain d'un pays, m'écriai-je saisi d'une juste indignation, je ferais chaque nuit sonner le tocsin, et j'obligerais mes sujets de tout âge de tout sexe et de toute condition, de se mettre à la fenêtre et de regarder les étoiles. »

Ici la raison, qui, dans mon royaume, n'a qu'un droit contesté de remontrance, fut cependant plus heureuse qu'à l'ordinaire dans les représentations qu'elle me proposa au sujet de l'édit inconsidéré que je voulais proclamer dans mes Etats.

« Sire, me dit-elle, Votre Majesté ne daignerait-elle pas faire une exception en faveur des nuits pluvieuses, puisque, dans ce cas, le ciel étant couvert… – Fort bien, fort bien, répondis-je, je n'y avais pas songé : vous noterez une exception en faveur des nuits pluvieuses. – Sire, ajouta-t-elle, je pense qu'il serait à propos d'excepter aussi les nuits sereines, lorsque le froid est excessif et que la bise souffle, puisque l'exécution rigoureuse de l'édit accablerait vos heureux sujets de rhumes et de catarrhes. »

Je commençais à voir beaucoup de difficultés dans l'exécution de mon projet ; mais il m'en coûtait de revenir sur mes pas.

« Il faudra, dis-je, écrire au Conseil de médecine et à l'Académie des sciences pour fixer le degré du thermomètre centigrade auquel mes sujets pourront se dispenser de se mettre à la fenêtre ; mais je veux, j'exige absolument que l'ordre soit exécuté à la rigueur.

– Et les malades, Sire ?

– Cela va sans dire ; qu'ils soient exceptés ; l'humanité doit aller avant tout.

– Si je ne craignais de fatiguer Votre Majesté, je lui ferais encore observer que l'on pourrait (dans le cas où elle le jugerait à propos et que la chose ne présentât pas de grands inconvénients) ajouter aussi une exception en faveur des aveugles, puisque, étant privés de l'organe de la vue…

– Eh bien, est-ce tout ? interrompis-je avec humeur.

– Pardon, Sire ; mais les amoureux ? Le cœur débonnaire de Votre Majesté pourrait-il les contraindre à regarder aussi les étoiles ?

– C'est bon, c'est bon, dit le roi ; remettons cela : nous y penserons à tête reposée. Vous me donnerez un mémoire détaillé là-dessus. »

Bon dieu ! … bon Dieu ! … combien il faut y réfléchir avant de donner un édit de haute police !

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