J’avais un oncle chez qui le sang des Kalbris n’avait pas parlé, et qui, à la mer, avait préféré la terre ferme; il était huissier à Dol, et passait pour très riche.
Ma mère, bien embarrassée de moi, lorsque je rentrai à la maison, lui écrivit pour lui demander conseil. Un mois après, nous le vîmes arriver au Port-Dieu.
– Je n’ai pas répondu à votre lettre, dit-il, parce que, comme j’avais l’intention de venir, ce n’était pas la peine de donner l’argent à la poste, il est assez dur à gagner; je ne suis pas venu plus tôt parce que j’attendais une occasion; j’ai trouvé un mareyeur qui m’a fait faire quinze lieues pour douze sous. Autant de pris sur l’ennemi.
Il est facile de conjecturer par ce langage que c’était un homme économe que mon oncle Simon; il nous en donna bientôt la preuve.
– Alors, dit-il, lorsqu’il se fut fait mettre au courant de notre situation, je vois ce que c’est; vous ne voulez pas que ce garçon-là aille à la mer; vous avez raison, ma belle-soeur, métier de chien, on n’y gagne rien; et vous aimez mieux qu’il achève ce qu’il a commencé chez le vieux Dimanche. Mais vous n’avez pas compté sur moi pour ça, n’est-ce pas?
– Je n’ai jamais voulu vous demander d’argent, dit ma mère avec une fierté douce.
– De l’argent, je n’en ai pas. On dit que je suis riche, ce n’est pas vrai; je dois à tout le monde. J’ai été obligé d’acheter un domaine, qui me ruine.
– M. le curé m’expliquait, poursuivit ma mère, que les services et la mort du père pourraient faire entrer le fils dans un collège, sans payer.
– Et qui ferait les démarches? Pas moi, vous pouvez y compter. Je n’ai pas le temps et je n’aime pas à fatiguer les gens influents que je connais, on peut en avoir besoin plus tard. Non, il y a mieux à faire que cela. Les frères Leheu avaient promis de se charger de l’enfant, c’est à eux de payer le collège.
– Ils n’en parlent plus.
– Eh bien! je leur en parlerai, moi.Comme ma mère allait interrompre :
– Pas de fausse délicatesse, poursuivit mon oncle; à demander ce qui est dû, la honte est pour celui qui se laisse demander, et pas du tout pour celui qui demande; comprenez ça.
Il fallut que ma mère se résignât à cette démarche contre laquelle protestaient sa droiture et sa fierté; mon oncle était un homme auquel on ne résistait pas.
– Vous comprenez, dit-il en manière de conclusion, que, si je me suis dérangé de mes affaires pour m’occuper des vôtres, c’est bien la moindre des choses que vous fassiez ce que je vous conseille.
C’était aussi un homme qui ne perdait pas son temps.
– Toi, dit-il, en se tournant vers moi, tu vas aller tout de suite chez les messieurs Leheu, voir s’ils sont tous les deux à
leur bureau; je t’attendrai dans la rue, et s’ils sont ensemble, nous entrerons. Je connais leurs manières : si nous les voyions séparément, celui que nous verrions commencerait par tout promettre en demandant seulement d’en faire part à son frère, et celui-là refuserait ce que le premier aurait accordé : je ne donne pas dans ces malices.
Comme ils étaient à leur bureau l’un et l’autre, nous entrâmes et j’assistai à une scène étrange, dont les moindres détails sont restés dans ma mémoire : il faut qu’elle m’ait bien frappé, car, en franchissant la porte, j’avais un pouce de rouge sur la figure; d’instinct, il me semblait que c’était déshonorer le dévouement de mon père que d’aller en demander le paiement à ces égoïstes, et la honte me gonflait les yeux.
En entendant la proposition de mon oncle nettement formulée, les deux frères donnèrent toutes les marques d’un profond étonnement, et s’agitèrent sur leurs chaises comme s’ils eussent été assis sur des épines.
– L’envoyer au collège! dit le plus jeune.
– Au collège! cria l’aîné.
– Nous, les frères Leheu! crièrent-ils en même temps.
– N’avez-vous pas pris l’engagement de l’adopter? répliqua mon oncle.
– L’adopter, moi? dit l’aîné.
– L’adopter, toi? cria le jeune.
– L’adopter, nous? vociférèrent-ils tous deux. Alors commença une discussion confuse et
assourdissante : chaque réponse du plus jeune des frères était aussitôt répétée par l’aîné, exactement dans les mêmes termes, seulement sur un ton dix fois plus élevé; l’un criait, l’autre vociférait; au milieu de tout ce tapage, mon oncle ne se laissait pas démonter, et quand les deux frères répétaient en choeur : « Nous faisons plus que nous n’avons promis, nous donnons à travailler à la mère, » il avait un petit rire sec qui rétablissait immédiatement le calme.
Enfin, comme ils revenaient pour la cinquième ou la sixième fois à cet argument, il eut un mouvement d’impatience.
– Croirait-on pas que ça vous ruine? dit-il; ma parole, vous êtes les premiers que je rencontre aussi complets. Vous donnez, vous donnez... à vous entendre, on croirait que vous donnez votre fortune, et vous donnez... à travailler; ne vous rend-on pas vos dix sous et votre nourriture en ouvrage? Payez-vous sa mère plus qu’une autre ouvrière?
– Nous la payons comptant, dit le jeune avec un mouvement de juste satisfaction, et nous sommes disposés, oui, nous le ferons volontiers, nous sommes disposés à ne pas nous en tenir là. Quand vous venez nous dire que Kalbris est mort pour sauver notre fortune, ce n’est pas vrai : il est mort pour sauver des hommes, des matelots comme lui, qui allaient se noyer; et ça, vous comprenez bien que ce n’est pas notre affaire, c’est celle du gouvernement; il y a des fonds au budget pour ceux qui s’amusent à faire de l’héroïsme; eh bien, c’est égal, quand ce garçon-là sera grand, quand il saura travailler, qu’il vienne à nous, et nous lui donnerons à travailler, n’est-ce pas, Jérôme?
– À travailler, dit l’aîné, et tant qu’il voudra.Ce fut tout ce que mon oncle put obtenir.
– Voilà des gens... dit-il quand nous fûmes sortis.
Je crus que j’allais entendre l’explosion d’une colère longtemps contenue.
– Voilà des gens admirables, continua mon oncle, stupéfait d’avoir trouvé plus dur que lui; qu’ils te servent d’exemple. Ils savent dire non : retiens bien ce mot-là; c’est avec lui et avec lui seul qu’on est sûr de conserver ce qu’on a gagné.
Ne pouvant me faire entrer au collège avec la bourse des frères Leheu, mon oncle proposa à ma mère de me prendre chez lui : il avait précisément besoin d’un clerc; j’étais bien jeune pour remplir cette place, mais, si je ne gagnais pas ma nourriture pendant les premières années, en prenant l’engagement de rester chez lui cinq ans sans être payé, je l’indemniserais à la fin un peu de ce que je lui aurais coûté d’abord : d’ailleurs j’étais son neveu, et il voulait faire quelque chose pour sa famille.
Ce n’était pas, hélas! le collège que ma pauvre mère avait si vivement ambitionné, mais c’était au moins un moyen de m’empêcher d’être marin : je partis donc avec mon oncle. Triste départ. Je pleurais, ma mère pleurait plus fort que moi, et mon oncle, entre nous deux, nous bousculait aussi rudement l’un que l’autre.
L’aspect de Dol, qui est assurément très pittoresque pour le voyageur, produisit sur moi la première impression lugubre que j’aie reçu des choses. Il faisait nuit lorsque nous arrivâmes, et il tombait une pluie glaciale. Partis le matin de Port-Dieu dans une voiture de mareyeur qui allait à Cancale, nous étions descendus à cinq ou six lieues de la ville, et nous avions fait le chemin au travers de grandes plaines marécageuses coupées çà et là de fossés pleins d’eau; mon oncle marchait devant, je le suivais difficilement, tout ému encore des adieux. Par-dessus mon chagrin, j’avais une faim qui me brisait les jambes; mais comme mon oncle, pendant cette longue journée, n’avait point parlé de s’arrêter pour manger, je n’avais pas osé en parler moi-même. Enfin nous aperçûmes les lumières de la ville, et, après avoir tourné dans deux ou trois rues désertes, mon oncle s’arrêta devant une haute maison précédée d’un porche qui reposait sur de gros piliers. Il tira une clef et ouvrit une serrure; j’avançai pour entrer, il m’arrêta; l’ouverture de la porte n’était pas finie; il tira une seconde clef de sa poche, puis une troisième très grosse; les pènes crièrent avec un bruit de ferraille que j’ai retrouvé depuis au théâtre dans les pièces où il y a une prison, et la porte s’ouvrit. Ces trois serrures me jetèrent dans une stupéfaction craintive; chez nous il n’y avait qu’un loquet avec une ficelle, et chez M. de Bihorel qu’une simple clanche. Pourquoi donc mon oncle prenait-il toutes ces précautions?
Il referma la porte comme il l’avait ouverte; puis il me dit de lui donner la main et me guida au milieu de l’obscurité à travers deux pièces qui me parurent très grandes et dans lesquelles nos pas retentissaient sur les dalles de pierre comme dans une église; on y respirait une étrange odeur que je ne connaissais pas encore : celle des vieux parchemins et des papiers moisis, qui forme l’atmosphère des greffes et des études de gens d’affaires. La chandelle allumée, je vis que nous étions dans une espèce de cuisine, mais si encombré de buffets, de bahuts, de vieilles chaises en chêne noir, qu’on ne distinguait ni sa forme ni son étendue.
Malgré cet aspect peu agréable, j’eus un mouvement de joie : enfin nous allions pouvoir nous chauffer et manger.
– Voulez-vous que j’allume le feu? dis-je à mon oncle.
– Du feu!
Il me fit cette réponse d’une voix si raide que je n’osai pas dire que j’étais mouillé jusqu’aux os et que mes dents claquaient.
– Nous allons souper et nous coucher, dit-il. Et, allant à une armoire, il prit une tourte de pain, en coupa deux tranches, mit sur chacune un petit morceau de fromage, m’en donna une, posa celle qu’il gardait pour lui sur une table, replaça le pain dans l’armoire et ferma celle-ci à clef. Je ne sais pas quel effet ressent le prisonnier qui entend fermer sur lui la serrure de son cachot, mais ce ne doit pas être beaucoup plus désagréable que ce que j’éprouvai au grincement de la serrure de cette armoire. Il était bien évident qu’il ne fallait pas demander un second morceau de pain, et cependant j’en aurais bien mangé cinq ou six comme celui que mon oncle m’avait donné. Au même moment, trois chats maigres se précipitèrent dans la cuisine et coururent se frotter aux jambes de mon oncle : cela me donna un peu d’espoir; ils venaient demander à souper, et, l’armoire ouverte, j’aurais au moins une
occasion de me faire couper un second morceau de pain. Mais mon oncle ne l’ouvrit pas.
– Les gaillards ont soif, dit-il, ne les laissons pas devenir
enragés. Et il leur donna de l’eau dans une jatte.
– Puisque te voilà maintenant de la maison, continua-t-il, ne les laisse jamais manquer d’eau, je te charge de cela.
– Et pour le manger?
– Il y a ici assez de rats et de souris pour les nourrir; si on les gorgeait de nourriture, ils deviendraient paresseux.
Notre souper fut promptement achevé, et mon oncle m’annonça qu’il allait me conduire à la chambre que j’occuperais désormais.
Les encombrements que j’avais remarqués dans la cuisine se retrouvaient dans l’escalier; bien qu’il fût d’une largeur extraordinaire, c’était à peine si l’on pouvait s’y frayer un passage; sur les marches étaient déposés des chenets en fer rouillé, des horloges, des statues en bois et en pierre, des tournebroches, des vases de faïence, des poteries aux formes bizarres, et toutes sortes de meubles dont j’ignorais le nom et l’usage; aux murailles étaient accrochés des cadres, des tableaux, des épées, des casques, tout cela dans un fouillis qu’augmentait encore pour moi la lueur incertaine de la petite chandelle qui nous éclairait. De quelle utilité tout cela pouvait-il être pour mon oncle?
C’était la question inquiète que je me posais sans y trouver de réponse, car ce fut seulement plus tard que je sus qu’à la profession d’huissier il en joignait une autre beaucoup plus lucrative.
En quittant le Port-Dieu encore tout enfant, il avait été à Paris chez un commissaire-priseur, où il était resté une vingtaine d’années, et d’où il n’était revenu que pour acheter une étude à Dol. Mais en réalité l’étude n’était que l’accessoire, le commerce des vieux meubles et des antiquités de tout genre était le principal. Chargé par sa profession de presque toutes les ventes, en relation avec tout le monde, entrant dans toutes les maisons, il connaissait les bonnes occasions et était, mieux que personne, en situation d’en profiter. Sous le couvert d’un prête-nom, il achetait pour lui-même tout ce qui avait une valeur d’art ou de fantaisie, et le revendait avec un énorme bénéfice aux grands marchands de Paris avec lesquels il était en relation, les Vidalinq, les Monbro; c’est ainsi que sa maison, depuis la cave jusqu’au grenier, était un véritable magasin d’antiquités.
Comme toutes les pièces de cette vieille maison, qui semblait avoir été bâtie pour des géants, la chambre où mon oncle me conduisit était immense, et cependant si bien remplie, qu’il dut me montrer le lit pour que je le visse : aux murailles, des tapisseries avec des personnages de grandeur naturelle; au plafond, des animaux empaillés, un cormoran, un crocodile, la gueule rouge grande ouverte; dans un angle, derrière un coffre qui cachait les jambes, une armure surmontée d’un casque comme si elle eût recouvert un guerrier vivant.
– As-tu peur? dit mon oncle en voyant mon effarement. Je n’osai pas l’avouer et je répondis que j’avais froid.
– Eh bien, dépêche-toi, que j’emporte la lumière; ici l’on se couche sans chandelle. Je me glissai dans le lit; mais à peine avait-il fermé la
porte que je le rappelai. Il revint. L’armure avait tremblé avec un bruit de ferraille.
– Mon oncle, il y a un homme dans l’armure.Il s’approcha de mon lit, et me regardant fixement :
– Tâche de ne jamais redire une pareille bêtise, ou tu auras affaire à moi.
Pendant plus d’une heure, je restai caché sous les draps humides, tremblant de peur, de froid et de faim; puis enfin, à force de me gourmander moi-même, je retrouvai un peu de courage, levai la tête et ouvris les yeux. Par deux hautes fenêtres, la lumière de la lune tombait dans la chambre et la divisait en trois compartiments : deux clairs, un sombre. Il ventait au dehors, les vitres sonnaient dans leurs mailles de plomb, et de petits nuages blancs voilaient de temps en temps la face de la lune. Je tins longtemps mes yeux fixés vers elle, et je crois que je l’aurais regardée toute la nuit, car il me semblait qu’elle était pour moi ce qu’est un phare pour les marins et que, tant qu’elle éclairerait, je ne serais pas perdu, mais elle monta à l’horizon, et, sans que l’obscurité se fît dans la chambre, elle disparut en haut de la fenêtre. Je fermai les yeux; mais il y avait dans chaque angle de cette pièce, derrière chaque meuble, un aimant irrésistible qui tirait mes paupières et les relevait; aussi, bien que je ne le voulusse pas, je les ouvris. Au même instant une rafale secoua la maison, les bois craquèrent; de la tapisserie qui remuait se détacha un homme rouge agitant une épée, le crocodile se mit à danser au bout de sa corde en ouvrant la gueule, et des ombres monstrueuses coururent au plafond, tandis que le guerrier, que ce tapage éveillait, se secouait dans son armure. Je voulus crier, étendre les bras, supplier le guerrier de me défendre contre l’homme rouge, je ne pus ni articuler un son ni faire un mouvement, et me sentis mourir.
Quand je revins à moi, mon oncle me secouait par le bras et il était grand jour. Mon premier regard fut pour l’homme rouge; il avait regagné la tapisserie immobile.
– Tu auras soin de t’éveiller seul et plus matin que ça tous les jours, dit mon oncle; maintenant dépêche-toi, que je te mette au travail avant de sortir.
Mon oncle avait cette activité remuante qui ne se rencontre que chez les gens de petite taille, et, s’il avait reçu la même dose d’énergie que tous les Kalbris, comme chez lui cette énergie n’avait à mettre en mouvement qu’un corps microscopique, elle y faisait rage. Levé tous les jours à quatre heures, il descendait à son étude et y travaillait furieusement jusqu’au moment où les clients arrivaient, c’est-à-dire jusqu’à huit ou neuf heures. C’était ce travail de quatre ou cinq heures que j’avais à copier dans ma journée, car les actes des huissiers se font en double, un original et une copie.
À peine mon oncle fut-il parti, que j’abandonnai la tâche qu’il m’avait donnée, car, depuis que j’étais éveillé, je n’avais qu’une préoccupation, l’homme rouge de la tapisserie; je sentais que si la nuit prochaine il se détachait encore de la muraille, j’en mourrais tout à fait : et quand je pensais à son visage menaçant et à son épée levée, la sueur me souillait le front.
Je me mis à fureter dans la maison pour trouver un marteau et des clous : quand j’eus ce que je voulais, ce qui ne fut pas bien difficile, car mon oncle n’avait recours à personne pour mettre une pièce à un meuble qui lui arrivait en mauvais état, je remontai à ma chambre. J’allai droit à l’homme rouge; il avait pris l’air le plus inoffensif du monde, et il restait parfaitement tranquille au milieu de la tapisserie.
Je ne me laissai pas tromper à cette hypocrite tranquillité et, à grands coups de marteau, je lui clouai le bras à la muraille; le guerrier essaya de s’agiter dans son armure, mais il faisait beau soleil, l’heure des fantômes était passée, je lui appliquai un bon coup de marteau sur sa cuirasse, et d’un geste je fis comprendre au crocodile qu’il n’avait qu’à se bien tenir s’il ne voulait pas être aussi exécuté.
Cela fait, et la conscience d’autant plus calme que j’avais résisté à un désir de vengeance qui me poussait à cogner un clou dans le cou de l’homme à l’épée, je redescendis à l’étude et achevai mon travail à temps pour la rentrée de mon oncle.
Il voulut bien se montrer satisfait et me dire que, toutes les fois que j’aurais terminé ma tâche, je pourrais, comme récréation, m’amuser à épousseter les meubles et à frotter avec une brosse et un chiffon de laine ceux qui étaient en vieux chêne.
Quel changement entre cette vie nouvelle et la vie si heureuse que j’avais chez M. de Bihorel!
Je me pliai cependant assez bien au travail continu de quatorze heures par jour, qui me fut imposé, mais je ne pus pas m’habituer du tout au régime nourricier de mon oncle. La tourte de pain enfermée dans l’armoire n’était point un accident, c’était la règle, et, à chaque repas, je devais me contenter de la tranche que je trouvais sur la table.
Le quatrième ou le cinquième jour, poussé par la faim, je m’enhardis, et, au moment où l’armoire se refermait, j’étendis la main; mon geste fut si éloquent que mon oncle comprit.
– Tu en voudrais une seconde tranche, dit-il en continuant de fermer la serrure, tu as bien fait de parler. À partir de ce soir, je te donnerai une tourte exprès pour toi qui t’appartiendra; le jour où tu auras très faim, tu pourras en prendre tant que tu voudras.
J’eus envie de l’embrasser; il continua :
– Seulement, tu t’arrangeras pour manger moins le lendemain, de manière que ta tourte te fasse la semaine. Il faut une règle dans la nourriture comme dans tout; il n’y a rien de trompeur comme l’appétit, et c’est à ton âge qu’on a les yeux plus grands que le ventre. Trente-huit décagrammes par jour est à peu près la quantité qu’on donne dans les hospices; ce sera ta portion, elle suffit à des hommes, elle doit te suffire aussi, ou bien tu serais un gourmand, ce que je ne supporterais pas.
Je ne fus pas plus tôt seul que je cherchai dans le dictionnaire ce que c’était qu’un décagramme : dix grammes, ou deux gros, quarante-quatre grains. Cela ne me disait rien aux yeux ni au ventre.
Je voulus en avoir le coeur net. Avant de partir, ma mère m’avait donné une pièce de quarante sous. J’allai chez le boulanger, qui demeurait en face, et lui demandai trente-huit décagrammes de pain; après de longues explications, il m’en pesa trois quarts de livre.
Une livre moins un quart par jour, c’était là les trente-huit décagrammes offerts si généreusement par mon oncle. En dix minutes, bien qu’une heure ne se fût pas écoulée depuis le déjeuner, j’eus dévoré le morceau. Aussi le soir, au souper, étais-je moins affamé.
– Je savais bien, dit mon oncle, en se méprenant sur la discrétion avec laquelle j’avais coupé un morceau à même ma tourte, que cela te retiendrait. Il en est de même en tout, vois-tu. Ce qui est à soi, on le ménage; ce qui est aux autres, on le gaspille. Quand tu commenceras à avoir de l’argent, tu verras que tu voudras le garder.
J’avais trente-cinq sous, je ne les gardai pas longtemps; en une quinzaine ils furent dépensés à me payer un supplément de vingt-cinq décagrammes de pain par jour.
Ma régularité à aller chercher ce supplément de pain, sitôt que mon oncle était sorti, m’avait fait faire connaissance avec la boulangère.
– Mon homme et moi nous ne savons pas écrire, me dit-elle précisément le jour où mon argent finissait, et nous sommes obligés de donner tous les samedis une note écrite à une de nos pratiques; si vous voulez nous la faire, je vous paierai votre travail avec deux gâteaux rassis que vous aurez le droit de choisir le lundi matin.
Vous jugez si j’acceptai avec empressement. Mais combien aux deux gâteaux j’aurais préféré une bonne livre de pain! Cependant je n’osai jamais le dire, car la boulangère, bien qu’elle ne fournît pas mon oncle, – qui faisait venir notre pain de la campagne parce qu’il y trouvait un sou d’économie, – paraissait le bien connaître, et j’avais honte pour lui d’avouer ma faim à quelqu’un qui précisément n’avait que trop de dispositions à le mépriser.
Comment cette portion de pain qui suffit à un homme ne me suffisait-elle pas? C’est que d’ordinaire dans les hospices et dans les prisons on y ajoute du bouillon, de la viande, des légumes, tandis que pour nous elle était notre principale nourriture, le reste se réduisant à des mets impossibles, dont le plus fortifiant était un hareng saur, qui composait invariablement notre déjeuner; quand mon oncle était là, nous le partagions à deux, ce qui ne veut pas tout à fait dire en deux; quand il était en tournée, j’avais ordre d’en garder la moitié pour le lendemain.
Au reste, ce que j’ai souffert de la faim à cette époque, un fait entre vingt le fera comprendre.
Derrière notre maison était une petite cour, séparée par une haie de la propriété voisine. Cette propriété était habitée par un monsieur Buhour, qui, n’ayant ni femme ni enfants, avait la passion des bêtes. Parmi ces bêtes, celle qui tenait la première place dans l’affection de son maître était un magnifique chien des Pyrénées, à poil blanc et à nez rose, qu’on appelait Pataud. Comme il était mauvais pour la santé de Pataud d’habiter les appartements, on lui avait construit une belle maison rustique qui était adossée à notre haie de séparation; et comme il était également mauvais pour sa santé qu’il mangeât à table avec son maître, parce que cela excitait sa gourmandise qui, satisfaite avec de la viande et des friandises, pouvait lui donner une maladie de peau, on lui servait deux fois par jour dans sa maison une belle terrine en porcelaine pleine de soupe au lait. Comme tous les chiens au repos, Pataud avait un appétit paresseux ou tout au moins capricieux, et, le plus souvent, s’il déjeunait, il ne dînait pas, ou bien, s’il dînait, il ne se trouvait pas en train pour déjeuner, de telle sorte que la terrine restait souvent intacte.À travers la haie, quand j’allais dans la cour, je voyais les morceaux de pain blanc nager dans le lait et Pataud qui dormait à côté. Il y avait un trou à cette haie, et Pataud s’en servait souvent pour venir dans notre cour; comme il avait une juste réputation de férocité, mon oncle le supportait sans se plaindre : c’était un gardien qui valait les plus solides serrures et qui avait l’avantage de ne rien coûter. Malgré cette férocité, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde; et quand j’arrivais dans la cour, il accourait aussitôt pour jouer avec moi. Un jour qu’il avait emporté ma casquette dans sa niche et qu’il ne voulait pas me la rapporter, je m’enhardis jusqu’à l’aller chercher et à passer par son trou. La terrine était à sa place ordinaire et pleine jusqu’au bord d’un bon lait crémeux. C’était un samedi soir; de ma tourte, que je n’avais pas assez ménagée durant toute la semaine, il ne m’était pas resté pour mon dîner un croûton plus gros qu’une pomme; j’avais une faim qui me tordait l’estomac; je me jetai à genoux et bus à pleines lèvres à même la terrine, tandis que Pataud me regardait en remuant la queue. Brave bête! ce fut mon seul ami, mon seul camarade pendant ces temps durs; de son beau mufle rose, il venait me lécher quand je me faufilais le soir pour prendre ma part de son souper; à chaque instant il m’allongeait une patte caressante, et de ses grands yeux mouillés il me regardait; une entente étrange s’était établie entre nous : bien certainement il avait conscience de sa protection et bien certainement aussi il en était heureux.
À quoi tient la vie? Pataud me serait toujours resté, que très probablement je ne me serais pas lancé dans les aventures dont j’ai entrepris le récit; mais la saison arriva où son maître avait coutume de s’établir à la campagne. Il l’emmena avec lui, et moi je me trouvai seul, n’ayant plus que la compagnie de mon oncle, qui m’égayait peu le coeur, et ma portion réglementaire, qui m’emplissait peu l’estomac.
Ce furent de tristes journées; j’avais assez souvent de longues heures inoccupées et, seul dans cette sombre étude, je pensais à la maison maternelle. J’aurais bien voulu alors écrire à ma pauvre maman, mais une lettre de Dol au Port-Dieu coûtait six sous, et comme je savais bien qu’elle ne gagnait que dix sous par jour, je n’osais mettre à la poste toutes celles que j’écrivais. Nous en étions réduits à nous embrasser par l’entremise d’un mareyeur qui venait les jours de marché.
Le supplément de nourriture que j’avais trouvé chez Pataud m’avait, en ces derniers temps, rendu assez indifférent à l’exiguïté de ma portion réglementaire; quand je n’eus plus qu’elle, il me sembla qu’il y avait des jours où elle était plus réduite encore qu’à l’ordinaire. Tandis que la tourte de mon oncle était sous clef, la mienne était dans une armoire qui ne fermait pas, mais puisqu’il n’entrait jamais personne à la maison, cela me paraissait n’avoir aucune importance. Après quelques jours d’observation, il me fallut reconnaître que je me trompais : au moment même où mon oncle était en train de couper une tranche de mon pain, j’ouvris la porte derrière laquelle j’étais caché.
L’indignation me donna un courage dont je ne me croyais pas capable.
– Mais, mon oncle, c’est ma tourte! m’écriai-je.
– Crois-tu pas que c’est pour moi, me dit-il tranquillement : c’est pour la chatte blanche; elle a des petits, et tu ne voudrais pas la laisser mourir de faim, n’est-ce pas? Il faut être bon pour les animaux, ne l’oublie jamais.
Je n’avais aucune affection pour mon oncle; j’eus désormais pour lui du mépris et de la répulsion : hypocrite, voleur, lâche et méchant, je fus humilié d’être son neveu.
Au fond, il était, avant tout, avare, âpre au gain, prodigue de sa peine, indifférent aux privations, sensible au seul argent, inquiet et malheureux de ce qu’il faudrait dépenser le lendemain, inconsolable de ce qu’il avait dépensé la veille.
Aujourd’hui le souvenir de son avarice me fait rire, mais alors j’éprouvais cette indignation de la jeunesse qui fait qu’on prend par le côté tragique les mêmes choses que, plus tard, on est tout disposé à prendre par le côté comique.
Il était, comme vous le pensez, l’homme le moins soucieux de sa toilette qui fût au monde; aussi je fus très surpris de le voir un matin se faire des mines devant un grand miroir déposé dans le vestibule; il posait son chapeau sur sa tête, il se regardait; il le retirait, puis, après l’avoir brossé, il le remettait et se regardait encore. Ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’il brossait le haut de ce chapeau dans le bon sens et le bas à contre-poil, si bien qu’une moitié était lisse et l’autre hérissée. Je crus qu’il devenait fou, car il avait habituellement pour ce chapeau des soins de tous les instants, à ce point que, lorsqu’il faisait chaud, il ne le posait sur sa tête qu’après s’être entouré les cheveux d’une bande de vieux papier destinée à absorber la sueur; cette bande remplissait quelquefois si bien cet office qu’elle se détrempait et adhérait au crâne : alors, quand il retirait son chapeau pour saluer, elle lui faisait une couronne extrêmement drolatique qui provoquait un rire irrésistible même chez ceux qui le connaissaient, c’est-à-dire qui le craignaient.
– Viens ici, dit-il en voyant que je le suivais des yeux, et regarde-moi bien; que penses-tu de mon chapeau?
J’en pensais toutes sortes de choses, mais ce n’était pas le moment de les lui dire; je risquai cette réponse :
– Je pense qu’il est bien conservé.
– Ce n’est pas ça que je te demande. A-t-il l’air d’être en deuil, la partie hérissée imite-t-elle bien un crêpe? Notre frère Jérôme, de Cancale, vient de mourir, il faut que j’aille à l’enterrement; c’est bien assez des frais du voyage sans faire encore la dépense d’un crêpe, qui ne me servirait qu’une fois, car je ne vais pas être assez bête pour porter le deuil d’un maladroit qui ne laisse que des dettes.
Jamais éclat de rire ne fut si brusquement arrêté que le mien. Je ne connaissais pas celui de mes oncles qui venait de mourir, je savais seulement qu’il avait toujours été malheureux, qu’il était d’un an plus âgé que mon oncle Simon, et qu’ainsi ils avaient été camarades jusqu’au moment où les nécessités de la vie les avaient séparés. Je retournai à mon travail dans une stupéfaction hébétée; mes idées sur la famille furent singulièrement atteintes : qu’était-ce donc que l’amitié fraternelle? qu’était-ce que le respect des morts?
Au reste, ces idées ne devaient point être les seules qui, dans ce contact journalier, furent ébranlées, non par des leçons directes, car mon oncle ne s’inquiétait guère de m’en donner, soit de bonnes, soit de mauvaises, mais par l’exemple et par ce que je voyais à chaque instant.
Les huissiers à la campagne sont les confidents ou les témoins de toutes les misères : à cette profession mon oncle joignant celle de banquier, ou même, pour ne pas affaiblir la vérité, celle d’usurier, la collection de malheureux et de filous qui passait par son étude se trouvait singulièrement complète. Nous travaillions à la même table, l’un en face de l’autre; j’assistais ainsi à tous ses entretiens avec ses clients, et il fallait qu’il s’agît d’affaires bien graves pour qu’il m’éloignât en me faisant faire une course. Jamais je ne l’ai vu céder à une prière ni retarder ou abandonner une poursuite; aux larmes, aux supplications, aux raisons les plus touchantes, il restait aussi indifférent que s’il eût été sourd. Puis, quand il commençait à s’ennuyer, il tirait sa montre et la posait sur son bureau.
– Je n’ai pas plus les moyens de perdre mon temps que mon client n’a ceux de perdre son argent, disait-il; si vous avez encore quelque chose à dire, je suis à votre disposition, seulement je vous préviens que c’est quatre francs l’heure. Il est midi quinze minutes, allez.
Les pauvres femmes qui pleuraient et suppliaient, les hommes que j’ai vus se traîner à genoux en demandant du temps pour payer, un mois, huit jours, quelques heures, ce serait trop long à vous raconter, et ce que je vous en dis, c’est seulement pour vous faire comprendre les sentiments que j’éprouvais pour mon oncle. Mais si je pouvais sentir tout ce qu’il y avait en lui de dureté impitoyable, et m’attendrir sur le sort de ses victimes, j’étais heureusement par mon âge tout à fait incapable de comprendre ce qu’il apportait dans les affaires d’habileté, d’adresse et de rouerie, pour ne pas dire un autre mot; la première fois que je m’en aperçus, parce que la chose crevait les yeux, je le payai cher, comme vous allez le voir.
Il avait acheté une ancienne propriété seigneuriale qu’il remaniait de fond en comble afin de la mettre en bon rapport, et tous les samedis nous avions toujours des ouvriers et des entrepreneurs qui venaient se faire payer.
Un samedi, je vis arriver le maître maçon : il parut surpris de me trouver seul, parce que mon oncle, me dit-il, lui avait donné rendez-vous pour régler son compte.
Il s’assit et attendit.
Une heure, deux heures, quatre heures se passèrent, mon oncle n’arrivait pas. Et le maître maçon ne partait pas. Enfin, à huit heures du soir, il arriva.
– Tiens! dit-il, c’est vous, maître Rafarin. Bien fâché; mais les affaires, vous savez.
Mon oncle avait une manière que j’ai vue depuis employée par quelques gens d’affaires qui veulent se donner de l’importance et qui se donnent tout simplement un ridicule. Au lieu de répondre à Rafarin, il m’interrogea sur ce qui s’était passé dans la journée, lut les lettres qui étaient arrivées, parcourut les pièces de procédure, regarda ce que j’avais fait, puis, quand il eut donné une bonne demi-heure à cette inspection, se tournant enfin vers le maître maçon qui attendait toujours :
– Eh bien, mon cher, que voulez-vous?
– Vous m’aviez promis de me régler mon mémoire.
– C’est vrai, mais bien fâché, pas d’argent.
– C’est demain ma paye, j’ai en plus un billet de mille francs à acquitter chez votre confrère, qui me poursuit. Voilà six mois que vous me promettez; aujourd’hui je comptais sur votre parole.
– Parole! quelle parole? interrompit mon oncle. Vous ai-je dit : Je vous donne ma parole d’honneur de vous payer
samedi? Non, n’est-ce pas? Alors cette parole que vous invoquez, c’était une parole en l’air : venez samedi, je vous payerai. Voyez-vous, maître Rafarin, il y a parole et parole; il ne faut pas oublier ça.
– Je ne savais pas; excusez-moi, je ne suis qu’un pauvre homme; moi, quand j’ai dit : Je paierai samedi, je paye.
– Et si vous ne pouvez pas?
– Quand j’ai promis, je peux, et c’est pour ça que je vous tourmente; votre confrère a ma parole; si j’y manque, il va me poursuivre.
Rafarin se mit alors à expliquer sa position : il avait pris des engagements, comptant sur ceux de mon oncle; s’il ne payait pas le lendemain, l’huissier viendrait le saisir le lundi;sa femme était mourante, cela la tuerait. À tout, mon oncle se bornait à répondre :
– Pas d’argent, mon cher, pas d’argent; vous ne voulez pas que j’en vole pour vous en donner; si vous m’assignez, c’est un procès, et alors vous ne serez pas payé avant un an.
Quatre ou cinq jours auparavant, assistant à un entretien entre l’autre huissier et mon oncle, j’avais entendu celui-ci recommander à son confrère de mener les choses à la dernière extrémité; sans deviner toute la vérité, que je ne compris que plus tard, et qui était que mon oncle était le véritable créancier, cela me parut étrange : il me sembla que je devais, au risque d’être désagréable à mon oncle, servir le pauvre maçon; je résolus donc d’intervenir coûte que coûte. Au moment où mon oncle répétait pour la dixième fois : « Si j’avais de l’argent, je vous en donnerais, » je dis à haute voix :
– J’en ai reçu, de l’argent.
J’avais à peine achevé le dernier mot que par-dessus la table je reçus dans les jambes un si violent coup de pied que je basculai sur ma chaise et tombai en avant le nez sur le pupitre.
– Qu’as-tu donc, mon petit Romain? dit mon oncle en se levant.
Il s’approcha de moi, et, me pinçant le bras jusqu’au sang :
– Est-il maladroit, ce petit niais-là! dit-il en se tournant vers Rafarin.
Celui-ci, qui n’avait pas vu le coup de pied et qui n’avait pas senti le pinçon, nous regardait étonné; mais croyant que mon oncle cherchait une feinte pour détourner l’entretien il revint au sujet qui le tourmentait.
– Puisque vous avez l’argent... dit-il.Mon exaspération était à son comble.
– Le voici, dis-je en tirant les billets de banque du tiroir où ils étaient enfermés.
Tous deux en même temps étendirent la main, mais mon oncle, plus prompt, saisit la liasse.
– Écoutez, Rafarin, dit-il après un moment de silence, je veux faire pour vous tout ce qui m’est possible, et vous prouver qu’on ne parle pas inutilement à mes sentiments de loyauté et de générosité, comme il y en a qui le prétendent. Voilà trois mille francs que je ne devais recevoir que demain pour les employer aussitôt à payer une dette sacrée, qui peut me déshonorer si je ne la paye pas, et je ne la paierai pas, car d’ici à demain je ne pourrai pas retrouver cette somme.
Pourtant je vais vous les donner. Tenez, acquittez-moi, pour solde, votre mémoire, et ils sont à vous.
Je croyais que Rafarin allait sauter au cou de mon oncle qui, décidément, n’était pas si méchant qu’on le pouvait croire; il n’en fut rien.
– Mon mémoire! s’écria-t-il; mais il est de plus de quatre mille francs.
– Eh bien!
– Et c’est vous-même qui l’avez réduit à ce chiffre en me rognant sur tout. Ah! monsieur Kalbris!
– Vous ne voulez pas de ces trois mille francs? Mes remerciements, mon cher, ils me rendront service : ce que j’en faisais, c’était pour vous obliger.
Rafarin recommença ses explications, ses supplications; puis enfin, voyant l’impassibilité de mon oncle, il prit le mémoire et l’acquittant :
– Les billets! dit-il d’une voix sourde.
– Voilà, répondit mon oncle.
Alors le maître maçon se levant et posant son chapeau sur sa tête :
– Monsieur Kalbris, dit-il, j’aime mieux une pauvreté comme la mienne qu’une richesse comme la vôtre.
Mon oncle pâlit et je vis ses lèvres frémir; mais il se remit aussitôt et d’une voix presque riante :
– Affaire de goût, fit-il. Puis, toujours souriant, il conduisit Rafarin jusqu’à la porte exactement comme il eût fait pour un ami.
À peine l’eut-il poussée sur le dos du maître maçon que l’expression de son visage changea, et avant d’avoir pu me demander ce qui allait se passer, je reçus un terrible soufflet qui m’enleva de ma chaise et me jeta à terre.
– Maintenant à nous deux, dit-il. Je suis sûr que tu as parlé de cet argent, sachant bien ce que tu faisais, mauvais garnement.
Le coup m’avait fait cruellement mal, il ne m’avait pas étourdi; je ne pensais qu’à me venger.
– C’est vrai, dis-je. Il voulut s’élancer sur moi; mais j’avais prévu cette nouvelle attaque; je me jetai à terre, et, passant sous la table, je la mis entre nous deux. En voyant que je lui échappais, sa fureur s’exaspéra encore, il saisit un gros Code in-4° qu’on appelait un Paillet, et me le lança si rudement que j’allai rouler à terre. Dans ma chute, ma tête porta contre un angle, je ressentis comme un engourdissement général et ne pus pas me relever tout de suite. Je fus obligé de me soutenir à la muraille; j’étais inondé
de sang, et mon oncle me regardait sans faire un mouvement pour me secourir.
– Va te laver, mauvais gueux, dit-il, et souviens-toi de ce que tu as gagné à te mêler de mes affaires; si tu recommences jamais, je te tue.
– Je veux m’en aller.
– Où ça?
– Chez maman.
– Vraiment! Eh bien, tu ne t’en iras pas, attendu que tu m’appartiens pour cinq ans et que je veux te garder. Je veux aller chez maman, maman, maman : grand niais!