LETTRE III.

Monsieur le Comte,

LORSQUE je vous ai parlé de l’origine de l’Inquisition, lorsque je vous en ai exposé les caractères distinctifs, je me suis appuyé presque exclusivement sur le rapport fait par le comité des Cortès pour la suppression de cette fameuse institution. Je ne pouvais vous donner de preuve plus évidente de ma sévère impartialité. Lorsque, pour défendre un coupable, le défenseur ne tire ses moyens que de l’acte d’accusation, j’espère que l’accusateur n’a point à se plaindre.

Maintenant, monsieur, pour vous faire connaître les procédés de l’Inquisition, je vais vous citer en premier lieu une autorité tout aussi peu suspecte ; c’est celle d’un Protestant, d’un Anglais, d’un membre de l’Église anglicane, qui voyageait en Espagne pendant les années 1786 et 1787. On pense bien qu’en parlant de l’Inquisition, il ne lui a pas fait grâce ; il est donc utile de l’entendre et de peser toutes ses paroles .

« À peu de distance de Séville est un édifice dont la forme le frappa. Après plusieurs questions, un homme de distinction, qui l’accompagnait, lui apprit que cet édifice, d’un forme si étrange, s’appelait el Quemadero , en le priant de vouloir bien ne dire à personne de qui il tenait cette information. Il se hâta de s’éloigner d’un édifice que son imagination lui représentait comme entouré de flammes sanglantes. Un homme, revêtu de l’office de juge, lui apprit le lendemain que cet édifice servait de bûcher aux hérétiques, et qu’il n’y avait pas plus de quatre ans qu’une femme y avait subi ce supplice. C’était une religieuse coupable de diverses infamies d’actions et de systèmes. »

Que d’absurdités dès le début ! En premier lieu, qu’est-ce qu’un édifice destiné à brûler des hérétiques ? Un édifice qui aurait cette destination brûlerait lui-même à la première expérience, et ne servirait qu’une fois. Un édifice qui sert de bûcher est quelque chose de si fou qu’on n’imagine rien au delà. Ce qui est encore éminemment plaisant, c’est cette recommandation de garder le secret faite au voyageur anglais. Le secret à propos d’une place publique destinée aux exécutions à mort par le moyen du feu ! Mais voilà les sornettes dont se repaissait l’Europe. Au reste, je ne doute pas un moment que la gravité espagnole ne se soit moquée, dans cette occasion, de la crédulité protestante. Voyez-vous cet édifice, aura dit quelque bon plaisant de Séville, c’est là où l’on brûle les hérétiques en grand secret ; mais, pour l’amour de Dieu, n’en dites rien, vous me perdriez.

Ce qu’il y a de bon encore, c’est que le voyageur parle du Quemadero comme d’un brûloir à café qui est chaque jour en exercice. Son imagination (ceci est exact) lui représente ce lieu comme entouré de flammes sanglantes. Vous diriez qu’il s’agit d’une boucherie établie au milieu d’un bûcher en permanence. Cependant, il y avait quatre ans que ce lieu n’avait vu d’exécution ; et quelle était la victime encore ! Une religieuse coupable de diverses infamies d’actions et de systèmes.

Et quel est donc le pays où la justice ne frappe pas de tels coupables ? Le bon Clergyman n’a pas jugé à propos d’entrer dans aucun détail ; mais les expressions dont il se sert laissent une étrange latitude, et il est assez plaisant de l’entendre affirmer d’abord que ce lieu était destiné à brûler les hérétiques, et citer immédiatement en preuve l’exécution, non d’un hérétique mais d’un monstre.

Dans certaine contrées d’Europe très sages, très policées, très bien administrées, l’incendiaire d’une maison habitée est lui-même brûlé vif, et chacun dit : « Il l’a bien mérité. » Croyez-vous, monsieur, qu’un homme coupable de plusieurs infamies théoriques et pratiques, telles que votre imagination peut se les représenter, soit moins coupable qu’un incendiaire ?

Je ne vois pas d’ailleurs pourquoi le nom du dernier supplice donné à une place d’exécution, a quelque chose de plus terrible que le nom ordinaire de cette place, ni pourquoi, par exemple, il eût été déshonorant pour l’ancienne France d’appeler la place de Grève, la Rouerie.

Écoutons maintenant l’histoire d’un épouvantable auto-da-fé qui avait précédé de peu le voyage que je cite :

« Un mendiant nommé Ignazio Rodriguez fut mis en jugement au tribunal de l’Inquisition, pour avoir distribué des filtres amoureux dont les ingrédients étaient tels que l’honnêteté ne permet pas de les désigner. En administrant ce ridicule remède , il prononçait quelques paroles de nécromancie  ; il fut bien constaté que la poudre avait été administrée à des personnes de tout rang. Rodriguez avait deux complices également mises en jugement (Juliana Lopez et Angela Barrios). L’une d’elles demandant grâce de la vie, on lui répondit que le Saint-Office n’était pas dans l’usage de condamner à mort . Rodriguez fut condamné à être conduit dans les rues de Madrid monté sur un âne, et à être fouetté. On lui imposa de plus quelques pratiques de religion, et l’exil de la capitale pour cinq ans. La lecture de la sentence fut souvent interrompue par de grands éclats de rire auxquels se joignait le mendiant lui-même.

« Le coupable fut en effet promené dans les rues, mais non fouetté  ; pendant la route on lui offrait du vin et des biscuits pour se rafraîchir . »

Je ne crois pas qu’il soit possible d’imaginer rien de plus doux, rien de plus humain. Si l’on pouvait même reprocher quelque chose au tribunal, ce serait un excès d’indulgence ; car si l’on pèse bien les paroles du voyageur, on trouvera que les ingrédients de Rodriguez auraient fort bien pu, dans tout autre pays, le conduire au pilori, aux galères et même au gibet.

Néanmoins, l’observateur anglais n’est pas content. « Ce délit, dit-il, était fort au-dessous de la dignité de ce tribunal. Il aurait mieux valu faire punir ce misérable en secret, par le dernier des valets chargés d’exécuter les arrêts de justice. »

Il peut se faire, sans doute, que M. Townsend ait été ou soit même encore un homme de beaucoup de sens ; mais contre le préjugé national et religieux surtout, le bon sens est inutile. C’est un étrange spectacle que celui d’un homme qui prend sur lui de censurer aigrement la jurisprudence criminelle d’une illustre nation, et qui conseille lui-même les punitions secrètes. Si l’Inquisition avait fait donner un seul coup de fouet en secret, le voyageur n’aurait pas manqué d’écrire une longue diatribe sur cette atrocité, et il aurait enrichi son voyage d’une belle estampe, où l’on aurait vu deux bourreaux robustes déchirer un malheureux à coups de fouet, dans le fond d’un cachot affreux, en présence de quelques religieux Dominicains.

Et comment appartient-il à un voyageur étranger de décider, sans aucune connaissance de cause, sur ce qu’un grand tribunal de l’Espagne doit cacher ou publier, suivant la nature des crimes, et le degré de publicité que la scélératesse humaine leur a donné ? En Espagne, tout comme ailleurs, on sait apparemment ce qu’il faut cacher et ce qu’il faut montrer au public.

Les autres reproches que cet écrivain adresse au tribunal de l’Inquisition ont encore moins de fondement. « Il peut, dit-il, faire paraître devant lui tous ceux qu’il juge à propos d’y appeler, les surprendre dans leur lit au milieu de la nuit, etc. »

Si le voyageur entend parler des témoins, il s’accuse évidemment de n’avoir aucune idée de la justice criminelle ; car si quelque chose peut honorer un gouvernement, en démontrer la force et l’impartialité, c’est l’autorité qu’il donne à ses tribunaux d’amener devant eux toute personne quelconque pour y rendre témoignage. Nous avons vu, il y a peu d’années, le chancelier de l’échiquier, obligé, en Angleterre, de comparaître devant un tribunal criminel pour y donner sa déposition ; nous l’avons vu attaqué de questions, poussé à bout par l’interrogateur, et passablement embarrassé de sa figure . Alors, sans doute, notre critique n’aurait pas manqué de s’écrier : Ici le tribunal peut à son gré faire comparaître devant lui tous ceux qu’il juge à propos d’y appeler. O merveilleuse Angleterre ! O sainte liberté !

Mais s’il s’agit de l’Espagne, les principes changent, le juste devient injuste, et ce même homme dira : Le Saint-Office y peut à son gré faire comparaître devant son tribunal tous ceux qu’il juge à propos d’y appeler. O vile et malheureuse Espagne ! O comble du despotisme et de l’iniquité !

Que si l’auteur entend parler des accusés, il est encore plus ridicule. Pourquoi donc un accusé, quel qu’il soit, ne peut-il être mandé ou arrêté suivant les circonstances ? Ce serait un singulier privilège que celui qui exempterait telle ou telle personne de l’action des tribunaux. Mais ce qui fâche par-dessus tout notre ecclésiastique, c’est qu’un accusé puisse être saisi la nuit, et même dans son lit. De toutes les atrocités de l’Inquisition, aucune ne l’indigne davantage. Il peut se faire qu’en Angleterre, un débiteur ou un homme coupable de quelque crime léger ne puisse être arrêté au milieu de la nuit, et dans son lit ; mais qu’il en soit de même d’un homme accusé d’un crime capital, c’est ce que je ne crois pas du tout ; en tout cas, il suffirait de répondre : Tant pis pour l’Angleterre, et je ne vois pas pourquoi l’Espagne serait tenue de respecter à ce point le sommeil des scélérats.

Nous venons de voir les préparatifs de l’épouvantable auto-da-fé du 9 mai 1764, en vertu duquel un criminel infâme fut condamné à manger des biscuits et à boire du vin dans les rues de Madrid. Il est bon maintenant d’entendre une bouche protestante nous raconter dans quels termes le grand inquisiteur prononça à l’accusé l’arrêt que le Saint-Office venait de rendre contre lui.

« Mon fils, lui dit le bourreau sacré, vous allez entendre le récit de vos crimes, et la sentence qui doit les expier. Nous usons toujours d’indulgence, et ce Saint-Office a bien plus en vue de corriger que de punir. Soyez affligé de sentir ce que votre conscience vous reproche, bien plus que de la peine que vous serez appelé à souffrir

Le voyageur ajoute « que la première noblesse et toutes les dames de la cour avaient été invitées à la cérémonie par la marquise de Cogolludo, qui donna après la séance une fête aux juges et aux officiers de l’Inquisition. »

Après ce détail, on serait surpris, s’il était permis d’être surpris de quelque chose dans ce genre, d’entendre le ministre-voyageur du saint Évangile terminer son récit par cette réflexion :

« Si le roi, voulant détruire ce tribunal, avait eu dessein de le rendre méprisable aux yeux de ses sujets, il n’aurait pu mieux s’y prendre. »

Ainsi l’alliance admirable de la sévérité légale et de la charité chrétienne, la compassion du peuple répondant à celle des juges, le discours paternel de l’inquisiteur, ce jugement tourné tout entier à l’amendement du coupable, ce supplice qui s’avance, et qui tout à coup se change en une fête de la clémence que la haute noblesse vient célébrer avec les juges ; une jurisprudence si douce, si remarquable, si particulière à l’Espagne, rien de tout cela, dis-je, ne saurait intéresser un spectateur dont l’œil est absolument vicié par les préjugés nationaux, et il ne voit plus qu’un objet et un motif de mépris dans ce même spectacle qui aurait excité l’admiration d’un Indou ou d’un mahométan dès qu’on le leur aurait fait comprendre.. »

J’espère, monsieur le comte, qu’en voilà assez pour vous donner une idée juste de l’origine, de la nature, du véritable caractère, et des procédures de l’Inquisition ; mais ce qui mérite encore une grande attention, c’est que ce tribunal tant calomnié était devenu par le fait une véritable Cour d’équité, aussi nécessaire pour le moins dans l’ordre criminel que dans l’ordre civil.

Grotius a défini supérieurement l’équité : C’est le remède inventé pour le cas où la loi est en défaut à cause de son universalité . Un grand homme seul a pu donner cette définition. L’homme ne saurait faire que des lois générales ; et, par là même, elles sont de leur nature injustes en partie, parce qu’elles ne sauraient jamais saisir tous les cas. L’exception à la règle est donc précisément aussi juste que la règle même, et partout où il n’y aura point de dispense, d’exception, de mitigation, il y aura nécessairement violation, parce que la conscience universelle laissant d’abord établir l’exception, les passions individuelles se hâtent de la généraliser pour étouffer la foi.

Dans l’ordre criminel, ce pouvoir d’équité est communément réservé au souverain. De là les grâces, les commutations de peines, les lettres de cachet à la place des condamnations légales, les jugements économiques, etc. Mais tous les observateurs savent que l’intervention de la puissance souveraine dans l’administration de la justice est la chose du monde la plus dangereuse. À Dieu ne plaise que je veuille disputer au pouvoir souverain le magnifique droit de faire grâce, mais il doit en user bien sobrement, sous peine d’amener de grands maux ; et je crois que toutes les fois qu’il ne s’agira pas de grâce, proprement dite, mais d’un certain ménagement qu’il n’est pas trop aisé de définir, et dans les crimes surtout qui violent la religion ou les mœurs publiques, le pouvoir mitigateur sera confié avec beaucoup plus d’avantage au tact éclairé d’un tribunal, à la fois royal par essence, et sacerdotal par la qualité des juges. J’ose croire même qu’il est impossible d’imaginer rien de mieux que d’introduire ainsi l’huile de la miséricorde au milieu des ressorts criards et déchirants de la jurisprudence criminelle.

Sous ce point de vue, l’Inquisition peut rendre les plus grands services. Il ne faut pas être bien vieux à Madrid pour se rappeler l’histoire d’une femme abominable qui était parvenue à séduire tout le monde, dans cette capitale, par l’extérieur d’une piété héroïque, cachant l’hypocrisie la plus raffinée. Elle avait pour directeur prétendu et pour complice réel un moine plus scélérat qu’elle. Un évêque même y fut pris, et la criminelle habileté de cette femme alla au point que, feignant une incommodité qui l’empêchait de quitter le lit, elle obtint, par l’entremise d’un prélat trompé, une bulle du pape qui l’autorisait à conserver le Saint-Sacrement dans sa chambre ; et l’on acquit depuis la certitude que cette même chambre était le théâtre du commerce le plus criminel. L’Inquisition ayant été avertie, elle avait ici le sujet d’un bel auto-da-fé contre les deux coupables, et surtout contre le religieux sacrilège ; cependant la justice ne put, même dans cette occasion, étouffer entièrement la clémence. L’inquisition fit disparaître la femme sans éclat, châtia son complice sans le faire mourir, et sauva la réputation du prélat si honteusement trompé.

Tout le monde encore a connu en Espagne l’histoire de deux ecclésiastiques (MM. les frères Questas). Pour avoir eu le malheur de déplaire à un favori célèbre, ils furent livrés à l’Inquisition, et chargés d’une accusation soutenue par tout le poids d’une influence qui paraissait invincible. Rien ne fut oublié de tout ce qu’il est possible d’imaginer pour perdre deux hommes. Mais l’inquisiteur de Valladolid éventa la trame et fut inébranlable contre toutes les séductions et l’ascendant de l’autorité. Il soupçonna les témoignages, les démasqua, s’en procura de nouveaux, et déclara les deux frères absous. L’affaire ayant été portée en appel au tribunal suprême de l’Inquisition à Madrid, le grand inquisiteur lutta corps à corps avec l’enfant gigantesque de la faveur et le fit reculer. L’un des frères qui était emprisonné fut rendu à la liberté ; et l’autre, qui avait pris la fuite, revint tranquillement dans ses foyers.

Précédemment, le grand inquisiteur Avéda étant venu faire la visite des prisons de l’Inquisition, y trouva quelques personnages à lui inconnus. Qui sont ces hommes, dit-il ? ― Ce sont, répondit-on, des hommes arrêtés par ordre du gouvernement, et envoyés dans ces prisons pour telle et telle cause.Tout cela, reprit le grand inquisiteur, n’a rien de commun avec la religion, et il leur fit ouvrir les portes .

Le hasard m’a fait connaître ces anecdotes ; mille autres, sans doute, si elles étaient connues, attesteraient de même l’heureuse influence de l’Inquisition, considérée tout à la fois comme cour d’équité, comme moyen de haute police et comme censure. C’est en effet sous ce triple point de vue qu’elle doit être considérée ; car tantôt elle amortit les coups quelquefois trop rudes et pas assez gradués de la justice criminelle ; tantôt elle met la souveraineté en état d’exercer, avec moins d’inconvénient que partout ailleurs, un certain genre de justice qui, sous un forme quelconque, se trouve dans tous les états ; tantôt enfin, plus heureuse que les tribunaux des autres nations, elle réprime l’immoralité de la manière la plus salutaire pour l’état, en la menaçant, lorsqu’elle devient trop effrontée, d’effacer la ligne qui sépare le péché du délit.

Je ne doute nullement qu’un tribunal de cette espèce, modifié suivant les temps, les lieux et le caractère des nations, ne fût très utile dans tous les pays ; mais qu’il n’ait au moins rendu un service signalé aux Espagnols, et que ce peuple illustre ne lui doive d’immortelles actions de grâces, c’est un point sur lequel il ne vous restera, j’espère, aucun doute, après la lecture de ma prochaine lettre.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Moscou, 15/27 juillet 1815.

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