Monsieur le Comte,
Vous ne serez point étonné, sans doute, que l’attaque faite sur l’Espagne, au sein du parlement d’Angleterre, m’ait semblé exiger une discussion particulière. Les représentants de cette grande nation méritent bien d’être entendus lorsqu’ils émettent une opinion au milieu des comices nationaux. Le peuple anglais, le premier sans contredit entre tous les peuples protestants, est le seul d’ailleurs qui ait une voix nationale et le droit de parler comme peuple. Je crois donc utile de la prendre à partie, et de lui demander compte de sa foi, sans manquer aux égards qui lui sont justement dus. En voyant où il a été conduit par ce qu’il appelle sa tolérance, nous verrons peut-être que cette tolérance, telle qu’on l’entend en Angleterre, ne saurait s’allier avec une foi positive quelconque.
L’Angleterre tolère toutes les sectes et ne proscrit que la religion (dont toute ces sectes se sont détachées). L’Espagne, au contraire, n’admet que la religion et proscrit toutes les sectes : comment deux lois fondamentales, diamétralement opposées, pourraient-elles être défendues par les mêmes moyens ? Il ne s’agit nullement de savoir s’il faut des lois coercitives pour laisser à chacun liberté de faire ce qu’il veut, car ce problème n’est pas difficile. Il s’agit de savoir comment un état pourra, sans aucune loi de ce genre, maintenir chez lui l’unité de croyance et de culte, et cet autre problème n’est pas tout à fait si aisé.
Les Anglais font un singulier raisonnement : ils établissent, sous le nom spécieux de tolérance, une indifférence absolue en fait de religion ; puis ils partent de là pour juger des nations aux yeux desquelles cette indifférence est le plus grand des malheurs et le plus grand des crimes. Nous sommes heureux ainsi, disent-ils : fort bien, si l’unité de religion et si le monde futur ne sont rien pour eux ; mais en partant des deux suppositions contraires, comment s’y prendraient leurs hommes d’état pour satisfaire cette première volonté de la législation ?
« Dieu a parlé : c’est à nous de croire. La religion qu’il a établie est une précisément comme lui. La vérité étant intolérante de sa nature, professer la tolérance religieuse, c’est professer le doute, c’est-à-dire, exclure la foi. Malheur et mille fois malheur à la stupide imprudence qui nous accuse de damner les hommes ! C’est Dieu qui damne ; c’est lui qui a dit à ses envoyés : Allez, enseignez toutes les nations ! Celui qui croira sera sauvé ; les autres seront condamnés. Pénétrés de sa bonté, nous ne pouvons cependant oublier aucun de ses oracles : mais quoiqu’il ne puisse tolérer l’erreur, nous savons néanmoins qu’il peut lui pardonner. Jamais nous ne cesserons de la recommander à sa miséricorde : jamais nous ne cesserons, ni de tout espérer pour la bonne foi, ni de trembler en songeant que Dieu seul la connaît. »
Telle est la profession de foi d’un Espagnol et de quelques autres hommes encore. Cette foi suppose nécessairement dans ses adeptes un prosélytisme ardent, une aversion insurmontable pour toute innovation, un œil toujours ouvert sur les projets et les manœuvres de l’impiété, un bras intrépide et infatigable toujours élevé contre elle. Chez les nations qui professent cette doctrine, la législation se tourne avant tout vers le monde futur ; croyant que tout le reste leur sera ajouté. D’autres nations au contraire disent négligemment : Deorum injuria diis cura . Pour elles l’avenir n’est rien. Cette vie commune de vingt-cinq ans environ, accordée à l’homme, attire tous les soins de leurs législateurs. Ils ne pensent qu’aux sciences, aux arts, à l’agriculture, au commerce, etc. Ils n’osent pas dire expressément : Pour nous, la religion n’est rien ; mais tous leurs actes le supposent, et toute leur législation est tacitement matérialiste, puisqu’elle ne fait rien pour l’esprit et l’avenir.
Il n’y a donc rien de commun entre ces deux systèmes, et celui de l’indifférence n’a rien à reprocher à l’autre, jusqu’à ce qu’il lui ait indiqué un moyen sûr de se défendre sans vigilance et sans rigueur, ce qui, je pense, ne sera pas trouvé fort aisé.
L’Angleterre elle-même, qui prêche si fort la tolérance aux autres nations, comment a-t-elle pris patience lorsqu’elle a cru sa religion attaquée ? Hume lui a reproché son Inquisition contre les Catholiques plus terrible, dit-il, que celle d’Espagne, puisqu’elle exerçait la même tyrannie en se débarrassant des formes .
Sous la féroce Élisabeth, l’Anglais qui retournait à l’Église romaine ; celui qui avait le bonheur de lui donner un partisan, étaient déclarés coupables de lèse-majesté
Tout homme âgé de plus de seize ans, qui refusait, pendant plus d’un mois, de fréquenter le service protestant, était emprisonné. S’il lui arrivait de récidiver, il était banni à perpétuité ; et s’il rentrait (pour voir sa femme, par exemple, ou pour assister son père), on l’exécutait comme traître .
Campian, renommé pour sa science, son éloquence et la pureté de ses mœurs, fut exécuté sous ce règne, uniquement comme missionnaire et consolateur de ses frères. Accusé sans pudeur d’être entré dans un complot qui avait existé contre la reine Élisabeth , il fut.torturé avec une telle inhumanité, que le geôlier, témoin de ces horreurs, dit que ce pauvre homme serait bientôt allongé d’un demi-pied. Trois de ses juges, effrayés d’une telle injustice, se retirèrent, refusant de prendre part à cet assassinat juridique .
Walpole fut jugé et exécuté de même. La reine lui fait offrir son pardon sur l’échafaud, s’il voulait reconnaître la nouvelle suprématie. Il refuse et meurt .
Qui ne connaît les horribles cruautés exercées, sous ce règne, contre les Catholiques d’Irlande, par le lord Fitz-William ? Élisabeth en avait une parfaite connaissance. On conserve encore aujourd’hui, dans les archives du collège de la Trinité, à Dublin, une lettre manuscrite dans laquelle un officier nommé Lec décrit ces cruautés dans détour : Elles sont telles, dit-il, qu’on s’attendrait plutôt à les rencontrer dans l’histoire d’une province turque, que dans celle d’une province anglaise . Et cependant, ajoute le docte Cambden, Élisabeth ne croyait pas que la plupart de ces malheureux prêtres, ainsi égorgés par les tribunaux, fussent coupables d’aucun crime contre la patrie . L’aimable femme !
Enfin, la réunion des lois (s’il est permis de profaner ainsi ce nom) portées contre les catholiques, en Irlande surtout, formerait un code d’oppression sans exemple dans l’univers .
Bacon, dans ce qu’il appelle son Histoire naturelle, parle, avec plus de sérieux peut-être qu’il n’aurait dû, de je ne sais quel onguent magique, où il entrait, entre autres belles choses, la graisse d’un sanglier, et celle d’un ours, tués l’un et l’autre dans l’acte même de la reproduction, et de plus, une certaine mousse qui se forme sur le crâne d’un cadavre humain laissé sans sépulture. Il trouve qu’il serait assez difficile de se procurer le premier ingrédient dans toute sa légitimité constatée ; mais, quand au second, dit-il avec un sang-froid admirable, et sans la plus légère grimace de dégoût, il est certain qu’on en trouverait à foison en Irlande sur les cadavres qu’on y jette à la voirie par monceaux .
Et remarquez, monsieur, je vous en prie, que, dans le pays témoin de cette inexorable persécution, on tient encore pour certain, et il a été solennellement professé en plein parlement, par une suite du même esprit continué, que si le roi d’Angleterre venait à embrasser une autre religion que l’anglicane, il serait par le fait même privé de la couronne .
Je crois, dans ma conscience, que les Anglais y penseraient à deux fois ; mais prenons cette déclaration au pied de la lettre. Je trouve étrange, en vérité, que le parlement d’Angleterre ait le droit incontestable de chasser le meilleur de ses rois, qui s’aviserait d’être catholique, et que le roi catholique n’ait pas le droit de chasser le dernier de ses sujets qui s’aviserait d’être protestant.
Voilà comment les nations tombent en contradiction avec elles-mêmes, et deviennent ridicules sans s’en apercevoir. Un Anglais vous prouvera doctement que son roi n’a pas le moindre droit sur les consciences anglaises, et que s’il osait entreprendre de les ramener au culte primitif, la nation serait en droit de se faire justice de sa personne sacrée ; mais si l’on dit à ce même Anglais : Comment donc Henri VIII ou Élisabeth avaient-ils plus de droit sur les consciences d’alors, que le roi Georges III n’en a sur celles d’aujourd’hui, et comment des Anglais de cette époque étaient-ils coupables de résister à ces deux souverains devenus tyrans par rapport à eux, suivant la théorie anglaise ? Il ne manquera pas de s’écrier, avant d’y avoir réfléchi : Oh ! c’est bien différent ! quoiqu’il n’y ait réellement qu’une seule et incontestable différence, c’est que les opposants d’alors combattaient pour une possession de seize siècles ; tandis que les possesseurs d’aujourd’hui sont nés d’hier.
À Dieu ne plaise que je veuille réveiller d’anciennes querelles : je dis seulement, et j’espère que vous serez de mon avis, que les Anglais sont peut-être le peuple de la terre qui a le moins le droit de reprocher à l’Espagne sa législation religieuse. Lorsqu’avec plus de moyens de se défendre que n’en furent donné aux autres nations, on s’est livré cependant aux mêmes fureurs ; lorsqu’on a chassé un roi légitime, qu’on en a égorgé un autre ; qu’on a passé enfin par toutes les convulsions du fanatisme et de la révolte pour arriver à la tranquillité, comment trouve-t-on le courage de reprocher à l’Espagne sa détestable Inquisition ; comme si l’on pouvait ignorer que l’Espagne seule, au moyen de cette seule institution, a pu traverser deux siècles de délire et de forfaits avec une sagesse qui a forcé jusqu’à l’admiration de Voltaire ?
Ce même Voltaire disait fort bien, quoiqu’il appliquât mal la maxime, que lorsqu’on a une maison de verre, il ne faut pas jeter des pierres dans celle de son voisin.
Vous direz peut-être : Les convulsions de l’Angleterre ont cessé ; son état actuel lui a coûté des flots de sang, mais enfin cet état l’élève à un point de grandeur fait pour exciter l’envie des autres nations.
Je réponds d’abord que personne n’est obligé d’acheter un bonheur futur et incertain par de grands malheurs actuels ; le souverain capable de faire ce calcul est également téméraire et coupable. Par conséquent, les rois d’Espagne qui arrêtèrent, par quelques gouttes de sang le plus impur, des torrents du sang le plus précieux prêts à s’épancher, firent un excellent calcul, et demeurent irréprochables.
Je réponds, en second lieu, qu’il n’en a pas seulement coûté à l’Angleterre des torrents de sang pour en arriver où elle est, mais qu’il lui a coûté la foi, c’est-à-dire tout. Elle n’a cessé de persécuter qu’en cessant de croire ; ce n’est pas une merveille dont il faille beaucoup se vanter. On part toujours, dans ce siècle, quoique d’une manière tacite, de l’hypothèse du matérialisme, et les hommes les plus raisonnables sont à la fin entraînés par le torrent, sans qu’ils s’en aperçoivent. Si ce monde est tout, et l’autre rien, on fait bien de faire tout pour le premier et rien pour l’autre ; mais si c’est tout le contraire qui est vrai, c’est aussi la maxime contraire qu’il faut adopter.
L’Angleterre dira, sans doute, c’est vous qui avez perdu la foi, et c’est nous qui avons raison. Certes, il ne faut pas être extrêmement fin pour deviner cette objection, mais la réplique se présente encore plus vite, et la voici.
Prouvez-nous donc que vous croyez votre religion, et montrez-nous comment vous la défendez ?
Il n’y a pas d’homme instruit qui ne sache à quoi s’en tenir sur ces deux points ; car, dans le fait, toute cette tolérance dont se vante l’Angleterre n’est, au fond, que de l’indifférence parfaite. Celui qui croit doit être charitable, sans doute, mais il ne peut être tolérant sans restriction. Si l’Angleterre tolère tout, c’est qu’elle n’a plus de symbole que sur le papier des trente-neuf articles.
Si l’Angleterre avait un système de croyance fixe, elle aimerait les différents symboles chrétiens, à mesure qu’ils se rapprochent du sien ; mais il n’en est rien, et mille fois plus volontiers elle consentirait à se voir représentée au parlement par un socinien que par un Catholique ; preuve certaine que la croyance n’est rien pour elle.
Et puisque la foi échappe visiblement et totalement à l’Angleterre, cette nation, d’ailleurs infiniment respectable, a perdu le droit de critiquer celle qui, mettant la perte de la foi au premier rang des malheurs, prend ses mesures pour la conserver.
Plus vous examinerez la chose, et plus vous aurez lieu de vous convaincre que ce qu’on appelle Religion, dans plusieurs pays, n’est que la haine du système exclusif. Cette rage s’appelle piété, zèle, foi, etc. Dant nomen quod libet illi
Nous avons entendu naguère un évêque anglais avancer, non dans un ouvrage d’érudition ou de théologie polémique, mais dans un mandement adressé à ses propres diocésains, l’étrange thèse : Que l’église anglicane n’est pas protestante ; ceci est curieux : mais qu’est-elle donc, s’il vous plaît ? Le prélat anglais répond : SCRIPTURALE ; ce qui signifie en d’autres termes plus précis : Que l’église anglicane n’est pas protestante,. mais qu’elle est protestante ; car le Protestantisme consiste essentiellement à ne vouloir être que scripturale ; c’est-à-dire, à mettre l’écriture seule à la place de l’autorité.
Vous n’avez pu oublier, monsieur le comte, j’en suis bien sûr, qu’en l’année 1805 un évêque anglais fut consulté par une dame de ses amies sur l’importante et surtout difficile question si elle pouvait en conscience marier sa fille à un homme étranger à l’Église anglicane (quoique non catholique ni protestant).
La réponse, que les principaux intéressés ne tinrent point secrète, et qui me fut communiquée dans votre société même, est une des choses les plus curieuses que j’aie lues de ma vie. Le savant évêque établit d’abord la grande distinction des articles fondamentaux et non fondamentaux. Il regarde comme Chrétiens tous ceux qui sont d’accord sur les premiers. « Du reste, dit-il, chacun a sa conscience, et Dieu nous jugera. Il a connu lui-même un gentilhomme, élève d’Eton et de Cambridge, qui, après avoir dûment examiné, suivant son pouvoir, le fondement des deux religions, se détermina pour celle de Rome. Il ne le blâme point, et par conséquent il croit que la tendre mère peut, en toute sûreté de conscience, marier sa fille hors de l’église anglicane, quoique les enfants qui pouvaient provenir de ce mariage dussent être élevés dans la religion de l’époux ; d’autant plus, ajoute le prélat, que lorsque ces enfants seront arrivés à l’âge mûr, ils seront bien les maîtres d’examiner par eux-mêmes laquelle des différentes Églises chrétiennes s’accorde le mieux avec l’Évangile de Jésus-Christ .
Cette décision dans la bouche d’un évêque ferait horreur. Elle honore au contraire infiniment un évêque anglican, et quand même celui qui l’a donnée n’aurait pas fait ses preuves d’ailleurs, et ne jouirait pas de la réputation la plus étendue et la plus méritée, il n’en faudrait pas davantage pour lui concilier la profonde estime de tout homme estimable ; il faut certainement être doué d’une raison bien indépendante, d’une conscience bien délicate et d’un courage bien rare pour exprimer, avec cette franchise, l’égalité présumée de tous les systèmes, c’est-à-dire, la nullité du sien.
Telle est la foi des évêques dans ce pays fameux, qui est à la tête du système protestant : l’un rougit publiquement de son origine, et voudrait effacer du front de son église ineffaçable nom qui est l’essence même de cette église, puisque son être n’étant qu’une protestation contre l’autorité, aucune diversité dans la protestation ne saurait en altérer l’essence, et puisqu’elle ne pourrait, en général, cesser de protester sans cesser d’être.
L’autre, partant du jugement particulier, base du système protestant, en tire, avec une franchise admirable, les conséquences inévitables. L’homme n’ayant sur l’esprit d’un autre que le seul pouvoir du syllogisme (que chacun s’arroge également), il s’ensuit que, hors des sciences exactes, il n’y a point de vérité universelle, et surtout point de vérité divine ; l’appel à un livre serait, non pas seulement une erreur, mais une bêtise, puisque c’est le livre même qui est en question. Si je croyais d’une foi divine les dogmes que j’enseigne uniquement de par le Roi, je serais éminemment coupable en conseillant de faire élever de malheureux enfants dans l’erreur, et leur réservant seulement la faculté de revenir à la vérité lorsqu’ils auront les connaissances nécessaires ; mais je ne crois point ces dogmes ; du moins je ne les crois que d’une croyance humaine, comme je croirais, par exemple, au système de Staalh, sans empêcher personne de croire à celui de Lavoisier, et sans voir de raison pour qu’un chimiste de l’une de ces écoles refuse sa fille à un partisan de l’autre.
Tel est le sens exact de la réponse donnée par le savant évêque. Il faut avouer que la sagesse et la probité réunies ne sauraient mieux dire ; mais, je le demande de nouveau, qu’est-ce que la foi dans un pays où les premiers pasteurs pensent ainsi ? Et de quel ascendant peuvent-ils jouir sur la masse du peuple ?
J’ai connu beaucoup de Protestants, beaucoup d’Anglais surtout, en qui je suis habitué d’étudier le Protestantisme. Jamais je n’ai pu voir en eux que des théistes plus ou moins perfectionnés par l’Évangile, mais tout à fait étrangers à ce qu’on appelle foi, c’est-à-dire, croyance divinisée.
L’opinion seule qu’ils ont des ministres de leur religion est un signe infaillible de celle qu’ils ont de la doctrine enseignée par ces prédicateurs, car il y a entre ces deux choses une relation constante et invariable.
Un Anglais, également recommandable par son rang et par son caractère, me disait un jour dans l’intimité du tête-à-tête, qu’il n’avait jamais pu regarder sans rire la femme d’un évêque. Le même sentiment se trouve plus ou moins dans tous les cœurs. On sait que Locke appelait déjà le banc des évêques le « caput mortuum de la Chambre des Pairs. » Le nom primitif subsiste, mais ce n’est plus qu’un fantôme léger et magni nominis umbra.
Quant aux ministres du second ordre, il est peu nécessaire d’en parler.
Le prédicateur de la foi est toujours considéré ; mais le prédicateur du doute est toujours ridicule. Partout donc où l’on doute, le ministre est ridicule, et réciproquement, partout où il est ridicule, on doute ; et, par conséquent, il n’y a point de foi.
Relisez les discussions qui eurent lieu au sujet du bill proposé pour l’émancipation des Catholiques (qui ne perdirent leur cause que par une seule voix), vous serez surpris de l’extrême défaveur qui se montra de mille manières dans le cours des débats contre l’ordre des ecclésiastiques. Un opinant alla même jusqu’à dire (il m’en souvient parfaitement), qu’ils ne devaient pas se mêler de ces sortes de discussions, ce qui est tout à fait plaisant dans une question de religion. Au fond, cependant, il avait raison ; car, du moment que la religion n’est plus qu’une affaire politique, ses ministres, comme tels, n’ont plus rien à dire. Or, c’est précisément le cas où se trouve l’Angleterre ; la tolérance dont on s’y vante n’est et ne peut être que de l’indifférence.
Les papiers publics et les pamphlets du jour nous ont raconté la mort de quelques hommes célèbres de l’Angleterre.
L’un des plus distingués dans ce groupe brillant, Charles Fox, disait à ses amis en mourant : Que pensez-vous de l’âme ? Il ajoutait : Je crois qu’elle est immortelle... Je le croirais, quand même il n’y aurait jamais eu de Christianisme ; de savoir ensuite quel sera son état après la mort, c’est ce qui passe les bornes de mon esprit .
Son illustre rival le suivit de près, et les détails de sa mort ont été même connus du public. On voit un évêque qui fut son précepteur , priant à ses côtés ; mais de la part du mourant, rien qui puisse édifier la croyance chrétienne.
J’ai suivi toutes ces morts anglaises avec une extrême attention ; jamais je n’ai pu surprendre un seul acte décisif de foi ou d’espérance véritablement chrétienne.
Nous trouvons, parmi les lettres de madame du Deffant, la profession de foi de son illustre ami. « Je crois, disait-il à l’impertinente incrédule, je crois une vie future. Dieu a tant fait de bon et de beau, qu’on devrait se fier à lui pour le reste. Il ne faut pas avoir le dessein de l’offenser : la vertu doit lui plaire, donc il faut être vertueux ; mais notre nature ne comporte pas la perfection. Dieu ne demande donc pas une perfection qui n’est pas naturelle ; voilà ma croyance, elle est fort simple et fort courte . Je crains peu, parce que je ne sers pas un tyran . »
Tout Anglais sensé peut s’examiner lui-même ; il ne trouvera rien de plus au fond de son cœur .
Une autre preuve de l’indifférence anglaise, en matière de religion, se tire de l’indifférence des tribunaux anglais pour tous les attentats commis contre la foi présumée du pays. Quelquefois ils ont paru ouvrir les yeux et faire justice. On vit anciennement Wallaston condamné à une amende qu’il ne pouvait payer, c’est-à-dire, à une prison perpétuelle, pour ses discours sur Jésus-Christ. Nous avons vu, il n’y a que deux ans, un M. Eason, attaché au pilori, pour avoir tenté de renverser la religion du pays . Mais qu’on ne s’y trompe pas ; ces hommes et quelques autres, peut-être, dont j’ignore le sort, étaient infailliblement ce qu’on appelle, en style vulgaire, de pauvres diables sans fortune et sans protection. Il se peut que les tribunaux prennent la fantaisie de faire sur de pareils hommes quelques expériences pour s’exercer ; mais pour peu qu’on soit à la mode ; pour peu qu’on s’appelle, je ne dis pas Bolingbroke, mais seulement Hume ou Gibbon, on pourra fort bien blasphémer toute sa vie, et n’en recueillir qu’honneur et profit.
Hume n’a-t-il pas employé toutes les forces de son esprit à renverser les premières vérités et toutes les bases de la morale ? N’a-t-il pas dit en propres termes, entre autres élégances : Qu’il est impossible à la raison humaine de justifier le caractère de Dieu .
Et Gibbon n’a-t-il pas dit : Que Jean-Jacques Rousseau, lorsqu’il lui arriva de comparer Socrate à Jésus-Christ, n’avait pas fait attention que le premier ne laissa pas échapper un mot d’impatience ni de désespoir .
Ce trait détestable, et mille autres qu’on pourrait tirer d’un livre qui n’est en général qu’une conjuration contre le Christianisme, n’a-t-il pas valu à son auteur plus d’argent et plus d’honneur qu’il n’en aurait pu espérer, à volume égal, de quelque ouvrage religieux, où il eût éclipsé le talent des Ditton, des Sherlock et des Leland ?
Avouez, monsieur, que des tribunaux, impuissants contre de tels hommes, sont bien plaisants, pour ne rien dire de plus, lorsqu’ils s’avisent ensuite de frapper quelque misérable tête qui n’a pas la force de se moquer d’eux.
On peut voir, dans les mémoires de Gibbon, avec quelle coupable politesse le célèbre Robertson lui parlait de ce même livre, si peu apprécié dans notre siècle léger ; livre qui n’est au fond qu’une histoire ecclésiastique déguisée, écrite, je ne dis pas seulement par un incrédule, mais par un fort malhonnête homme.
Robertson s’est rendu bien coupable encore par les indignes louanges qu’il a prostituées à Voltaire, en se permettant d’appeler, contre sa conscience, savant et profond un historien éminemment superficiel, sans foi d’ailleurs, sans conscience et sans pudeur.
Ce criminel éloge à fait un mal infini, en fournissant une autorité imposante à tous les ennemis du Christianisme, qui ne demandent pas mieux que de louer et de faire valoir leur coryphée, sans s’inquiéter le moins du monde de savoir si Robertson était de bonne foi ou non.
Ce qu’il y a de vrai, c’est que Robertson faisait bassement sa cour à Voltaire, dont il ambitionnait les louanges. Pour arriver jusqu’à lui, et pour obtenir ses bonnes grâces, il employait une femme célèbre, bien digne de servir d’intermédiaire à cette liaison intéressante : c’était la pieuse du Deffant, qui écrivait à Voltaire de la part de Robertson : Il voudrait vous faire hommage de ses ouvrages ; je me suis chargée de vous en demander la permission... Son respect et sa vénération pour vous sont extrêmes .
Que dire d’un membre de la Haute-Église d’Écosse, d’un docteur en théologie, d’un prédicateur de la foi chrétienne, qui assure de son respect et de sa vénération, le plus ardent, le plus notoire, le plus indécent ennemi de notre religion !
La charité, sans doute, et même la politesse, sont parfaitement indépendantes des symboles de la foi, et il faut bien se garder d’insulter ; mais il y a cependant une mesure prescrite par la conscience. Bergier aurait sûrement rendu, dans l’occasion, à tous les mécréants qu’il a réfutés pendant sa longue et précieuse vie, tous les services qui auraient dépendu de lui et il est bien remarquable que les attaques les plus impatientes ne lui ont jamais arraché un seul mot amer ; cependant il se fût bien gardé de parler à Fréret ou à Voltaire de son respect et de sa vénération. Ce compliment aurait déshonoré un prêtre. Mais Robertson pouvait caresser sans conséquence Gibbon et Voltaire ; le Christianisme qu’il prêchait par état n’étant pour lui qu’ une mythologie édifiante, dont on pouvait se servir sans inconvénient. Il a dit lui-même son secret dans son dernier ouvrage, où, malgré toutes les précautions prises par l’auteur, tout lecteur intelligent ne verra qu’un déiste achevé .
Mais en voilà assez sur Robertson, que j’ai voulu mettre en vue à cause de sa célébrité. En remontant plus haut, que direz-vous du fameux Chillingworth, jurant devant Dieu et sur les saintes Écritures les trente-neuf articles de l’Église anglicane , déclarant peu après, dans une lettre confidentielle, qu’il ne saurait souscrire aux trente-neuf articles, sans souscrire à sa propre damnation , et finissant par découvrir que la doctrine d’Arius est la vérité, ou n’est pas du moins une erreur digne de la damnation ? En effet, c’est une bagatelle.
Seriez-vous curieux, par hasard, de savoir comment un autre docteur anglais a parlé du péché originel et de la dégradation de l’homme, base du Christianisme ? Écoutez le docteur Beattie !
Le père Mallebranche, dit-il, nous apprend que les sens étaient, dans l’origine, de fort honnêtes facultés, et telles qu’on pouvait les désirer, jusqu’au moment où elles furent débauchées par le péché originel ; aventure qui leur donna une invincible disposition à nous tromper, de manière qu’elles sont aujourd’hui continuellement aux aguets pour nous jouer des tours .
Jusqu’ici je n’ai cité que l’Angleterre, parce qu’elle est à la tête du système protestant. Si je voulais sortir de ce pays, je sortirais en même temps des limites que je me suis prescrites. Je n’ai cependant pas la force de me défendre une petite excursion, pour vous faire connaître la profession de foi d’un évêque évangélique ; je veux parler du fameux Herder, que j’ai entendu nommer très sérieusement, dans je ne sais quel livre allemand, le Bossuet de l’Allemagne ; écoutez donc encore, je vous prie, ce père de l’Église .
Tout, sur notre globe, n’est que roue et changement. Quel homme, s’il prend en due considération la figure circulaire de la terre, pourra se laisser aller à l’idée de vouloir convertir le monde entier à la même croyance verbale , en philosophie et en religion, ou à l’égorger avec un zèle stupide, mais saint ? Les virevoltes d’une boule sont l’image de tout ce qui se passe sur notre terre.
Il faut avouer que l’argument contre l’unité et l’universalité de la religion, et contre les entreprises des missionnaires, tiré de la figure de la terre, est d’un genre tout à fait nouveau, et bien digne du Bossuet de l’Allemagne ! Un critique anglais demandait à ce sujet, s’il serait également absurde de s’égorger pour des opinions philosophiques ou religieuses sur une terre cônique ou cylindrique ! J’avoue que je n’en sais rien.
Maintenant, monsieur le comte, je vous le demande, lorsqu’un prédicateur de cette espèce monte en chaire, comment voulez-vous que chaque auditeur ne se dise point à lui-même : Qui sait si ce Fellow croit à tout ce qu’il va me prêcher ? Quelle confiance peuvent inspirer de tels maîtres, et comment l’auditeur qui a lu leurs livres, qui connaît leurs maximes (dont la première est le mépris de toute autorité), qui ne peut se cacher que cent et cent fois il leur sera arrivé de prêcher, non seulement sans croire à la doctrine qu’ils annoncent, mais sans croire même à la légitimité de leur ministère ; comment, dis-je, cet auditeur pourrait-il ne pas mépriser ses maîtres, et passer bientôt du mépris du docteur à celui de la doctrine ? Celui-là n’aurait nulle idée de l’homme qui pourrait douter de cet inévitable enchaînement. Ainsi la théorie et l’observation se réunissent pour établir qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir de foi ni de religion positive, proprement dite, chez cette nation dont les envoyés viennent de se donner tant de peine pour abolir la détestable Inquisition.
Le Christianisme est effacé en Angleterre au point que, tout nouvellement, certains hommes, tenant encore par quelques fils à la foi antique, ont pu craindre que l’indifférence, sous le masque trompeur de la tolérance, n’en vînt enfin à donner à la nation anglaise des représentants étrangers au Christianisme. Voyant donc tous les dogmes chrétiens disparaître l’un après l’autre, et voulant au moins assurer le dogme capital, c’est-à-dire, celui de la Trinité, sans lequel il n’y a plus de Christianisme, ils proposèrent leur bill sur la foi à la Trinité, en vertu duquel tout Anglais qui refuserait son serment à cette doctrine fondamentale serait déclaré inhabile à siéger au parlement. Assurément les promoteurs du bill ne semblaient pas indiscrets, et l’on ne pouvait, sans doute, exiger moins d’hommes qui auraient attaché la plus légère importance à se nommer chrétiens : néanmoins le parlement a trouvé que c’était trop : les élus actuels ont senti dans leurs consciences qu’ils n’avaient pas le droit de gêner celle des élus futurs. Ils se sont abstenus avec raison d’imposer aux autres la nécessité d’un serment qu’ils se garderaient bien de prêter eux-mêmes, et ils ont rejeté le bill. Ainsi l’Anglais arien et même mahométan devient éligible au parlement, puisqu’il n’y a pas d’islamite éclairé qui refuse de reconnaître le Christ pour un fort honnête homme, voire même pour un grand prophète ; sur quoi un anonyme, égayé par ce grand acte de la législation anglaise, a décoché sur le parlement impérial l’épigramme suivante, qui n’est pas tout à fait dépourvue de sel.
De par le roi, et l’une et l’autre chambre,
Tout Anglais peut, conformément aux lois,
Croire, sans peur de se méprendre,
QU’UN EST UN ET QUE TROIS SONT TROIS .
Je n’oublierai point de vous faire observer que l’Angleterre n’est réellement tolérante que pour les sectes, mais nullement pour l’Église dont elle se sent détachée ; car, pour celle-ci, les lois la repoussent avec une obstination qui, peut-être, n’est pas absolument sans danger pour l’état. L’Anglais ne veut point du système qui lui propose de croire plus ; mais tout homme qui vient lui proposer de croire moins est sûr d’être bien reçu. L’Église anglicane fourmille de sectes non conformistes qui la dévorent, et ne lui laissent plus qu’une certaine forme extérieure qu’on prend encore pour une réalité. Le méthodisme seul envahit tous les états, toutes les conditions, et menace ouvertement d’étouffer la religion nationale. Un Anglais, qui vient d’écrire sur ce sujet, propose un singulier moyen pour s’opposer au torrent. « Si le mal fait de nouveaux progrès, dit-il, peut-être deviendra-t-il nécessaire d’user de quelque indulgence à l’égard des articles de foi admis par l’Église anglicane, et de recevoir dans le giron une plus grande quantité de Chrétiens . »
Il est complaisant, comme on voit : pour exterminer le Méthodisme, l’Anglicane n’a qu’à céder le mérite des bonnes œuvres aux puritains, les sacrements aux Quakers, la trinité aux Ariens, etc. Alors elle enrôlera tous ces messieurs, pour se trouver assez forte contre les méthodistes . Il n’y a, comme vous voyez, rien de mieux imaginé. Celui qui propose ce moyen admirable de renforcer l’Église nationale est cependant un homme loyal et sincère, qui raisonne d’après sa conscience et d’après l’opinion universelle qui l’environne. Qu’importent les dogmes ? Le symbole n’a plus qu’une ligne, et c’est la première. Tout le reste est renvoyé dans le cercle des opinions et des souvenirs. Comme établissement religieux, comme puissance spirituelle, l’Église anglicane n’existe déjà plus. Deux siècles ont suffi pour réduire en poussière le tronc de cet arbre vermoulu ; l’écorce subsiste seule, parce que l’autorité civile trouve son compte à la conserver.
Vous avez pu justement vous étonner, monsieur, en voyant les représentants d’une grande nation chrétienne refuser de reconnaître, comme condition nécessaire, dans ces mêmes représentants, la qualité de Chrétiens ! Cependant je suis en état de vous montrer quelque chose de plus étrange encore. Si je vous disais que l’Angleterre a solennellement, j’ai presque dit officiellement, renoncé au Christianisme, vous crieriez sans doute au paradoxe, et moi-même je suis tout prêt aussi à protester que je ne vous présente qu’un paradoxe ; mais ce n’est pas une raison pour le supprimer. Cicéron nous en a bien débité six ; pourquoi ne m’en passeriez-vous pas un ? Lisez donc le mien, je vous en prie, tel que je vous l’exposerai dans ma prochaine lettre. Ensuite, comme je suis de bonne composition, nous en retrancherons tout ce qu’il vous plaira, pour en faire une vérité qui me suffira.
J’ai l’honneur d’être, etc.
Moscou, 19/31 août 1815.