Me voici donc saltimbanque, ou, pour parler avec moins de vanité, domestique des chevaux de la caravane de M. le comte de Lapolade.
Mon patron n’était point, comme on aurait le droit de le supposer, un comte de fantaisie; il avait des parchemins parfaitement authentiques qu’il exhibait volontiers dans les grandes occasions et qui lui donnaient le droit de porter ce titre. Après une vie troublée par tous les vices et toutes les passions, il en était descendu là. Pour mettre le comble à sa dégradation, il avait, dans une heure suprême de détresse, épousé la grande femme qui m’avait si mal accueilli. Célèbre dans toutes les foires de l’Europe sous le nom de la forte Bordelaise, bien qu’elle fût auvergnate de naissance, elle avait dans sa jeunesse occupé la haute position de phénomène, c’est-à-dire de femme colosse. Une toile la représentait en robe rose, posant délicatement sur un tabouret sa jambe immense chaussée d’un bas blanc; une autre la montrait en spencer de velours bleu, un fleuret à la main, ayant pour adversaire un brigadier de carabiniers moins grand qu’elle, avec cette inscription en lettres d’or : « À vous, monsieur le militaire. »
Elle avait, à ce métier, gagné une assez belle somme qui avait tenté de Lapolade. Celui-ci n’avait pour fortune que son talent d’aboyeur, mais ce talent était remarquable; personne, dans la banque, n’était de sa force pour faire à la porte un boniment irrésistible; sa réputation égalait celle de Mangin et de Turquetin. La forte Bordelaise et lui s’étaient associés, et ce beau couple avait acheté une ménagerie qui, pendant les premières années, avait rivalisé avec celle du célèbre Huguet de Massilia. Mais ce qui faisait la force de Lapolade faisait aussi sa faiblesse : sa bouche lui coûtait cher, il était ivrogne et gourmand.
Quelques animaux mal soignés, plus mal nourris, étaient morts, d’autres avaient été vendus; et, au moment de mon entrée dans la caravane, elle ne se composait que d’un vieux lion, de deux hyènes, d’un serpent, d’un cheval savant, qui le jour traînait la voiture, et le soir disait quelle était la personne la plus bête de la société.
Au souper, je fis la connaissance du personnel humain : outre monsieur et madame de Lapolade, il se composait de Cabriole, le pitre, de la Bouillie, du second enfant que j’avais déjà vu et qu’on appelait Filasse, de deux Allemands, l’un jouant de la clarinette, Hermann, l’autre du tambour, Carolus; enfin de l’illustre Diélette, qui était une petite fille de onze à douze ans, à l’apparence frêle et nerveuse, avec des grands yeux d’un bleu de pervenche.
Bien que simple domestique, je fus admis à la table de ces fameux personnages.
Le mot table n’est peut-être pas très exact pour désigner la chose sur laquelle le couvert était mis : c’était une longue et large caisse en bois blanc, qui occupait le milieu de la voiture; elle servait à un triple usage; dedans, on serrait les costumes; dessus, à l’heure des repas, on posait les assiettes, la nuit un matelas qui était le lit à Diélette; autour de cette caisse, deux autres plus étroites étaient alignées : c’étaient des bancs pour la troupe, car seuls, monsieur et madame de Lapolade avaient des chaises.
Ainsi meublé, ce premier compartiment de la voiture avait pourtant bon air, et beaucoup de logements parisiens n’ont point une aussi grande salle à manger. Une porte vitrée à deux vantaux ouvrait sur la galerie extérieure, et, par deux petites fenêtres garnies de rideaux rouges, drapés, on apercevait les arbres de la route.
Il me fallut recommencer le récit de mon histoire; ce que je fis en ne nommant toutefois ni ma mère, ni mon oncle, ni mon véritable pays. Quand j’arrivai à l’épisode du gendarme, Diélette déclara que j’étais un nigaud, et qu’à ma place elle se serait bien amusée : les deux musiciens approuvèrent cette crânerie, non en paroles, – ils ne parlaient jamais, – mais par trois éclats de rire, à l’unisson, de ce rire formidable qui n’appartient qu’aux Bavarois.
Lorsque le souper fut terminé, il restait encore quelques lueurs lumineuses au ciel.
– Allons, mes enfants, dit Lapolade, profitons du jour qui reste pour nous disloquer un peu; ne nous rouillons pas les muscles.
Et il se plaça sur la galerie extérieure de la voiture, où Diélette lui apporta sa pipe allumée, tandis que Filasse et la Bouillie descendaient sur l’herbe du chemin une petite boîte à couvercle. Alors Filasse défit sa blouse, et, après avoir secoué sa tête comme s’il voulait s’en débarrasser, s’être étiré les bras et les jambes, il ôta le couvercle et se fourra dans la boîte, où il disparut. Je fus émerveillé, car elle était si petite, que je n’aurais pas osé y mettre un enfant d’un an.
C’était le tour de la Bouillie; malgré tous ses efforts il ne put disparaître dans la boîte; du haut de sa galerie, Lapolade lui cingla sur les épaules un vigoureux coup de fouet.
– Tu a encore trop mangé, dit-il, demain je te rationnerai. Puis se tournant vers moi :
– Allons! à toi maintenant.
Je fis trois ou quatre pas en arrière pour me mettre hors de la portée du fouet.
– Là-dedans? dis-je.
– Pas encore, mon garçon, montre-nous seulement ce que tu peux et saute-moi ce fossé-là. Il était large et profond, le fossé; je sautai deux pieds plus loin qu’il n’était nécessaire. Lapolade se montra très satisfait et déclara que je réussirais dans le trapèze.
La première voiture était celle des patrons, la seconde celle des bêtes; la troisième servait de dortoir à la troupe et de magasin pour les accessoires. Comme il n’y avait pas de lit pour moi dedans, on me donna deux bottes de paille, et je m’en fis un, dessous.
Bien que cette couche fût meilleure que celle de mes nuits précédentes, je restai longtemps sans m’endormir. Les lumières s’éteignirent, les bruits cessèrent; bientôt je n’entendis plus dans le calme profond du soir que le piétinement des chevaux, qui, attachés contre les voitures, tiraient sur leur longe pour pincer autour d’eux l’herbe poudreuse du chemin; de temps en temps, dans la ménagerie, j’entendais le souffle puissant du lion, soupirant plaintivement, comme si le silence et la chaleur de cette nuit d’été lui eussent rappelé les solitudes africaines, et parfois aussi j’entendais sa queue battre impatiemment ses flancs comme si une lueur de courage, surgissant dans sa volonté abrutie, lui eût parlé de révolte et de liberté.
Il était dans une cage solidement fermée; moi, j’étais en plein air. Un moment, je pensai à en profiter pour continuer ma route; mais ces vêtements donnés par Lapolade, il fallait les emporter. C’eût été les voler. Alors, dans ma conscience, je ratifiai l’engagement que j’avais pris de servir mon nouveau maître; après tout, il ne serait pas plus dur que mon oncle, et le jour où je lui aurais payé en travail ce que je lui devais, je serais libre.
La caravane allait à Falaise, à la foire de Guibray : ce fut là que, pour la première fois, je vis Diélette entrer dans la cage du lion, et que j’entendis Lapolade faire son boniment.
Les costumes avaient été tirés des coffres; Diélette, pardessus son maillot, avait revêtu une robe d’argent pailletée d’or; sur sa tête était posée une couronne de roses. Mes camarades Filasse et la Bouillie étaient en diables rouges; les deux Allemands en lanciers polonais avec des plumets qui leur retombaient dans les yeux. Pour moi, on m’avait teint en nègre, les bras jusqu’au coude, la tête jusqu’à la poitrine; je représentais un esclave venu avec le lion, et il m’était défendu de dire un seul mot de français. À toutes les interpellations, je devais me contenter de répondre par un sourire qui montrât mes dents. Ma mère elle-même m’eût vu sous ce déguisement qu’elle ne m’aurait pas reconnu. C’était ce que Lapolade avait surtout voulu, n’étant pas certain que, dans la foule, il ne se trouverait pas quelqu’un de mon pays.
Depuis deux heures, nous faisions un vacarme à exaspérer un sourd; Cabriole avait fini sa parade, Diélette avait dansé un pas avec la Bouillie, lorsque Lapolade parut sur l’estrade en costume de général. La foule que nous avions amassée était compacte; mes yeux étaient réellement éblouis par la blancheur des bonnets de coton qui coiffaient toutes les têtes normandes tendues vers nous. Le général fit un geste, la musique cessa.
Alors se penchant vers moi et me tendant le cigare qu’il était en train de fumer :
– Entretiens-le-moi, dit-il, pendant que je vais parler.
Je le regardais ébahi, lorsque je reçus par-derrière un coup de pied.
– Est-il bête, ce moricaud-là, cria Cabriole; le patron lui offre un cigare et il fait la petite bouche! Le public daigna trouver cette plaisanterie fort drôle et il éclata de rire en applaudissant.
Je n’avais jamais fumé; je ne savais même pas s’il fallait aspirer ou souffler, mais ce n’était pas le moment d’entrer dans des explications : d’une main Cabriole me tirait le menton, de l’autre, il me relevait le nez, et, dans ma bouche ouverte, Lapolade introduisait subitement son cigare. Assurément mes grimaces étaient fort comiques, car les paysans se tenaient les côtes.
Le général leva son chapeau empanaché; le silence se fit.
– Vous voyez devant vous, dit-il, le célèbre Lapolade.
– Qui ça, Lapolade? Ce charlatan en habit de général?
– Lui-même.
– Et pourquoi, vous demandez-vous, un homme si illustre s’habille-t-il d’une façon si ridicule?
– Pour vous plaire, mes seigneurs, et parce que, si vous êtes tous, pris en particulier, d’honnêtes gens, réunis en public, vous pouvez n’être que des imbéciles.
Il y eut un mouvement de mauvaise humeur dans la foule et quelques murmures.
Lapolade, sans perdre de son assurance, me prit son cigare, en aspira quelques bouffées, puis, à mon grand désespoir et à mon grand dégoût, me le remettant entre les lèvres :
– Hé! là-bas! vous, monsieur, continua-t-il, oui, l’homme au casque à mèche et au nez rouge, pourquoi murmurez-vous? C’est parce que j’ai dit que chez vous vous étiez un honnête homme, et sur cette place un imbécile? Eh bien, je vous fais mes excuses; chez vous, vous êtes un farceur, et sur cette place un malin.
La foule trépigna de joie, puis, quand l’émotion fut un peu calmée, il reprit :
– Donc, si je n’étais pas déguisé en général, au lieu d’être là tous devant moi la bouche ouverte, les yeux ronds comme des billes, à me regarder, vous passeriez votre chemin.
« Mais je connais l’humanité, et sais par quelles sottises il faut la prendre. J’ai donc été chercher en Allemagne ces deux musiciens illustres que vous voyez d’ici. J’ai engagé dans ma troupe le célèbre Filasse dont la gloire vous est assurément connue, la Bouillie que voici, et enfin le prodigieux Cabriole dont je n’ai rien à dire puisque vous l’avez entendu. Alors vous vous arrêtez, votre curiosité est excitée, et vous vous demandez : « Qu’est-ce qu’il montre, celui-là? »
« Allons, messieurs les musiciens, un petit air de musique. »
Cette parade, qu’il variait selon le pays et les auditeurs, je pourrais vous la répéter mot pour mot, car je la retrouve encore entière dans ma mémoire. C’est inouï comme certaines absurdités peuvent se graver dans un cerveau alors même qu’il est si difficile aux bonnes choses de s’y fixer.
Cependant je n’entendis bien clairement ce jour-là que la première partie; la fumée du cigare m’avait tourné le coeur, et j’étais dans un véritable état d’hallucination et d’hébétement quand je passai dans la baraque. Suivant le rôle qui m’avait été attribué, je devais ouvrir les cages au moment où Diélette y entrerait.
Ce fut à travers une sorte de brouillard que je la vis venir à moi : d’une main elle tenait une cravache, de l’autre elle envoyait des baisers au public. Dans leurs cages, les hyènes tournoyaient d’un pas lent et boiteux; dans la sienne, la tête appuyée sur les pattes, le lion semblait dormir.
– Ouvre la porte, esclave! me dit-elle. Et elle entra. Le lion ne bougea pas. Alors, de ses petites mains, elle lui prit les deux oreilles et tira dessus de toutes ses forces pour lui soulever la tête. Il ne bougea pas. L’impatience la prit, et elle lui cingla un coup de cravache sur l’épaule. Comme s’il eût été poussé par un ressort, il se dressa sur des deux pattes de derrière en poussant un rugissement si épouvantable que je sentis mes jambes trembler; la peur s’ajoutant aux vapeurs qui me soulevaient l’estomac, à l’ivresse du tabac qui faisait tout tournoyer en moi et autour de moi, le coeur me manqua tout à fait, et je tombai à terre.
C’était un homme habile que Lapolade et qui savait profiter des moindres incidents.
– Voyez quelle est la férocité de cette bête, s’écria-t-il, son rugissement seul fait évanouir les enfants de son pays.
Mon malaise était si évident pour tout le monde, que le public, bien certain que ce n’était pas là une scène préparée à l’avance, éclata en longs applaudissements, tandis que Cabriole m’emportait dans ses bras pour aller me jeter comme un paquet de hardes derrière la baraque.
Pendant toute la représentation, je restai là, horriblement malade, incapable de faire un mouvement, sensible cependant à ce qui se passait autour de moi, aux rugissements du lion, aux cris des hyènes, aux bravos du public.
Puis j’entendis le piétinement de la foule qui sortait, et, quelques instants après, je me sentis tiré par le bras. C’était Diélette; elle tenait à la main un verre.
– Tiens, bois ça, dit-elle, c’est de l’eau sucrée : es-tu bête d’avoir eu peur pour moi! Mais c’est égal, tu es un bon garçon.
C’était la première parole qu’elle m’adressait depuis mon entrée dans la troupe; cette marque de sympathie me fit du bien; il me sembla que j’étais moins seul; Filasse et la Bouillie s’étaient associés pour me jouer tous les mauvais tours de leur sac, et j’étais heureux de rencontrer une camarade.
Le lendemain, je voulus la remercier; elle me tourna le dos sans m’écouter, et elle ne m’adressa plus une seule parole ni un seul regard. Il fallut en revenir de mes idées d’amitié; alors, comme je commençais à en avoir assez de cette vie où les coups de pied pleuvaient, et comme je commençais à trouver qu’à soigner des chevaux, à nettoyer les cages des bêtes dans le jour, à faire le nègre la nuit, j’avais bien gagné le mauvais pantalon de toile et la blouse qu’on m’avait donnés, je pensai à abandonner la caravane, pour continuer mon voyage vers le Havre. Pauvre maman! était-ce pour rester avec ces saltimbanques que je l’avais quittée! Ah! si elle me voyait, si elle savait la vérité!
La saison s’avançait; les nuits devenaient froides, les journées étaient souvent pluvieuses; il serait bientôt impossible de coucher à la belle étoile en plein champ. Il fallait se hâter, et cela d’autant mieux qu’en quittant Guibray, nous devions descendre vers la Loire et ainsi nous éloigner du Havre.
Cependant, comme je ne voulais pas m’aventurer sans avoir pris mes précautions, je fis provision de toutes les croûtes que je pus économiser, et j’employai le temps que j’avais de libre à me fabriquer des souliers avec de vieilles tiges de bottes. Mon plan était arrêté. La première nuit où la caravane serait en route, je me sauverais.
La veille du jour fixé pour le départ, j’étais en train de travailler à ces souliers lorsque Diélette me surprit.
– Tu veux te sauver, dit-elle à voix basse.Je fis un geste pour l’interrompre.
– Depuis huit jours, je te guette, continua-t-elle; tu as une provision de pain sous le coffre à l’avoine, et c’est pour quelque chose; mais, n’aie pas peur, je ne te trahirai pas, et, si tu veux, je me sauverai avec toi.
– Quitter ton père? lui dis-je avec l’accent de quelqu’un qui savait ce que c’était qu’abandonner ses parents.
– Mon père! fit-elle... Ces gens-là ne sont ni mon père, ni ma mère; mais on pourrait nous surprendre ici; va m’attendre
dans les fortifications, je tâcherai d’aller te rejoindre; si tu es un bon garçon, tu m’aideras et je t’aiderai.
Je restai plus de deux heures à me promener dans les fossés, sans la voir arriver; et je commençais à croire qu’elle avait voulu se moquer de moi, quand elle parut.
– Viens nous cacher là-bas dans les coudriers, dit-elle, il ne faut pas qu’on nous voie ensemble, ou bien ils se douteraient de quelque chose.
Je la suivis et quand nous fûmes enfoncés dans un épais buisson de coudriers et d’aulnes, bien cachés à tous les yeux, elle s’arrêta.
– D’abord, dit-elle, il faut que je te conte mon histoire, ça te fera comprendre pourquoi je veux me sauver.
Bien que nous fussions du même âge, Diélette avait, en me parlant, le ton d’autorité qu’une grande personne prend avec un enfant, et je ne comprenais pas très bien comment, étant si assurée, elle avait besoin de l’aide d’un chétif tel que moi; mais comme je me sentais pour elle une vive sympathie, comme surtout elle était maîtresse de mon secret, je ne regimbai pas et j’entrai tout de suite dans mon rôle de confident.
– Lapolade n’est pas mon père, continua-t-elle, mon père, je ne l’ai pas connu; il était mort que j’étais encore en nourrice. Ma mère était marchande de mercerie à Paris, dans une rue auprès des Halles. Je ne me souviens pas du nom de ma mère, je ne me souviens pas non plus du nom de la rue qu’elle habitait. Tout ce que je me rappelle, c’est que maman était une belle jeune femme avec de grands cheveux blonds, si longs, si longs, que le matin, quand nous jouions, mon
frère et moi, sur son lit, nous pouvions nous cacher dessous comme sous un buisson.
« Elle nous aimait beaucoup, nous embrassait toujours et ne nous battait jamais. Mon frère était un peu plus grand que moi; il se nommait Eugène. Dans notre rue, il passait beaucoup de voitures; le matin, il y avait sur le pavé des tas de choux, de carottes, de légumes de toutes sortes, et, du seuil de la porte, on voyait en face, contre une haute église, un beau cadran doré; au-dessus, il y avait une petite tour et sur cette tour des grands bras noirs qui, toute la journée, se remuaient de côté et d’autre. Quand j’ai, l’année dernière, parlé de ça à un paillasse de la troupe de Masson, qui venait de Paris, il m’a dit que cette église était l’église Saint-Eustache, et que ces grands bras noirs étaient un télégraphe,
« Comme maman travaillait toute la journée, elle ne sortait presque jamais avec nous, et elle nous faisait promener par une apprentie. Un jour, c’était dans l’été, car il faisait chaud, et il y avait beaucoup de poussière dans les rues, on m’emmena à la foire au pain d’épice; c’est une foire qui se tient à la barrière du Trône; tu as dû en entendre parler depuis que tu es dans la caravane. Je ne me rappelle pas pourquoi mon frère n’était pas avec nous, mais enfin, il était resté à la maison.
« C’était la première fois que je voyais des saltimbanques, cela m’amusa beaucoup. Je voulais entrer dans toutes les baraques, mais l’apprentie n’avait pas d’argent, et moi je n’avais que quatre sous, qui m’avaient été donnés pour acheter des gâteaux; elle me les prit, et nous entrâmes dans un entre-sort.
– Qu’est-ce que c’est que ça?
– Es-tu bêta! tu ne sais pas ce que c’est qu’un entre-sort! Qu’est-ce que tu sais donc? Enfin, c’est une baraque où l’on montre un phénomène, une femme colosse, un phoque vivant, ou autre chose.
« Dans celle-là, on montrait deux phoques dans une cuve. Je ne sais pas comment cela se fit, mais l’apprentie causa avec l’homme de l’entre-sort; il me regardait beaucoup, il disait que j’étais très gentille. Il sortit avec nous et nous allâmes chez un marchand de vins, dans une petite salle sombre où il n’y avait personne. Moi j’étais lasse, j’avais chaud, et pendant qu’ils buvaient du vin sucré dans un saladier, je m’endormis.
« Quand je me réveillai, il faisait presque nuit, et l’apprentie n’était plus là.
« Je demandai à l’homme où elle était; il me dit que si je voulais nous irions la rejoindre. Je le suivis. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs, les baraques étaient illuminées, et toutes les musiques jouaient. Il me prit par la main et me fit marcher très vite en me tirant.
« Bientôt nous sortîmes de la foule; nous étions sur une route très large, bordée de chaque côté par des avenues d’arbres; il n’y avait presque plus de lumières et seulement çà et là quelques maisons.
« Je commençais à avoir peur; l’homme sentit que je me faisais tirer plus fort; il me proposa de me porter, je refusai; il voulut me prendre dans ses bras, je criai; des soldats passaient, ils s’arrêtèrent.
« – Pourquoi criez-vous? me dit-il; nous allons rejoindre votre maman.
« Je recommençai à marcher; la route me semblait bien plus longue qu’en venant, et puis je ne la reconnaissais pas; nous passâmes devant de grandes murailles sombres et une grande porte où il y avait des soldats en sentinelle, et nous entrâmes dans un bois qui ne finissait pas. J’eus tout à fait peur et je m’arrêtai.
« – Veux-tu bien marcher, mauvaise peste, me dit l’homme avec sa grosse voix, ou tu vas avoir affaire à moi.
« Il ne passait personne, il me tirait très fort, je le suivis en pleurant. Dame! tu comprends, je n’avais pas encore cinq ans, je n’étais pas brave et puis je pensais à maman.
« Je ne sais pas combien de temps il me fit marcher, seulement j’étais bien lasse quand nous aperçûmes les lumières d’un village; à l’entrée, sur une place, contre le mur du bois, il y avait des voitures de saltimbanques; nous entrâmes dans une de ces voitures. Nous y fûmes reçus par une femme sans jambes qui buvait de l’eau-de-vie.
« Il lui parla bas à l’oreille, et tous deux ils me regardèrent beaucoup.
« – Tu n’y vois donc pas? dit la femme, elle a un signe à la joue.
« Ce signe, c’était une petite groseille rose, là où maintenant il y a un petit trou.
« – Bast, dit l’homme, on le fera bien disparaître.
« La peur me reprit et je demandai où était maman.
« – Elle viendra demain matin, mon petit coeur, dit la femme, aujourd’hui il faut être bien sage et se coucher.
« – Elle a peut-être faim, dit l’homme.
« – Eh bien! on va lui donner à manger, à ce chéri.
« Ce fut alors que je m’aperçus que la femme n’avait pas de jambes, elle marchait en tournoyant et en s’appuyant sur les mains. Cela m’étonna beaucoup et ne me rassura guère; mais comme elle me donna de bonnes choses pour souper, des pois très gros, sortant de la marmite, je mangeai très bien.
« – Très gentille, cette petite! dit la vieille femme, en voyant que je dévorais ces petits pois sans sel et sans beurre, pas difficile pour la nourriture!
« Elle ne savait pas que c’était là pour moi un régal sans pareil, qui m’était défendu à la maison, le médecin ne me permettant que la viande rôtie parce que j’étais souvent malade.
« – Maintenant il faut se coucher, dit-elle, quand j’eus fini.
« Et elle tira un rideau en toile à matelas qui cachait le fond de la voiture; derrière étaient deux lits.
« De vrai, c’était très drôle de coucher dans une voiture. Je m’endormis parfaitement.
« Quand je m’éveillai, il me sembla que mon lit dansait; je crus que je rêvais, mais j’étais balancée à droite et à gauche, et j’entendais un bruit de grelots et de chaînes. Au-dessus de mon lit il y avait une petite fenêtre par laquelle la lumière entrait; je me mis à genoux et je regardai : il faisait à peine jour et les arbres défilaient devant la fenêtre; au loin, par-dessus une prairie, on apercevait une rivière. Je compris que ma chambre et mon lit marchaient, la mémoire me revint. Je me mis à appeler : « Maman! Maman! » Une grosse voix que je ne connaissais pas me répondit :
« – Nous allons au-devant d’elle.
« Mais j’avais très peur, je criai plus fort.
« Alors un homme que je n’avais pas encore vu entra dans la voiture; il était très grand, et sa tête coiffée d’un bonnet de police touchait le plafond de la voiture.
« – Si tu cries, je te tue.
« Tu penses quels cris je poussai; mais il s’avança vers moi, les bras étendus; je crus qu’il allait m’étrangler, et je tâchai de renfoncer mes cris.
« Aussitôt qu’il fut sorti, je cherchai mes vêtements pour m’habiller; je ne les trouvai pas, et, n’osant pas les demander, je restai sur le lit.
« La voiture roula longtemps, tantôt sur du pavé, tantôt sur du sable; par la fenêtre, je voyais que nous traversions des
villages. Enfin elle s’arrêta et la femme sans jambes entra.
« – Maman? où est maman? lui dis-je.
« – Tantôt, mon petit coeur.
« Elle parlait doucement, cela m’encouragea.
« – Je voudrais me lever.
« – C’est ce que je venais te proposer : voici tes
vêtements.
« Et elle me montra une mauvaise robe.
« – Ce n’est pas ma robe.
« – C’est celle qu’il faut mettre.
« J’eus envie de me révolter et de la déchirer en morceaux, cette guenille; mais la femme sans jambes me regarda d’une façon si intelligible que j’obéis.
« Lorsque je fut habillée avec cette vilaine robe, la voiture s’arrêta, et la femme sans jambes me dit que je pouvais descendre. Nous étions au milieu d’une grande plaine, et tout autour de nous, aussi loin que le regard s’étendait, on ne voyait que des champs verts; l’homme au bonnet de police avait allumé du feu sur la grande route et, à trois bâtons, réunis en faisceau, était suspendue une marmite. J’avais très faim, cela me fit plaisir d’entendre la marmite chanter.
« La femme sans jambes était restée dans la voiture; l’homme alla la prendre dans ses bras et la descendit sur la route.
« – Le signe? dit-elle en me regardant.
« – Tiens! c’est vrai, je n’y pensais plus.
« Alors le méchant homme me prit entre ses jambes en me serrant contre lui et il me tenait les bras si fort qu’il m’était impossible de remuer. La femme sans jambes me releva alors la tête d’une main, et de l’autre, avec des ciseaux qu’elle tenait ouverts, elle me coupa la tête de groseille de ma joue.
« Le sang jaillit, m’emplit la bouche et inonda ma robe; je crus qu’elle voulait me tuer et je me mis à pousser des cris terribles, en tâchant de la mordre. Sans se troubler, elle me mit sur la joue quelque chose qui me brûlait et le sang s’arrêta.
« – Laisse-la aller maintenant, dit-elle à l’homme.
« Elle croyait que j’allais me sauver. Ah bien oui! Je sautai sur elle et la frappai de toutes mes forces.
« Je crois qu’elle m’aurait étranglée si l’homme ne m’avait prise et jetée dans la voiture où il m’enferma.
« On m’y tint toute la journée sans manger; le soir seulement ils m’ouvrirent la porte. Ma première parole fut pour demander maman.
« – Elle est morte, me dit la femme sans jambes.
« J’avais réfléchi pendant tout le temps que j’avais été enfermée.
« – Ce n’est pas vrai, maman n’est pas morte, vous êtes une voleuse.
« Elle se mit à rire, ce qui m’exaspéra.
« Pendant trois semaines ou un mois, je restai avec la femme sans jambes et l’homme au bonnet de police. Ils avaient cru qu’ils me dompteraient, comme on dompte les animaux, par la faim; mais ils ne purent pas y arriver. Pour manger, je faisais ce qu’ils voulaient; mais quand j’avais mangé, je ne faisais plus rien. La femme sans jambes savait bien que je ne lui pardonnerais jamais l’opération qu’elle m’avait faite à la joue, et quelquefois elle disait qu’elle avait peur de moi, que j’étais capable de lui donner un coup de couteau.
« Nous étions arrivés dans un pays dont je ne sais pas le nom, mais où le pain se dit brod et où il y a beaucoup de rivières; alors voyant qu’ils ne pouvaient rien tirer de moi, ils me vendirent à un aveugle, qui n’était pas plus aveugle que toi, mais qui faisait semblant d’avoir perdu les yeux pour mendier. Toute la journée il fallait rester sur un pont et tendre la main. Heureusement il avait un caniche et, le soir à la maison, je pouvais jouer avec ce chien; sans cela je serais morte de chagrin.
« Je n’avais pas du tout de disposition pour mendier et, comme je ne voulais pas tourmenter les gens qui ne me donnaient rien et les suivre en pleurant, je recevais des coups de bâton tous les jours. Fatigué de me battre, l’aveugle me revendit à des musiciens ambulants pour faire la quête pendant qu’ils jouaient.
« En avons-nous parcouru des pays! j’ai vu l’Angleterre, et aussi l’Amérique, où il fait si froid qu’on se promène dans les voitures sans roues qui glissent sur la neige. Il faut traverser la mer pour y arriver, et on est plus d’un mois en bateau.
« Les musiciens me vendirent à Lapolade à notre rentrée en France. Il m’avait achetée pour faire de la suspension, et, en attendant, je donnais à manger aux bêtes; dans ce temps-là, nous avions trois lions; il y en avait un qui était très méchant, et qui tout de suite était devenu très doux avec moi; quand je lui apportais son dîner, il me léchait les mains.
« Un jour, ennuyé de ce que je ne parvenais pas à exécuter un tour difficile, Lapolade me donna une correction; je criais tant que je pouvais. C’était devant la cage de mon lion; voilà que ce bon lion se fâche de me voir battre; il allonge la patte à travers les barreaux, happe Lapolade par l’épaule, et le tire à lui. Lapolade tâche de se sauver, mais le lion avait enfoncé ses griffes dans la peau et il tenait bien. Si on n’était pas venu avec des bâtons de fer, Lapolade y serait resté.
« Il en fut deux mois malade, mais ça lui donna l’idée de me faire entrer dans les cages.
« – Puisque les lions sont tes amis, me dit madame, ils ne te mangeront pas; d’ailleurs le gros te défendrait.
« Moi j’aimais mieux ça que la suspension, et c’est depuis ce temps-là que « l’illustre Diélette dompte par ses charmes les féroces enfants du désert », comme dit la parade. Est-il bête avec ses féroces enfants du désert! ils sont plus doux que des chiens. Ah! si mon pauvre gros Rougeaud n’était pas mort, tu verrais! Je les mettais tous les trois dans la même cage; je donnais des coups de cravache aux deux autres tant je pouvais, et quand ils commençaient à être en colère, je disais à Rougeaud : « Défends-moi. » Aussitôt il se plaçait en avant avec un rugissement si terrible que tout le monde tremblait. Alors je faisais semblant de m’évanouir; il me léchait la figure; on ouvrait la grille; il m’emportait dans sa gueule. Si tu avais vu comme on applaudissait; et des bouquets et des gâteaux, et les belles dames qui m’embrassaient!
« J’avais tant de succès, qu’on proposa à Lapolade d’aller à Paris. Pense si je fus contente : à Paris, je saurais bien m’échapper et retrouver maman.
« Mais au moment de partir, voilà Rougeaud qui tombe malade; c’était l’hiver, et il était si frileux qu’il tremblait toujours. Ah! je l’ai bien soigné, va, je couchais avec lui sous les couvertures; malgré ça, il est mort tout de même.
« Jamais je n’ai eu tant de chagrin; on a cru que j’en mourrais. La caravane n’alla pas à Paris, et il fallut renoncer à revoir maman.
« J’ai bien depuis pensé à me sauver; mais toute seule, je n’ose pas, et Filasse et la Bouillie, je n’ai pas confiance en eux. Toi, tu n’es pas de la banque, veux-tu m’aider à retrouver maman? Tu verras comme elle sera contente et comme elle t’embrassera. »
Paris, ce n’était pas Le Havre; à mon tour je contai à Diélette mon histoire vraie.
– Eh bien! viens toujours à Paris, dit-elle, maman te payera ton voyage au Havre et nous irons te conduire.
J’essayai encore de lui faire comprendre combien il était difficile de vivre sur les grandes routes; comment manger? comment coucher?
– J’ai sept francs huit sous, dit-elle; ils nous serviront à manger; nous coucherons dehors; si tu es près de moi, je n’aurai pas peur.
Cette marque de confiance, en me rendant très fier, me décida tout à fait : au reste Diélette était une petite personne à laquelle on ne résistait pas, et elle avait une façon de vous regarder avec ses grands yeux bleus pleins de timidité et de hardiesse, de candeur et d’expérience, de douceur et de dureté, qui ne souffrait pas le refus de la contradiction.
Il fut donc décidé qu’à Orléans nous abandonnerions la caravane.
– Jusque-là, dit-elle, devant le monde je ne te parlerai pas; tu es trop bon enfant, tu te trahirais.
Je fis la grimace. Elle comprit que j’étais peu flatté de ce compliment.
– Donne-moi une poignée de main, dit-elle, c’est parce que tu es bon enfant que j’ai confiance en toi.