J’étais depuis longtemps tourmenté d’une idée qui me revenait toutes les fois que j’avais faim ou que mon oncle m’avait trop rudement secoué, c’est-à-dire tous les jours; c’était de m’échapper de Dol et de m’en aller au Havre m’embarquer. Pendant les heures d’absence de mon oncle, je m’étais bien souvent amusé à me tracer mon itinéraire sur une grande carte de la Normandie qui était accrochée dans l’escalier; à défaut de compas, je m’en étais fabriqué un en bois, et j’avais mesuré les distances comme M. de Bihorel m’avait appris à le faire. De Dol, en passant par Pontorson, j’irais coucher à Avranches; d’Avranches j’irais à Villedieu, Villers-Bocage, Caen, Dozulé, Pont-l’Évêque, Honfleur. C’était huit jours de marche au plus; le pain coûtait alors trois sous la livre; si je pouvais amasser vingt-quatre sous, vingt sous seulement, j’étais sûr de ne pas mourir de faim en chemin. Mais comment réunir ce capital de vingt sous? Je m’étais toujours arrêté devant cette impossibilité.
Le Paillot me la fit franchir. Enfermé dans ma chambre, après m’être lavé la tête sous la pompe et avoir arrêté le sang tant bien que mal, je ne vis plus les difficultés de mon projet. Les mûres commençaient à noircir dans les fossés, le long des bois; il y avait des oeufs dans les nids des oiseaux; on trouve quelquefois des sous perdus dans la poussière, et puis pourquoi n’aurais-je pas la chance de rencontrer quelque roulier qui me laisserait monter sur sa voiture et me donnerait un morceau de pain pour me payer d’avoir conduit ses chevaux pendant qu’il dormirait? Cela n’était pas impossible, on l’avait vu. Au Havre, je ne doutais pas que tous les capitaines ne me prissent comme mousse; une fois en mer, bon voyage, j’étais marin; quand je reviendrais, j’irais au Port-Dieu, ma mère m’embrasserait et je lui donnerais ma paye. Si nous faisions naufrage, eh bien! tant mieux : une îledéserte, des sauvages, un perroquet! Ô Robinson!
Je ne sentais plus ma blessure à la tête et j’oubliais que je n’avais pas dîné.
Tous les dimanches, dès le point du jour, mon oncle s’en allait à sa nouvelle propriété, d’où il ne revenait que le soir tard; si bien que du samedi où nous étions jusqu’au lundi matin, j’avais la certitude de ne pas le voir, et en me sauvant immédiatement, je pouvais prendre trente-six heures d’avance; seulement, pour cela, il fallait sortir malgré les verrous et les portes, et c’était impossible. Je décidai donc que je sauterais du premier étage dans la cour et que je passerais par le trou de Pataud; une fois dans le jardin de M. Buhour, je gagnerais facilement les champs.
C’était dans mon lit que je discutais et réglais mon plan, attendant pour l’exécuter que mon oncle fût couché et endormi.
Bientôt je l’entendis entrer dans sa chambre, puis presque aussitôt en sortir, et il me sembla qu’il montait l’escalier du second étage avec la précaution de ne pas faire du bruit. Se doutait-il de mon projet et voulait-il m’observer? Il poussa doucement ma porte. Le nez tourné du côté du mur, je ne le vis pas entrer, mais je vis sur ce mur l’ombre tremblotante de sa main qu’il tenait devant sa chandelle pour briser sa lumière. Il s’avança à petits pas vers mon lit.
Je feignis de dormir profondément. Je sentis qu’il se penchait sur moi, qu’il approchait la lumière de ma tête, et que du bout des doigts il écartait les cheveux qui cachaient ma blessure.
– Allons, dit-il à demi-voix, ce ne sera rien.Et il s’éloigna comme il était venu.Une pareille démarche, et cette marque d’intérêt, la veille,
eussent peut-être changé mes idées; mais il était trop tard : j’avais en imagination senti l’odeur de la mer et du goudron, j’avais entrouvert les portes mystérieuses de l’inconnu.
Une heure après le départ de mon oncle, quand je pensai qu’il était bien endormi, je me levai et commençai mes préparatifs; c’est-à-dire que je nouai dans un mouchoir deux chemises et des bas. J’hésitai un moment si j’endosserais mes vêtements de première communion, qui, me semblait-il, devaient me faire honneur; heureusement, une lueur de bon sens l’emportant, je me décidai pour une bonne veste et un pantalon en gros drap de matelot; puis, mes souliers à la main pour ne pas faire de bruit, je sortis de ma chambre.
À peine la porte était-elle refermée qu’une idée saugrenue me passa par l’esprit. Je rentrai. Sans qu’il y eût clair de lune, la nuit n’était pas sombre, et mes yeux habitués à l’obscurité distinguaient les objets. Je mis tant bien que mal une chaise en équilibre sur mon lit, et, en grimpant dessus, je pus atteindre jusqu’au crocodile suspendu au plafond; avec mon couteau je coupai la corde qui le retenait, je le descendis dans mes bras, le couchai tout de son long dans mon lit et lui rabattis le drap par-dessus la tête.
En me représentant la figure que ferait mon oncle, le lundi matin, quand il trouverait le crocodile à ma place, je me mis à rire comme un fou, et je recommençai de plus belle quand l’idée me vint qu’il penserait peut-être que j’avais été mangé.
Cette plaisanterie fut toute ma vengeance.
Il est étonnant comme quatre murailles et un toit au-dessus de la tête donnent de l’assurance; quand je me trouvai dans le jardin de M. Buhour après avoir heureusement dégringolé par la fenêtre en m’accrochant au mur, je n’avais plus du tout envie de rire. Je regardai avec inquiétude autour de moi : les arbustes dans la nuit avaient des formes étranges; entre les massifs il y avait de grands trous noirs dont j’aurais bien voulu détourner les yeux; une légère brise passa dans les branches, et les feuilles bruirent avec des gémissements; sans savoir ce que je faisais, je me jetai dans la niche de Pataud. Pauvre Pataud! s’il avait été là, je ne serais peut-être pas parti.
J’avais toujours cru que j’étais brave; en reconnaissant que les jambes me manquaient et que mes dents claquaient, j’eus un mouvement de honte. Mais je me roidis contre cette émotion; si j’avais déjà peur, il fallait rentrer chez mon oncle. Je sortis de la niche et je marchai droit à un arbre qui, avec ses grands bras étendus, avait semblé me dire : Tu n’iras pas plus loin; il ne bougea pas; seulement des oiseaux qui dormaient dans son feuillage s’envolèrent en criant. Je faisais peur aux autres, cela me donna du courage.
Je lançai mon paquet par-dessus le mur qui séparait le jardin de la campagne, et, en m’aidant de l’espalier, je montai sur le chaperon. Aussi loin que mes yeux pouvaient voir, je regardai dans la plaine; elle était déserte, on n’entendait aucun bruit; je me laissai glisser.
Je courus plus d’une heure sans m’arrêter, car je sentais bien que, si je me donnais le temps de regarder autour demoi, je mourrais de peur. À la fin, la respiration me manqua; j’étais alors au milieu des prairies traversées par la digue qui verse l’eau des marais à la mer; c’était la saison des foins, et à travers une vapeur blanche je voyais les mulons qui bordaient le chemin. Sans ralentir ma course, j’abandonnai la grande route, et, descendant dans la prairie, je me blottis sous le foin. J’avais la certitude d’être à plus de deux lieues de la ville, je me croyais au bout du monde : je pouvais respirer.
Brisé d’émotions, étourdi par ma blessure, affaibli par la faim, la fatigue me coucha sur le foin, qui avait gardé la chaleur du soleil, et je m’endormis, bercé par le coassement de milliers de grenouilles, qui, dans les fossés des marais, faisaient un assourdissant tapage.
Le froid me réveilla, le froid humide du matin que je ne connaissais pas encore, et qui vous pénètre jusqu’au coeur; les étoiles pâlissaient; de grandes raies blanches coupaient les profondeurs bleuâtres de la nuit, et, sur la prairie, se traînait un brouillard vaporeux qui tourbillonnait comme des colonnes de fumée. Mes vêtements étaient aussi mouillés que s’ils eussent reçu une ondée, et je frissonnais par tout le corps, car, si le foin m’avait transmis sa chaleur d’un côté, la rosée m’avait, de l’autre, imbibé de sa fraîcheur.
Mais, plus pénible que ce frisson, j’éprouvais un vague sentiment de malaise. Au soir, les tristesses mélancoliques du coeur; au matin, les inquiétudes et les angoisses de la conscience, qui, pendant le sommeil du corps, s’éveille et parle. Le naufrage, l’île déserte, ne m’apparaissaient plus aussi agréables que la veille. Je ne reviendrais donc plus jamais au pays! je ne reverrais donc plus jamais maman! Mes yeux s’emplirent de larmes, et, malgré le froid, je restai immobile, assis sur le foin, la tête entre mes mains.
Quand je la relevai, mes projets étaient changés; j’irais tout de suite au Port-Dieu, et je ne partirais pour le Havre qu’après avoir revu ma mère. En arrivant le soir, je pouvais me cacher dans le rouf, et repartir le matin sans qu’on se doutât que j’étais venu. Au moins, j’emporterais ce souvenir, et, si c’était une faute de l’abandonner ainsi, il me sembla qu’elle serait moins grave.
Je repris mon paquet. J’avais au moins douze lieues à faire, il ne fallait pas perdre de temps; le jour allait bientôt venir, déjà au loin on entendait des cris d’oiseaux.
Cela me fit du bien de marcher; je me sentis moins triste, moins alourdi : la teinte rose qui montait au ciel du côté de l’Orient montait aussi en moi, et, pour mes idées comme pour tout ce qui m’entourait, les exagérations monstrueuses de l’ombre se dissipaient sous la lumière.
Le brouillard qui flottait dans l’atmosphère se ramassa au-dessus du grand fossé de la digue, ne laissant émerger de ses flots cotonneux que quelques vieux têtards de saule qui les déchiraient. La lueur qui éclairait le levant jaunit, rougit, puis monta tout le long du ciel jusqu’au-dessus de ma tête; une petite brise passa dans les arbres en secouant la rosée de la nuit; les herbes, les fleurs se redressèrent; une fumée transparente s’éleva légère et rapide; il faisait jour. Avec M. de Bihorel, j’avais vu bien souvent le soleil se lever, je ne l’avais jamais regardé; mais comme si, par mon émancipation, j’étais devenu un des maîtres de la terre, je daignai prendre du plaisir à ce spectacle.
Ce maître, cependant, ne tarda pas à trouver que, si la nature avait des attentions pour ses yeux, elle en avait peu pour son estomac : des fleurs partout, des fruits nulle part; j’avais peut-être eu tort de compter sur le hasard pour me nourrir.
Après avoir marché plusieurs heures, cette inquiétude devint une certitude. Dans les champs, rien, absolument rien qui se pût manger; au contraire, dans les villages que je traversais, des apprêts pour le dimanche; sur les tables des auberges des quartiers de viande, à la devanture des boulangers des gros pains, des galettes dorées qui exhalaient encore la bonne odeur du beurre chaud. Quand je les regardais, ma bouche s’emplissait d’eau et l’estomac me montait aux lèvres.
Quand un créancier malheureux se plaignait à mon oncle de mourir de faim, celui-ci ne manquait jamais de lui répondre : « Serrez-vous le ventre. » J’eus la naïveté d’essayer de ce moyen; mais il est probable que ceux qui l’indiquent si généreusement n’en ont jamais usé, car, la boucle de mon gilet bien sanglée, je respirai avec peine, j’eus beaucoup plus chaud, je n’eus pas moins faim.
Je crus que, si je ne pensais pas toujours à cette terrible faim, je souffrirais moins, et je me mis à chanter; les gens qui passaient endimanchés sur la route regardaient avec étonnement cet enfant qui cheminait doucement, son paquet à la main, en criant à tue-tête.
Les chansons ne me réussirent pas longtemps, ma gorge se dessécha, et à la faim s’ajouta la soif : ce besoin était facile à satisfaire, je coupais assez souvent de petites rivières qui couraient à la mer. Je choisis une place bien propre, je me mis à genoux, j’enfonçai mon menton dans l’eau et je bus tant que je pus, pensant à tort que, pourvu que mon estomac fût plein, liquide ou solide, peu importait; je me souvenais que pendant une fièvre de quatre ou cinq jours j’étais resté sans manger; j’avais bu seulement et je n’avais pas eu faim.
Un quart d’heure après, j’étais inondé de sueur, c’était l’eau qui, sous les rayons du soleil, produisait son effet. Une grande lassitude me prit, le coeur me manqua, et j’eus peine à gagner un arbre pour m’asseoir à son ombre. Jamais je ne m’étais senti si faible; les oreilles me tintaient, je voyais les objets en rouge; j’étais tout près d’un village pourtant, et j’entendais les cloches sonner la messe; mais de quel secours pouvait m’être ce voisinage des hommes? je n’avais pas un sou pour entrer chez le boulanger.
Il fallait marcher; déjà des paysans qui passaient pour aller à la messe m’avaient regardé en se parlant entre eux; et on allait m’arrêter comme vagabond, il faudrait dire où j’allais, d’où je venais; on me reconduirait chez mon oncle. Cette idée me terrifia.
Aussitôt que le repos et la fraîcheur m’eurent rendu un peu de force, je me remis en route; les cailloux étaient bien durs, mes jambes bien raides, le soleil étant dévorant.
Je compris que, si je voulais marcher comme je l’avais fait depuis le matin, je ne manquerais pas de tomber épuisé sans pouvoir me relever; je résolus donc de ne jamais faire plus d’une demi-lieue sans me reposer, et, toutes les fois que le coeur me tournerait, de m’asseoir sans persister davantage.
Tout en piétinant, il y avait trois vers que j’avais appris naguère chez M. de Bihorel qui me revenaient à la mémoire si obstinément qu’ils étaient une fatigue et un agacement :
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s’étend sur toute la nature.
Il me semblait que je ne pouvais pas être, aux yeux de Dieu, moins que les oiseaux qui voltigeaient de branche en branche avec de petits cris joyeux.
Depuis longtemps je répétais machinalement ces vers qui m’étaient une musique, une sorte de marche plutôt qu’une espérance, lorsque j’entrai dans un bois, le premier que j’eusse encore trouvé. Tout à coup mes yeux furent attirés, sur le talus couronné de genêts jaunes, par de petits points rouges qui brillaient dans l’herbe : des fraises, c’étaient des fraises! Je ne sentis plus ma fatigue; et d’un bond je franchis le fossé; le revers était chargé de fruits comme l’eût été une planche de jardin; sous bois et dans les clairières il y en avait par milliers qui formaient un tapis rouge. J’en ai mangé depuis de plus belles et de plus grosses, jamais de meilleures : c’était de la force, de la gaieté, de l’espérance. Décidément on pouvait aller au bout du monde :
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Les fraises des bois ne se cueillent pas vite; il faut aller de ci de là et se baisser à chaque fruit. Ma faim un peu calmée, sinon assouvie, je voulus faire ma provision pour la route. Je me disais que, si j’en avais assez, je pourrais peut-être les échanger contre un morceau de pain.
Un morceau de pain, c’était mon rêve! Mais l’heure me pressait; il était plus de midi, j’avais encore cinq ou six lieues avant d’arriver au Port-Dieu; et je sentais, à mes jambes, que ce seraient les plus longues et les plus lentes. Je ne pus donc pas emplir mon mouchoir garni de feuilles de frêne, autant que je l’aurais voulu, et je revins sur le grand chemin, plus dispos et plus courageux que lorsque je l’avais quitté.
La lassitude ne tarda pas à me prendre, et au lieu de faire une demi-lieue d’une seule traite, je me reposai à tous les kilomètres, m’asseyant sur la borne même. Il faut croire que cette lassitude était visible, car, pendant que j’étais ainsi assis dans une côte, je fus rejoint par un mareyeur qui marchait à pied devant ses chevaux. Il s’arrêta devant moi en me regardant.
– Voilà un jeune homme qui est fatigué, pas vrai? dit-il.
– Un peu, monsieur.
– Ça se voit. Vous allez loin comme ça?
– Encore cinq lieues.
– Si c’est du côté du Port-Dieu, j’y vas; et je peux vous y porter.
Le moment était décisif; je ramassai ce que j’avais de force et de courage.
– Je n’ai pas d’argent, dis-je, mais si vous voulez des
fraises pour le paiement, en voilà que je viens de cueillir. Et j’ouvris mon mouchoir.
– Tiens, elles sentent bon. Alors, mon petit, tu n’as pas le sou, dit-il en changeant de ton et en cessant de me traiter en monsieur, eh bien! monte tout de même; tu as l’air trop fatigué; tu vendras tes fraises à l’auberge du Beau-Moulin, et tu me paieras la goutte avec l’argent de ton marché.
Mes pauvres fraises, on m’en donna six sous à l’auberge du Beau-Moulin, et encore parce que mon ami le mareyeur déclara en criant très fort que c’était un vol de me les payer moins.
– Maintenant, dit-il, quand le marché fut conclu, deux
gouttes. Je n’étais pas dans des conditions à faire le timide.
– J’aimerais mieux un morceau de pain, dis-je, si vous voulez.
– Allons donc, bois toujours; si tu as faim, tu prendras ta part en pain dans la tournée que je paie. Ma part, en pain! je ne le me fis pas dire deux fois, je vous prie de le croire.
Au lieu d’arriver au Port-Dieu le soir comme je l’avais cru, j’y arrivai avant quatre heures, c’est-à-dire au moment où, ma mère étant aux vêpres, je pouvais entrer à la maison sans que personne me vît, et prendre tout mon temps pour m’installer dans le rouf où ma mère n’entrait presque jamais. Je le retrouvai tel que je l’avais laissé, tel qu’il était depuis la mort de mon père : plein de ses filets et de ses appareils de pêche. Desséchés comme de vieilles toiles d’araignée, ils gardaient encore l’odeur du tan et du goudron. Je commençai par les baiser, ces filets, puis j’en pris une brassée, et m’en fis un lit pour la nuit. Cet arrangement terminé, après avoir disposé la lucarne qui ouvrait sur la cuisine de façon à voir sans être vu, j’attendis.
J’avais compté sans la fatigue; à peine assis, je m’endormis, et ce fut un bruit de voix qui me réveilla, longtemps après sans doute, puisqu’il faisait nuit. Baissée devant la cheminée, ma mère soufflait sur trois tisons en faisceau. Auprès d’elle une de mes tantes se tenait épaulée contre la muraille.
– Alors, disait celle-ci, tu iras dimanche?
– Oui, je m’ennuie trop, et puis je veux voir de mes yeux comment il est; il ne se plaint pas dans ses lettres, mais il me semble qu’il est chagrin.
– Tu diras ce que tu voudras, à ta place je ne l’aurais pas donné au frère Simon.
– Fallait-il donc le laisser à la mer?
– Eh bien! après?
– Après! où est ton fils aîné? où sont nos frères Fortuné, Maxime? où est mon pauvre cher homme? où est le mari de Françoise? Regarde donc autour de nous ceux qui manquent. Oh! la mer!
– J’en aurais encore moins peur que de Simon; ce n’est pas un homme, c’est un tas d’argent.
– C’est bien là ce qui m’empêche de dormir, pas tant pour ce que le pauvre petit peut endurer en ce moment que pour ce qu’il peut devenir près d’un homme pareil; les frères Leheu parlaient de lui l’autre jour; il paraît qu’il est riche de plus de trois cent mille francs; ce n’est pas honnêtement qu’on peut gagner une si grosse fortune dans son état. Ah! s’il n’avait pas pris Romain pour cinq ans!
– Faut-il donc que tu le lui laisses quand même?
– Si je le lui retire, il se fâchera; il voudra me faire payer une indemnité; où la prendre? Tu ne le connais pas. Enfin, je verrai le petit.
– Eh bien! samedi soir je t’apporterai un pot de beurre; tu lui donneras ça de ma part; il ne doit pas être trop bien nourri.
Ma tante partie, ma mère prépara son souper. Comme le parfum des pommes de terre rissolant dans la poêle me rappela les anciens jours, le temps où je revenais de l’école, affamé!
Elle se mit à table, et je la vis de face, éclairée en plein par la chandelle. Son repas ne fut pas long, et encore entrecoupé de moments de repos, pendant lesquels elle restait les yeux perdus dans le vague, comme si elle attendait que quelqu’un arrivât, d’autres fois les fixant avec un soupir sur la place qu’autrefois j’occupais vis-à-vis d’elle. Pauvre chère maman! je la vois encore, avec son bon visage si triste, mais si doux. C’était à moi qu’elle pensait, c’était après moi qu’elle soupirait, et j’étais là à trois pas d’elle, retenu, enchaîné par ma maudite résolution.
Avec son ordre et sa propreté ordinaires, elle remit tout en place, lava son assiette, essuya la table, puis, s’agenouillant devant l’image de saint Romain accrochée à la muraille, elle commença sa prière.
Combien de fois, tous deux à la même place, à la même heure, nous l’avions faite ensemble, cette prière, demandant à Dieu d’étendre sa main sur mon père!
En entendant ces paroles ferventes que nous avions si souvent répétées, je m’agenouillai sur les filets et doucement je les répétai tout bas. Mais cette fois ce ne fut pas le nom de
mon père qui sortit des lèvres émues de ma mère, ce fut le mien.
Ah! comment à cet instant n’ai-je pas sauté près d’elle?