IX

Deux heures après, j’atteignais les premières maisons de Sourdeval; mais de peur d’être remarqué, je ne traversai pas la ville, je la tournai vers les derrières, de manière à rejoindre la route de Vire.

La marche avait calmé mon exaltation, mais je n’étais pas rassuré sur les difficultés de mon voyage jusqu’à Honfleur : je n’avais plus ma casserole, mon petit paquet était resté à Mortain, et au milieu des campagnes j’allais me retrouver dans la même position que le premier jour de ma fuite : la faim ne se faisait pas encore sentir, parce que j’avais bien déjeuné, mais elle ne tarderait pas!

Ajoutez que je voyais des gendarmes partout et vous comprendrez que je ne cheminais pas très gaiement : d’abord je regrettais mon compagnon; puis tout chapeau, même tout bonnet de coton qui se montrait au loin était aussitôt changé en un tricorne par mon imagination inquiète. Je n’avais pas fait trois lieues que, déjà plus de dix fois, j’avais quitté la grande route pour me blottir dans les blés ou sous les ronces du fossé. En sautant un de ces fossés, il me sembla entendre un bruit clair dans ma poche, comme si des sous se choquaient : je me fouillai; c’étaient bien des sous, il y en avait six, et, ce qui valait mieux encore, deux pièces de quarante sous s’y trouvaient jointes : la veille j’avais acheté du tabac pour mon peintre, et c’était la monnaie qu’on m’avait rendue sur cinq francs. Devais-je la garder? Mais comment la rendre? Je me promis de n’y pas manquer si jamais cela me devenait possible.

Si grande que fût ma fortune, je ne m’en laissai pas étourdir. Après quelques instants de réflexion et de conseil tenu avec moi-même, je m’arrêtai au plan suivant : je continuerais ma route à pied, je coucherais dans les champs ou dans les bois, seulement je ne ferais pas d’économies sur ma nourriture. J’étais dans une position à ne pas me refuser le nécessaire.

Il n’était pas encore nuit quand je traversai Vire, cependant je m’égarai dans les rues : au lieu de prendre la route de Villers-Bocage, je pris celle de Condé-sur-Noireau, et ce fut seulement en arrivant à Chênedollé que je reconnus mon erreur. J’avais assez étudié ma carte pour la porter dans ma tête, et je savais que par Harcourt je pouvais gagner Caen; je ne me tourmentai donc pas de ce détour et je dormisparfaitement à l’abri d’une meule de colza. À deux ou trois cents pas de mon gîte, j’apercevais la cabane d’un berger au milieu d’un parc de moutons dont la brise m’apportait l’odeur chaude et douceâtre; ce m’était une sécurité de n’être pas seul dans ces grandes plaines boisées, et d’entendre les chiens enchaînés autour du parc aboyer de temps en temps contre moi.

Bien des fois, Lucien Hardel m’avait dit, lorsque je lui racontais mon voyage le long de la mer, qu’il regardait comme un miracle que j’eusse pu échapper aux fièvres causées par le froid du matin; aussi dès que, sous mes branches de colza, je me sentis éveillé par un frisson, je me levai. Il ne faisait pas encore jour, mais déjà l’aube blanchissait la cime des arbres. L’horizon du côté de l’orient se colorait en jaune, au-dessus de ma tête les étoiles scintillaient faiblement dans l’azur pâle du ciel, tandis que, derrière moi, s’étendait une grande voûte noire sur laquelle tranchaient de longs serpents de vapeurs grises qui se déroulaient au-dessus des vallons. La poussière des chemins était mouillée comme s’il était tombé une petite pluie, et, sur les branches des buissons, des oiseaux matinaux s’ébrouaient en hérissant leurs plumes pour secouer la rosée de la nuit.

Je continuai ma route pendant deux jours sans qu’il m’arrivât rien de particulier; mais vous pensez bien que je ne marchais pas ainsi depuis le matin jusqu’au soir sans m’arrêter. Vers le midi et quand je trouvais un endroit favorable, je dormais quelques heures.

Le troisième jour après avoir dépassé Harcourt, j’étais arrivé à une grande forêt qu’on nomme la forêt de Cinglais, et la chaleur, bien qu’il fût encore matin, y était si forte, si étouffante, que je ne pus attendre midi pour faire mon somme. Jamais je n’avais eu si chaud, la route me brûlait les pieds; je m’enfonçai sous le bois espérant trouver un peu de fraîcheur, mais inutilement. Au plus épais du fourré, aussi bien que sur la grande route, l’air était embrasé; on n’entendait pas un bruissement de feuille, pas un cri d’oiseau : partout un lourd silence à croire que la fée de la Belle au bois dormant avait passé par là et touché de sa baguette le ciel, les animaux et les plantes; seuls, les insectes, les moucherons avaient échappé à ce repos universel; il y en avait qui fourmillaient dans les herbes, et, dans les rayons de la lumière qui glissaient obliquement sous les arbres, on voyait des essaims tourbillonner avec un sourd bourdonnement, comme si cette chaleur intense avait activé leur vie.

À peine assis au pied d’un hêtre; je m’endormis; la tête posée sur mon bras. Je fus réveillé par une douleur assez vive au cou; j’y portais la main, et je pris une grosse fourmi fauve; en même temps je sentis une autre piqûre à la jambe, puis une autre à la poitrine, puis une infinité d’autres dans toutes les parties du corps. Je me déshabillai vivement, et, ayant secoué mes vêtements, j’en fis tomber toute une fourmilière; mais je ne fus pas pour cela guéri des piqûres que ces maudites bêtes m’avaient faites. Sans doute elles avaient, comme certains moustiques, laissé un venin dans la plaie, car je fus bientôt tourmenté par d’insupportables démangeaisons. Naturellement, plus je me grattai, plus la douleur s’irrita; au bout d’une heure, j’avais les ongles teints de sang.

Si vous avez vu quelquefois, dans un jour d’orage, des moutons assaillis, au milieu d’une plaine, par un essaim de mouches, courir çà et là, se rouler par terre, se déchirer dans les ronces, vous pouvez comprendre dans quel état d’exaspération j’étais. Il me semblait que, si je pouvais sortir de la forêt, je souffrirais moins; mais la route s’allongeait, s’allongeait, et toujours des arbres de chaque côté, toujours une température de fournaise. Enfin, du haut d’une côte, j’aperçus devant moi une petite rivière qui serpentait au milieu de bouquets d’arbres. En dix minutes, j’arrivai sur les bords; en quelques secondes, je fus déshabillé, et je me jetai à l’eau.

C’était un endroit frais et vert comme on en trouve à chaque pas en Normandie. La rivière, retenue par les vannes d’un moulin dont on entendait le tic-tac à une courte distance, coulait doucement au milieu de longues herbes déliées qui se tortillaient au gré du courant; l’eau, d’une limpidité diaphane, laissait voir le fond formé d’un beau sable jaune, tacheté çà et là de cailloux moussus. Implantés dans les berges, des groupes d’aulnes et de trembles arrêtaient les rayons du soleil, et, sous leur épais couvert, les insectes, à l’abri de la chaleur, s’agitaient en bourdonnant. Sur les eaux, parmi les feuilles de nénuphar et de cresson des faucheux aux longues pattes; dans les fleurs d’aconit, d’iris, de reines-des-prés, des bouches bleues et des libellules aux ailes de mousseline. Effrayés par le bruit que j’avais fait en me plongeant dans la rivière, des pigeons ramiers s’étaient envolés au haut des trembles, mais bientôt ils étaient redescendus et, posés sur le bord, ils s’enfonçaient la tête dans l’eau et secouaient leurs plumes hérissées en roucoulant, tandis qu’au loin des martins-pêcheurs plus craintifs voletaient sans oser approcher; lorsque, plus rapides qu’une balle, ils traversaient un rayon de soleil, leur plumage d’azur éblouissait les yeux.

Je serais resté là plusieurs heures, tant le froid de l’eau m’était agréable, si tout à coup je ne m’étais entendu interpeller par une voix partant précisément de l’endroit où j’avais laissé mes vêtements.

– Ah! brigand, je te prends encore à te baigner là! Eh bien! cette fois, tu viendras chercher tes habits à la mairie.

Mes habits! mes habits à la mairie! c’est-à-dire mes habits d’un côté et moi de l’autre, je n’en pouvais croire mes oreilles...

Stupéfait, je regardai qui me parlait ainsi : c’était un petit homme gros et gras qui, du bord du chemin, me montrait le

poing; au milieu de sa poitrine, sur une blouse de laine grise, brillait une plaque jaune comme de l’or.

Le petit homme ne perdait pas son temps. Le fait suivait la menace.

Il se baissa, fit un paquet de mes pauvres habits en les roulant pêle-mêle.

Je me mis à crier :

– Monsieur! Monsieur!

– Bon, dit-il, à la mairie! Je voulus sortir de l’eau, courir après lui, le supplier; la peur de la plaque jaune et le sentiment de ma nudité m’arrêtèrent : un garde champêtre! un homme qui a un sabre, qui peut vous mener en prison! Que dire d’ailleurs s’il m’interrogeait?

Son paquet était fait, il le mit sous son bras et de l’autre me menaçant encore :

– Tu t’expliqueras à la mairie, dit-il.Et il s’éloigna.Je restai si ahuri, que j’en oubliai de faire les mouvements

nécessaires pour me tenir sur l’eau., et naturellement je coulai au fond.

Revenu bientôt à la surface, je gagnai tout honteux le bord et me cachai dans une touffe de roseaux : leurs longues feuilles flexibles se recourbèrent au-dessus de moi, et je me trouvai du moins à l’abri des regards et des recherches.

Il ne me fallut pas de longues réflexions pour comprendre tout le désagrément de ma position. Comment aller à la mairie chercher mes vêtements? Où était-elle d’ailleurs cette mairie? Au milieu du village, sans doute! Comment

m’aventurer sans aucun vêtement sur la route et traverser des rues?

C’était bien le cas d’imiter Robinson; mais, dans la réalité, on ne se tire pas si vite d’affaire que dans les livres.

Depuis que j’avais quitté Dol, je n’avais point encore, si fâcheuses, si pénibles qu’eussent été les difficultés que j’avais rencontrées, éprouvé un absolu découragement; mais cette fois je me crus perdu, je me sentis anéanti, sans volonté, sans forces, envahi tout entier par un accablant désespoir.

Je restai longtemps à pleurer; mais insensiblement le froid me prit, et je commençai à grelotter. À deux cents pas le soleil tombait sur la berge, où je voyais les herbes se dessécher; là, bien sûr, je me réchaufferais sur le sable sec; mais telle était ma frayeur que je n’osais remuer. Enfin, le froid me pénétra si rudement que je m’enhardis, je me remis à l’eau et gagnai l’autre bord à la nage. La berge s’élevait d’au moins deux mètres au-dessus du courant; elle était creusée en dessous, et de son sommet retombaient en cascade de longues tiges de liseron et de houblon enlacées. Ce ne fut ni sans peine ni sans écorchures que je parvins à m’y établir.

Le soleil ne tarda pas à me réchauffer; mais avec la chaleur me revint le sentiment de la vie, c’est-à-dire une faim vorace. Quoi manger? Avec mes habits, le garde avait emporté mon pauvre argent!

Cependant, les heures s’écoulaient, sans qu’aucun moyen se présentât à mon esprit pour sortir de cette position : au-dessus de moi, à quelques pas, j’entendais bien de temps en temps des voitures rouler sur la route; mais quels secours en attendre? Comment abandonner ma cachette dans l’état où j’étais? J’aurais peut-être trouvé moyen de me faire un vêtement de feuilles, de roseaux, de paille, l’idée ne m’en vint pas.

Le soleil commença à baisser. La nuit allait venir. Ce n’était plus une nuit à la belle étoile que j’avais à passer, sous une meule de foin, protégé par mes habits. Tout nu, sur cette petite langue de sable, que faire! Le courant, en fuyant toujours devant mes yeux, avait fini par me donner le vertige; je croyais voir déjà les bêtes immondes de la nuit.

Il n’y avait plus guère que pour une heure de soleil lorsque, sur la route, j’entendis un grand bruit de voitures qui semblaient se suivre, puis tout à coup le bruit cessa : elles s’étaient arrêtées juste derrière moi. De ma cachette, je ne pouvais voir sur la route; mais, à un cliquetis de chaînes et de ferrailles, je compris qu’on dételait des chevaux. Un grondement, un mugissement, un cri enfin que je ne connaissais pas, quelque chose de plus nerveux que le hennissement du cheval, de plus formidable que le braiment de l’âne, éclata, et les oiseaux, déjà perchés dans les buissons, s’envolèrent avec des piaillements; un gros rat se jeta dans mes jambes et se blottit au fond de son trou, dont j’obstruais l’entrée.

Au bout de quelques minutes, il me sembla qu’on marchait dans la prairie au-dessus de moi : je ne me trompais pas.

– J’ai une poule, dit une voix.

– Où l’as-tu prise?

– Avec une pierre au bout de mon fouet, je l’ai enlevée sur la route comme un poisson dans l’eau; c’est les autres qui criaient!

– Faut la faire cuire.

– Si Cabriole nous voit, il nous la chipera et nous n’aurons que les os.

Ce dialogue n’était guère encourageant; mais précisément pour cela il me donna une audace désespérée que je n’aurais pas eue avec des honnêtes gens.

Je me cramponnai des deux mains à la berge et, passant ma tête à travers les tiges de houblon, je me haussai de manière à voir dans la prairie.

Les deux interlocuteurs, qu’à leurs voix rauques et cassées j’avais pris pour des hommes, étaient des enfants à peu près de mon âge. Cela m’enhardit tout à fait. Je me haussai un peu plus. Ma résolution était prise.

– Si vous vouliez... dis-je. Ils se retournèrent et restèrent un moment sans voir d’où partait cette voix, car ma tête seule émergeait du feuillage, et,

surpris, effrayés aussi, ils ne savaient trop s’ils devaient s’avancer ou se sauver.

– Ah! cette tête, dit l’un en m’apercevant.

– Un noyé, dit l’autre.

– Imbécile! puisqu’il parle.

Au même instant, j’entendis du côté de la grande route une grosse voix qui criait :

– Allons! fainéants, voulez-vous bien arracher de l’herbe? Je regardai, et à la file je vis trois longues voitures peintes

en jaune et en rouge : – c’était une caravane de saltimbanques.

– Cabriole! Cabriole! crièrent les deux enfants.

– Eh bien?

– Un sauvage, venez voir, Vrai!

Cabriole s’avança dans la prairie.

– Où est-il, ton sauvage?

– Là, dans les feuilles.

Ils s’approchèrent tous les trois, et, en me regardant, ils éclatèrent de rire.

– Quelle langue parle-t-il, ton sauvage? demanda celui qu’on avait appelé Cabriole.

– Le français, monsieur, dis-je en intervenant,

Et je leur contai mon aventure, qui leur parut plus plaisante qu’à moi; ils riaient à se tordre.

– La Bouillie, dit Cabriole en s’adressant à l’un des enfants, va lui chercher un pantalon et une blouse.

En moins de deux minutes, la Bouillie fut revenu; je ne perdis pas de temps à m’habiller, je sautai sur la berge.

– Maintenant, dit Cabriole, allons voir le patron. Il me conduisit vers la première voiture, j’y montai par un escalier en planches. Autour d’un poêle, sur lequel mijotait un ragoût, j’aperçus un petit homme sec et ratatiné, et auprès de lui une femme si grande et si grosse, qu’elle me fit peur.

Il me fallut recommencer mon histoire, et les rires m’accompagnèrent de nouveau.

– Ainsi tu allais au Havre t’embarquer? dit le petit homme.

– Oui, monsieur.

– Comment vas-tu me payer mon pantalon et ma blouse?

Je restai un moment sans répondre; puis, prenant tout mon courage :

– Si vous voulez, je pourrai travailler pour vous.

– Qu’est-ce que tu sais faire? Sais-tu te disloquer?

– Non.

– Sais-tu avaler un sabre?

– Non.

– Sais-tu jouer de la trompette, du trombone, du tambour?

– Non.

– Ah! çà, qu’est-ce qu’on t’a appris? me dit-il,; ton éducation a été singulièrement négligée, mon garçon,

– Triste acquisition; c’est bâti comme tout le monde, dit la grande femme en m’examinant des pieds à la tête, et ça parle de travailler dans la banque.

Elle haussa les épaules et détourna les yeux avec mépris, Ah! si j’avais été un monstre, si j’avais eu deux têtes ou trois bras... Mais bâti comme tout le monde, quelle honte!

– Sais-tu soigner les chevaux? demanda le petit homme sans se laisser troubler.

– Oui, monsieur, j’essaierai.

– Allons! c’est toujours ça! à partir d’aujourd’hui tu es engagé dans la ménagerie du comte de Lapolade, célèbre, j’ose le dire, autant par la beauté des animaux qu’elle renferme que par le courage de l’illustre Diélette, Diélette, notre fille, qui les a domptés. Suis Cabriole, il te montrera ce qu’il y a à faire, et reviens dans une heure pour le souper.

Dans ma position je n’avais pas le choix d’un état. Je ne pouvais me montrer difficile. J’acceptai comme un bienfait l’étrange ressource qui m’était offerte.

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