Un autre épouvantail dont on se sert pour faire redouter aux Français le retour de leur Roi, ce sont les vengeances dont ce retour doit être accompagné.
Cette objection, comme les autres, est surtout faite par des hommes d’esprit qui n’y croient point : il est cependant bon de la discuter en faveur des honnêtes gens qui la croient fondée.
Nombre d’écrivains royalistes ont repoussé, comme une insulte, ce désir de vengeance qu’on suppose à leur parti ; un seul va parler pour tous : je le cite pour mon plaisir et pour celui de mes lecteurs. On ne m’accusera pas de le choisir parmi les royalistes à la glace.
« Sous l’empire d’un pouvoir illégitime, les plus horribles vengeances sont à craindre ; car qui auroit le droit de les réprimer ? La victime ne peut invoquer à son aide l’autorité des lois qui n’existent pas, et d’un gouvernement qui n’est que l’œuvre du crime et de l’usurpation.
» Il en est tout autrement d’un gouvernement assis sur ses bases sacrées, antiques, légitimes ; il a le droit d’étouffer les plus justes vengeances, et de punir à, l’instant du glaive des lois quiconque se livre plus au sentiment de la nature qu’à celui de ses devoirs.
» Un gouvernement légitime a seul le droit de proclamer l’amnistie, et les moyens de la faire observer.
» Alors il est démontré que le plus parfait, le plus pur des royalistes, le plus grièvement outragé-dans ses parens, dans ses propriétés, doit être puni de mort, sous un gouvernement légitime, s’il ose venger lui-même ses propres injures, quand le Roi lui en a commandé le pardon.
» C’est donc sous un gouvernement fondé sur nos lois que l’amnistie peut être sûrement accordée, et qu’elle peut être sévèrement observée.
» Ah ! sans doute il seroit facile de discuter jusqu’à quel point le droit du Roi peut étendre une amnistie. Les exceptions que prescrit le premier de ses devoirs sont bien évidentes. Tout ce qui fut teint du sang de Louis XVI, n’a de grâce à espérer que de Dieu ; mais qui oserait ensuite tracer d’une main sûre les limites où doivent s’arrêter l’amnistie et la clémence du Roi ? Mon cœur et ma plume s’y refusent également. Si quelqu’un ose jamais écrire sur un pareil sujet, ce sera sans doute cet homme rare et unique peut-être, s’il existe, qui lui-même n’a jamais failli dans le cours de cette horrible révolution ; et dont le cœur, aussi pur que la conduite, n’eut jamais besoin de grâce. »
La raison et le sentiment ne sauraient s’exprimer avec plus de noblesse. Il faudrait plaindre l’homme qui ne reconnoîtroit pas dans ce morceau l’accent de la conviction.
Dix mois après la date de cet écrit, le Roi a prononcé dans sa déclaration, ce mot si connu et si digne de l’être : Qui oseroit se venger quand le Roi pardonne ?
Il n’a excepté de l’amnistie que ceux qui votèrent la mort de Louis XVI, les coopérateurs, les instrumens directs et immédiats de son supplice, et les membres du tribunal révolutionnaire qui envoya à l’échafaud la Reine et madame Elisabeth. Cherchant même à restreindre l’anathème à l’égard des premiers, autant que la conscience et l’honneur le lui permettoient, il n’a point mis au rang des parricides ceux dont il est permis de croire qu’ils ne se mêlèrent aux assassins de Louis XVI que dans le dessein de le sauver.
À l’égard même de ces monstres que la postérité ne nommera qu’avec horreur, le Roi s’est contenté de dire, avec autant de mesure que de justice, que la France entière appelle sur leurs têtes le glaive de la justice.
Par cette phrase, il n’est point privé du droit de faire grâce en particulier : c’est aux coupables à voir ce qu’ils pourraient mettre dans la balance pour faire équilibre à leur forfait. Monk se servit d’Ingolsby pour arrêter Lambert. On peut faire encore mieux qu’Ingolsby.
J’observerai de plus, sans prétendre affoiblir la juste horreur qui est due aux meurtriers de Louis XVI, qu’aux yeux de la justice divine tous ne sont pas également coupables. Au moral comme au physique, la force de la fermentation est en raison des masses fermentantes. Les soixante-dix juges de Charles Ier étoient bien plus maîtres d’eux-mêmes que les juges de Louis XVI. Il y eut certainement parmi ceux-ci des coupables bien délibérés, qu’il est impossible de détester assez ; mais ces grands coupables avoient eu l’art d’exciter une telle terreur ; ils avoient fait sur les esprits moins vigoureux une telle impression, que plusieurs députés, je n’en doute nullement, furent privés d’une partie de leur libre arbitre. Il est difficile de se former une idée nette du délire indéfinissable et surnaturel qui s’empara de l’assemblée à l’époque du jugement de Louis XVI. Je suis persuadé que plusieurs des coupables, en se rappelant cette funeste époque, croient avoir fait un mauvais rêve ; qu’ils sont tentés de douter de ce qu’ils ont fait, et qu’ils s’expliquent moins à eux-mêmes que nous ne pouvons les expliquer.
Ces coupables, fâchés et supris de l’être, devraient tâcher de faire leur paix.
Au surplus, ceci ne regarde qu’eux ; car la nation serait bien vile, si elle regardoit comme un inconvénient de la contre-révolution, la punition de pareils hommes ; mais pour ceux même qui auraient cette foiblesse, on peut observer que la Providence a déjà commencé la punition des coupables : plus de soixante régicides, parmi les plus coupables, ont péri de mort violente ; d’autres périront sans doute, où quitteront l’Europe avant que la France ait un Roi ; très-peu tomberont entre les mains de la justice.
Les Français, parfaitement tranquilles sur les vengeances judiciaires, doivent l’être de même sur les vengeances particulières : ils ont à cet égard les protestations les plus solennelles ; ils ont la parole de leur Roi ; il ne leur est pas permis de craindre.
Mais comme il faut parler à tous les esprits, et prévenir toutes les objections ; comme il faut répondre même à ceux qui ne croient point à l’honneur et à la foi, il faut prouver que les vengeances particulières ne sont pas possibles.
Le souverain le plus puissant n’a que deux bras ; il n’est fort que par les instrumens qu’il emploie, et que l’opinion lui soumet. Or quoiqu’il soit évident que le Roi, après la restauration supposée, ne cherchera qu’à pardonner, faisons, pour mettre les choses au pis, une supposition toute contraire. Comment s’y prendroit-il s’il vouloit exercer des vengeances arbitraires ? L’armée française, telle que nous la connoissons, seroit-elle un instrument bien souple entre ses mains ? L’ignorance et la mauvaise foi se plaisent à représenter ce Roi futur comme un Louis XIV, qui, semblable au Jupiter d’Homère, n’avoit qu’à froncer le sourcil pour ébranler la France. On ose à peine prouver combien cette supposition est fausse. Le pouvoir de la souveraineté est tout moral ; elle commande vainement si ce pouvoir n’est pas pour elle ; et il faut le posséder dans sa plénitude pour en abuser. Le Roi de France qui montera sur le trône de ses ancêtres, n’aura sûrement pas l’envie de commencer par des abus ; et s’il l’avoit, elle seroit vaine, parce qu’il ne seroit pas assez fort pour la contenter. Le bonnet rouge, en touchant le front royal, a fait disparaître les traces de l’huile sainte : le charme est rompu ; de longues profanations ont détruit l’empire divin des préjugés nationaux ; et long-temps encore, pendant que la froide raison courbera les corps, les esprits resteront debout. On fait semblant de craindre que le nouveau Roi de France ne sévisse contre ses ennemis : l’infortuné ! pourra-t-il seulement récompenser ses amis ?
Les Français ont donc deux garans infaillibles contre les prétendues vengeances dont on leur fait peur, l’intérêt du Roi et son impuissance.
Le retour des émigrés fournit encore aux adversaires de la monarchie un sujet intarissable de craintes imaginaires ; il importe de dissiper cette vision.
La première chose à remarquer, c’est qu’il est des propositions vraies dont la vérité n’a qu’une époque ; cependant on s’accoutume à les répéter long-temps après que le temps les a rendues fausses et même ridicules. Le parti attaché à la révolution pouvoit craindre le retour des émigrés peu de temps après la loi qui les proscrivit : je n’affirme point cependant qu’ils eussent raison ; mais qu’importe ? c’est là une question purement oiseuse, dont il seroit très-inutile de s’occuper. La question est de savoir si, dans ce moment, la rentrée des émigrés a quelque chose de dangereux pour la France.
La noblesse envoya 284 députés à ces états-généraux de funeste mémoire, qui ont produit tout ce que nous avons vu. Par un travail fait sur plusieurs bailliages, on n’a jamais trouvé plus de 80 électeurs pour un député. Il n’est pas absolument impossible que certains bailliages aient présenté un nombre plus fort ; mais il faut aussi tenir compte des individus qui ont opiné dans plus d’un bailliage.
Tout bien considéré, on peut évaluer à 25,000 le nombre des chefs de familles nobles qui députèrent aux états-généraux ; et en multipliant par 5, nombre commun attribué, comme on sait, à chaque famille, nous aurons 125,000 têtes nobles. Prenons 130,000 pour caver au plus fort : ôtons les femmes ; restent 65,000. Retranchons de ce dernier nombre, 1.° tes nobles qui ne sont jamais sortis ; 2.° ceux qui sont rentrés ; 3.° les vieillards ; 4.° les enfans ; 5.° les malades ; 6.° les prêtres ; 7.° tous ceux qui ont péri par la guerre, par les supplices, ou par l’ordre seul de la nature, il restera un nombre qu’il n’est pas aisé de déterminer au juste, mais qui, sous tous les points de vue possibles, ne saurait alarmer la France.
Un prince, digne de son nom, mène aux combats 5 ou 6000 hommes au plus ; ce corps, qui n’est pas même, à beaucoup près, tout composé de nobles, a fait preuve d’une valeur admirable sous des drapeaux étrangers ; mais, si on l’isole, il disparaît. Enfin, il est clair que, sous le rapport militaire, les émigrés ne sont rien et ne peuvent rien.
Il y a de plus une considération qui se rapporte plus particulièrement à l’esprit de cet ouvrage, et qui mérite d’être développée.
Il n’y a point de hasard dans le monde, et même dans un sens secondaire il n’y a point de désordre, en ce que le désordre est ordonné par une main souveraine qui le plie à la règle, et le force de concourir au but.
Une révolution n’est qu’un mouvement politique qui doit produire un certain effet dans un certain temps. Ce mouvement a ses lois ; et en les observant attentivement dans une certaine étendue de temps, on peut tirer des conjectures assez certaines pour l’avenir. Or, une des lois de la révolution française, c’est que les émigrés ne peuvent l’attaquer que pour leur malheur, et sont totalement exclus de l’œuvre quelconque qui s’opère.
Depuis les premières chimères de la contre-révolution jusqu’à l’entreprise à jamais lamentable de Quiberon, ils n’ont rien entrepris qui ait réussi, et même qui riait tourné contré eux. Non-seulement ils ne réussissent pas, mais tout ce qu’ils entreprennent est marqué d’un tel caractère d’impuissance et de nullité, que l’opinion s’est enfin accoutumée à les regarder comme des hommes qui s’obstinent à défendre un parti proscrit ; ce qui jette sur eux une défaveur dont leurs amis même s’aperçoivent.
Et cette défaveur surprendra peu les hommes qui pensent que la révolution française a pour cause principale la dégradation morale de la noblesse.
M. de Saint-Pierre a observé quelque part, dans ses Études de la Nature, que si l’on compare la figure des nobles français à celle de leurs ancêtres, dont la peinture et la sculpture nous ont transmis les traits, on voit à l’évidence que ces races ont dégénéré.
On peut le croire sur ce point mieux que sur les fusions polaires et sur la figure de la terre.
Il y a dans chaque état un certain nombre de familles qu’on pourroit appeler cosouveraines, même dans les monarchies ; car la noblesse, dans ces gouvernemens, n’est qu’un prolongement de la souveraineté. Ces familles sont les dépositaires du feu sacré ; il s’éteint lorsqu’elles cessent d’être vierges.
C’est une question de savoir si ces familles, une fois éteintes, peuvent être parfaitement remplacées. Il ne faut pas croire au moins si l’on veut s’exprimer exactement, que les souverains puissent anoblir. Il y a des familles nouvelles qui s’élancent, pour ainsi dire, dans l’administration de l’état ; qui se tirent de l’égalité d’une manière frappante, et s’élèvent entre les autres comme des baliveaux vigoureux au milieu d’un taillis. Les souverains peuvent sanctionner ces anoblissemens naturels, c’est à quoi se borne leur puissance. S’ils contrarient un trop grand nombre de ces anoblissemens, ou s’ils se permettent d’en faire trop de leur pleine puissance, ils travaillent à la destruction de leurs états. La fausse noblesse étoit une des grandes plaies de la France : d’autres empires moins éclatans en sont fatigués et déshonorés, en attendant d’autres malheurs.
La philosophie moderne, qui aime tant parler de hasard, parle surtout du hasard de la naissance ; c’est un de ses textes favoris : mais il n’y a pas plus de hasard sur ce point que sur d’autres : il y a des familles nobles comme il y a des familles souveraines. L’homme peut-il faire un souverain ? Tout au plus il peut servir d’instrument pour déposséder un souverain, et livrer ses états à un autre souverain déjà prince. Du reste, il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne : si ce phénomène paroissoit, ce seroit une époque du monde.
Proportion gardée, il en est de la noblesse comme de la souveraineté. Sans entrer dans de plus grands détails, contentons-nous d’observer que si la noblesse abjure les dogmes nationaux, l’état est perdu.
Le rôle joué par quelques nobles dans la révolution française, est mille fois, je ne dis pas plus horrible, mais plus terrible que tout ce qu’on a vu pendant cette révolution.
Il n’a pas existé de signe plus effrayant, plus décisif, de l’épouvantable jugement porté sur la monarchie française.
On demandera peut-être ce que ces fautes peuvent avoir de commun avec les émigrés qui les détestent. Je réponds que les individus qui composent les nations, les familles, et même les corps politiques, sont solidaires : c’est un fait. Je réponds, en second lieu, que les causes de ce que souffre la noblesse émigrée, sont bien antérieures à l’émigration. La différence que nous apercevons entre tels et tels nobles français, n’est, aux yeux de Dieu, qu’une différence de longitude, et de latitude : ce n’est pas parce qu’on est ici ou là, qu’on est ce qu’on doit être ; et tous ceux qui disent : Seigneur ! Seigneur ! n’entreront pas dans le royaume. Les hommes ne peuvent juger que par l’extérieur ; mais tel noble, à Coblentz, pouvoit avoir de plus grands reproches à se faire, que tel noble du côté gauche dans l’assemblée dite constituante. Enfin, la noblesse française ne doit s’en prendre qu’à elle-même de tous ses malheurs ; et lorsqu’elle en sera bien persuadée, elle aura fait un grand pas. Les exceptions, plus ou moins nombreuses, sont dignes des respects de l’univers ; mais on ne peut parler qu’en général. Aujourd’hui la noblesse malheureuse (qui ne peut souffrir qu’une éclipse) doit courber la tête et se résigner. Un jour elle doit embrasser de bonne grâce des enfans qu’en son sein elle n’a point portés : en attendant, elle ne doit plus faire d’efforts extérieurs ; peut-être même seroit-il à désirer qu’on ne l’eût jamais vue dans une attitude menaçante. En tout cas, l’émigration fut une erreur, et non un tort : le plus grand nombre croyoit obéir à l’honneur.
Numen abire jubet ; prohibent discedere leges.
Le Dieu devoit l’emporter.
Il y auroit bien d’autres réflexions à faire sur ce point ; tenons-nous-en au fait qui est évident. Les émigrés ne peuvent rien ; on peut même ajouter qu’ils ne sont rien ; car tous les jours le nombre en diminue, malgré le gouvernement, par une suite de cette loi invariable de la révolution française, qui veut que tout se fasse malgré les hommes, et contre toutes les probabilités. De longs malheurs ayant assouplit les émigrés, tous les jours ils se rapprochent de leurs concitoyens ; l’aigreur disparaît ; de part et d’autre on commence à se ressouvenir d’une patrie commune ; on se tend la main, et sur le champ de bataille même on reconnoît des frères. L’étrange amalgame que nous voyons depuis quelque temps n’a point de cause visible ; car ces lois sont les mêmes, mais il n’en est pas moins réel. Ainsi, il est constant que les émigrés ne sont rien par le nombre, qu’ils ne sont rien par la force, et que bientôt ils ne seront plus rien par la haine.
Quant aux passions plus robustes d’un petit nombre d’hommes, on peut négliger de s’en occuper.
Mais il est encore une réflexion importante que je ne dois point passer sous silence. On s’appuie de quelques discours imprudens, échappés à des hommes jeunes, inconsidérés ou aigris par le malheur, pour effrayer les Français sur le retour de ces hommes. J’accorde, pour mettre toutes les suppositions contre moi, que ces discours annoncent réellement des intentions bien arrêtées : croit-on que ceux qui les ont fussent en état de les exécuter après le rétablissement de la monarchie ? On se tromperait fort. Au moment même où le gouvernement légitime se rétablirait, ces hommes n’auraient plus de force que pour obéir. L’anarchie nécessite la vengeance ; l’ordre l’exclut sévèrement. Tel homme qui, dans ce moment, ne parle que de punir, se trouvera alors environné de circonstances qui le forceront à ne vouloir que ce que la loi veut ; et, pour son intérêt même, il sera citoyen tranquille, et laissera la vengeance aux tribunaux. On se laisse toujours éblouir par le même sophisme : Un parti a sévi lorsqu’il étoit dominateur ; donc le parti contraire sévira lorsqu’il dominera à son tour. Rien n’est plus faux. En premier lieu, ce sophisme suppose qu’il y a de part et d’autre la même somme de vices ; ce qui n’est pas assurément. Sans insister beaucoup sur les vertus des royalistes, je suis sûr au moins d’avoir pour moi la conscience universelle, lorsque j’affirmerai simplement qu’il y en a moins du côté de la république. D’ailleurs, les préjugés seuls, séparés des vertus, assureraient la France qu’elle ne peut souffrir, de la part des royalistes, rien de semblable à ce qu’elle a éprouvé de leurs ennemis.
L’expérience a déjà préludé sur ce point pour tranquilliser les Français : ils ont vu, dans plus d’une occasion, que le parti qui avoit tout souffert de la part de ses ennemis, n’a pas su s’en venger lorsqu’il les a tenus en son pouvoir. Un petit nombre de vengeances, qui ont fait un si grand bruit, prouvent la même proposition ; car on a vu que le déni de justice le plus scandaleux a pu seul amener ces vengeances, et que personne ne se seroit fait justice, si le gouvernement avoit pu ou voulu la faire.
Il est, en outre, de la plus grande évidence que l’intérêt le plus pressant du Roi sera d’empêcher les vengeances. Ce n’est pas en sortant des maux de l’anarchie, qu’il voudra la ramener ; l’idée même de la violence le fera pâlir, et ce crime sera le seul qu’il ne se croira pas en droit de pardonner.
La France, d’ailleurs, est bien lasse de convulsions et d’horreurs, elle ne veut plus de sang ; et puisque l’opinion est assez forte dans ce moment pour comprimer le parti qui en voudroit, on peut juger de sa force à l’époque où elle aura le gouvernement pour elle. Après des maux aussi longs et aussi terribles, les Français se reposeront avec délices dans les bras de la monarchie. Toute atteinte contre cette tranquillité seroit véritablement un crime de lèse-nation, que les tribunaux n’auraient peut-être pas le temps de punir.
Ces raisons sont si convaincantes, que personne ne peut s’y méprendre : aussi il ne faut point être la dupe de ces écrits où nous voyons une philantropie hypocrite passer condamnation sur les horreurs de la révolution, et s’appuyer sur ces excès pour établir la nécessité d’en prévenir une seconde. Dans le fait, ils ne condamnent cette révolution que pour ne pas exciter contre eux le cri universel ; mais ils l’aiment, ils en aiment les auteurs et les résultats ; et de tous les crimes qu’elle a enfantés, ils ne condamnent guère que ceux dont elle pouvoit se passer. Il n’est pas un de ces écrits où l’on ne trouve des preuves évidentes que les auteurs tiennent par inclination au parti qu’ils condamnent par pudeur.
Ainsi, les Français, toujours dupes, le sont dans cette occasion plus que jamais : ils ont peur pour eux en général, et ils n’ont rien à craindre ; et ils sacrifient leur bonheur pour contenter quelques misérables.
Que si les théories les plus évidentes ne peuvent convaincre les Français, et s’ils ne peuvent encore obtenir d’eux-mêmes de croire que la Providence est la gardienne de l’ordre, et qu’il n’est pas tout-à-fait égal d’agir contre elle ou avec elle, jugeons au moins de ce qu’elle fera par ce qu’elle a fait ; et si le raisonnement glisse sur nos esprits, croyons au moins à l’histoire, qui est la politique expérimentale. L’Angleterre donna, dans le siècle dernier, à peu près le même spectacle que la France a donné dans le nôtre. Le fanatisme de la liberté, échauffé par celui de la religion, y pénétra les ames bien plus profondément qu’il ne l’a fait en France, où le culte de la liberté s’appuie sur le néant. Quelle différence, d’ailleurs, dans le caractère des deux nations, et dans celui des acteurs qui ont joué un rôle sur les deux scènes ! Où sont, je ne dis pas les Hambem, mais les Cromwel de la France ! Et cependant, malgré le fanatisme brûlant des républicains, malgré la fermeté réfléchie du caractère national, malgré les terreurs trop motivées des nombreux coupables, et surtout de l’armée, le rétablissement de la monarchie causa-t-il, en Angleterre, des déchiremens semblables à ceux qu’avoit enfantés une révolution régicide ? Qu’on nous montre les vengeances atroces des royalistes. Quelques régicides périrent par l’autorité des lois ; du reste, il n’y eut ni combats, ni vengeances particulières. Le retour du Roi ne fut marqué que par un cri de joie, qui retentit dans toute l’Angleterre ; tous les ennemis s’embrassèrent. Le Roi, surpris de ce qu’il voyoit, s’écrioit avec attendrissement : N’est-ce pas ma faute, si j’ai été repoussé si longtemps par un si bon peuple ! L’illustre Clarendon, témoin et historien intègre de ces grands évènemens, nous dit qu’on ne savoit plus où étoit ce peuple qui avoit commis tant d’excès, et privé, pendant si long-temps, le Roi du bonheur de régner sur d’excellens sujets.
C’est-à-dire que le peuple ne reconnoissoit plus le peuple. On ne saurait mieux dire.
Mais ce grand changement, à quoi tenoit-il ? À rien, ou, pour mieux dire, à rien de visible : une année auparavant, personne ne le croyoit possible. On ne sait pas même s’il fut amené par un royaliste ; car c’est un problème insoluble de savoir à quelle époque Monk commença de bonne foi à servir la monarchie.
Etoient-ce au moins les forces des royalistes qui en imposoient au parti contraire ? Nullement : Monk n’avoit que six mille hommes ; les républicains en avoient cinq ou six fois davantage : ils occupoient tous les emplois, et ils possédoient militairement le royaume entier. Cependant Monk ne fut pas dans le cas de livrer un seul combat ; tout se fit sans effort et comme par enchantement : il en sera de même en France. Le retour à l’ordre ne peut être douloureux parce qu’il sera naturel, et parce qu’il sera favorisé par une force secrète, dont l’action est toute créatrice. On verra précisément le contraire de tout ce qu’on a vu. Au lieu de ces commotions violentes, de ces déchiremens douloureux, de ces oscillations perpétuelles et désespérantes, une certaine stabilité, un repos indéfinissable, un bien-aise universel, annonceront la présence de la souveraineté. Il n’y aura point de secousses, point de violences, point de supplices même, excepté ceux que la véritable nation approuvera : le crime même et les usurpations seront traités avec une sévérité mesurée, avec une justice calme qui n’appartient qu’au pouvoir légitime : le Roi touchera les plaies de l’état d’une main timide et paternelle. Enfin, c’est ici la grande vérité dont les Français, ne sauroient trop se pénétrer : le rétablissement de la monarchie, qu’on appelle contre-révolution, ne sera point une révolution contraire, mais le contraire de la révolution.
Scimus, et hanc veniam petimusque damusque vicissim ;
Sed non ut placidis coeant immitia, non ut
Serpentes avibus geminentur, tigribus agni.
C’est ce que certains cabinets peuvent dire de mieux à l’Europe qui les interroge.
↑ Un savant italien a fait une singulière remarque. Après avoir observé que la noblesse est gardienne naturelle et comme dépositaire de la religion nationale, et que ce caractère est plus frappant à mesure qu’on s’élève vers l’origine des nations et des choses, il ajoute : Talchè dee esser un grand segno che vada a finire une nazione ove i nobili disprezzano la religione natia. (Vico, Principi di Scienza nuova. Lib. II.)
Lorsque le sacerdoce est membre politique de l’état, et que ses hautes dignités sont occupées, en général, par la haute noblesse, il en résulte la plus forte et la plus durable de toutes les constitutions possibles. Ainsi, le philosophisme, qui est le dissolvant universel, vient de faire son chef-d’œuvre sur la monarchie française.