C’est à l’est du cap Lévi, à quatre ou cinq lieues de Cherbourg, que l’Orénoque avait été jeté à la côte.
Les paysans qui étaient venus à mon secours m’emmenèrent à Fermanville, le village le plus proche, et l’on me coucha chez le curé.
J’avais été si rudement secoué par les émotions et la fatigue, que je dormis plus de vingt heures sans m’éveiller; je crois même que Turc et moi nous aurions dormi cent ans, comme dans la Belle au bois dormant, si le commissaire de la marine et les agents des assurances n’étaient venus nous déranger.
Il me fallut comparaître devant eux et raconter tout ce qui s’était passé depuis le départ du Havre jusqu’au moment où l’Orénoque avait fait côte; il me fallut dire aussi comment je me trouvais dans la caisse; ce ne fut pas sans crainte que je m’y décidai. Il fallait bien avouer la vérité, si invraisemblable qu’elle fût et quoi qu’il en pût advenir.
Il en advint que je fus envoyé au Havre, auprès de l’armateur de l’Orénoque. On m’embarqua donc trois jours après à Cherbourg, sur le Colibri, et j’arrivai au Havre le soir même.
Mon histoire y était déjà connue; les journaux l’avaient publiée et j’étais presque un héros, ou tout au moins un sujet de curiosité. Quand je parus au haut de l’échelle du Colibri, il y avait foule sur le quai, et l’on nous montrait du doigt, Turc et moi, en disant :
– Les voilà! les voilà! J’appris au Havre que l’équipage de l’Orénoque n’avait pas péri; il avait été recueilli en pleine mer par un navire anglais, et le bateau de Southampton l’avait rapatrié. Quant au pauvre Hermann il avait été jeté à la mer lors de l’abordage, et soit qu’il ne sût pas nager, soit qu’il eût été tué ou blessé par les pièces de la mâture qui l’avaient entraîné, il n’avait pas reparu. Ainsi s’expliquait comment il n’était pas venu me délivrer. Mon récit était, paraît-il, un témoignage très grave contre le capitaine : les assureurs disaient que s’il n’avait pas abandonné son navire, il pouvait le sauver : puisqu’un enfant avait bien su le conduire à la côte, un équipage l’eût assurément entré dans un port. On discutait là-dessus, on ne parlait que de cela au Havre; de tous les côtés on m’interrogeait. On jouait alors au théâtre le Naufrage de la Méduse, et le directeur eut l’idée de me faire figurer dans cette pièce en donnant la première représentation à mon bénéfice. On refusa du monde à la porte. On m’avait confié le rôle muet, bien entendu, d’un mousse; quand j’entrai en scène avec Turc, les acteurs furent obligés de s’arrêter tant on applaudit. Toutes les lorgnettes étaient pointées sur moi; je commençai sottement à croire que j’étais vraiment un personnage. Turc aurait pu en penser tout autant. Les frais du directeur prélevés, et il dut les prélever
largement, cette représentation me rapporta deux cents francs; on joua encore huit fois la pièce, et chaque fois il me donna cinq francs; cela me fit une somme totale de deux cent quarante francs, c’est-à-dire une fortune.
Je résolus de l’employer en grande partie à m’acheter un trousseau, car ma passion pour la mer et la terreur de mon oncle avaient résisté à tout. Abandonné sur l’Orénoque, ballotté par la tempête, jeté à la côte, c’est-à-dire presque sûrement à la mort, j’avais fait, je l’avoue, de tristes réflexions; et le sort de ceux qui vivent tranquilles sous leur toit m’avait paru plus enviable que celui des marins; mais, retombé sur mes pieds, il en avait été de ces craintes comme de l’eau qui mouillait mes vêtements : elles s’étaient évanouies sous le premier rayon de soleil; et, en arrivant au Havre, je n’avais pensé qu’à trouver un navire sur lequel on voulût bien me prendre comme mousse. L’armateur de l’Orénoque m’avait fait engager sur un autre de ses bâtiments, l’Amazone, et cet argent m’arrivait tout à fait à point pour acheter les objets nécessaires à mon embarquement.
Lors de ma rencontre avec le pauvre Hermann, il m’avait, vous vous en souvenez, n’est-ce pas? emmené loger chez lui. Ce chez-lui était un petit cabinet noir, au fond d’une cour du quai des Casernes. J’y retournai. La propriétaire voulut bien me le louer; seulement elle me prévint qu’elle ne pourrait pas me nourrir, parce qu’elle était malade; mais cela m’inquiétait peu, la question de nourriture étant pour moi tout à fait secondaire et n’existant même pas, dès que j’étais sûr d’avoir un morceau de pain.
C’était une excellente femme que cette propriétaire; bien qu’elle pût se traîner à peine, je trouvais en elle toutes sortes de prévenances et de bontés qui me rappelaient la maison maternelle.
Elle était veuve, jeune encore, et elle avait un fils, de deux ans plus âgé que moi, qui naviguait; il était parti depuis huit mois pour un voyagé aux Indes, et on attendait le retour de son navire, la Neustrie, d’un moment à l’autre.
Il n’y avait pas seulement entre elle et ma mère ces analogies lointaines de position; mais, comme ma mère aussi, elle détestait la marine. Son mari était mort loin d’elle de la fièvre jaune, à Saint-Domingue, et c’était pour elle un désespoir de tous les instants que son fils eût voulu s’embarquer. Sa seule consolation était d’espérer que ce premier voyage, qui avait été très pénible à l’aller, l’aurait dégoûté du métier, et qu’il reviendrait disposé à rester à terre.
Avec quelle impatience elle l’attendait! Chaque fois que je revenais de la jetée, où je passais presque toutes mes journées, elle voulait savoir quel était le temps, où était le vent, s’il était entré beaucoup de navires. Le voyage aux Indes est très long, incertain, capricieux, et la Neustrie pouvait arriver aujourd’hui, demain, dans quinze jours, dans un mois, tout aussi bien un jour que l’autre.
Il y avait un peu plus d’une semaine que je demeurais chez elle, lorsque sa maladie s’aggrava d’une façon inquiétante. J’entendis dire aux voisines qui venaient la voir ou la soigner qu’elle était en danger et que le médecin ne répondait plus d’elle. Effectivement elle était de plus en plus faible, très pâle, presque sans voix, et quand j’entrais dans sa chambre pour lui dire quel temps il faisait à la mer, j’éprouvais, à la regarder dans son lit, comme un sentiment de peur.
Après les bourrasques que nous avions eues et qui avaient perdu l’Orénoque, le temps s’était mis au beau. La mer était continuellement paisible, comme aux plus beaux jours de l’été, et même il régnait un calme plat qui n’est pas ordinaire à cette saison de l’année.
Ce calme la désespérait, et chaque fois qu’en rentrant je répétais ce que je lui avais annoncé la veille : « Pas de vent, petite brise de l’est », elle secouait doucement la tête en disant :
– Le bon Dieu m’est dur : je mourrai sans l’embrasser. Alors les voisines ou les amies qui étaient dans sa chambre la grondaient de penser ainsi à la mort, et tâchaient de la rassurer en lui faisant tous ces mensonges qu’on invente
pour les malades qui sont en danger. Mais ils ne la persuadaient pas, et toujours elle répétait :
– Bien sûr que je ne le reverrai pas. Ses yeux s’emplissaient de larmes, et cela donnait envie de pleurer comme elle. Je ne me rendais pas bien compte de son état, mais par ce que j’entendais dire je comprenais qu’il était tout à fait désespéré, et je n’osais jamais rentrer sans demander auparavant comment elle se trouvait. Un matin, c’était un mardi, j’avais été voir l’entrée des navires, et je revenais pour déjeuner; en arrivant devant la
voisine que j’avais coutume d’interroger, elle me fit signe d’entrer.
– Le médecin est venu, dit-elle.
– Eh bien?
– Il dit qu’elle ne passera pas la journée.
Je n’osais monter l’escalier; à la fin, je me décidai et retirai mes souliers pour ne pas faire de bruit. Mais quand je passai devant sa porte, elle reconnut mon pas.
– Romain! dit-elle d’une voix faible. J’entrai; une de ses soeurs, qui ne la quittait plus, était près d’elle; celle-ci me fit signe de m’asseoir, mais la malade
m’appela près de son lit. Elle me regarda sans parler, mais je la compris.
– Toujours le même temps.
– Pas de vent?
– Non.
– Quels navires?
– Des barques de pêche, les navires de la Seine et le vapeur de Lisbonne.
J’avais à peine achevé ces mots, que la porte fut poussée vivement, et le mari de sa soeur, qui était ouvrier sur le port, entra. Il paraissait ému.
– Le vapeur de Lisbonne est arrivé, dit-il.
– Oui, Romain vient de nous l’apprendre.Elle dit cela négligemment; mais en même temps ses yeux
rencontrèrent ceux de son beau-frère; elle vit qu’il y avait en lui quelque chose qui n’était pas ordinaire.
– Mon Dieu! fit-elle.
– Eh bien, oui, il y a du nouveau; il a rencontré la Neustrie dans le raz de l’île de Sein; tout va bien à bord.
Elle était étendue sur son lit, si pâle et si faible qu’on pouvait presque la dire morte; elle se souleva sur le bras.
– Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle; et ses yeux éteints se ranimèrent; le sang lui rougit le visage.
Elle voulut qu’on lui expliquât combien il fallait de temps à la Neustrie pour venir de l’île de Sein au Havre. C’était assez difficile : deux jours, si le vent était favorable; six jours, huit jours, s’il était mauvais. Le vapeur de Lisbonne avait mis une trentaine d’heures, la Neustrie pouvait donc arriver le lendemain..
Elle envoya chercher le médecin.
– Il faut que je vive jusque-là, disait-elle; le bon Dieu ne voudra pas me faire mourir avant de l’avoir embrassé. La force lui était revenue, la raison, l’énergie; le médecin, quand il la vit, ne voulait pas croire à ce miracle.
C’était une maison de pauvres gens; la pièce dans laquelle elle était couchée servait à la fois de cuisine et de chambre : après quinze jours de maladie, il n’était pas extraordinaire qu’elle fût en désordre, encombrée de mille objets, de vases,de tasses à tisane, de fioles qui traînaient dans la poussière. À proprement parler, la malade n’avait personne pour la soigner, seulement des amies, des voisines, sa soeur, qui venaient passer quelques heures, et qui retournaient bien vite chez elles, rappelées par leur travail ou leurs enfants.
Elle nous pria de nettoyer un peu cette pièce et d’y mettre de l’ordre; elle voulut aussi qu’on ouvrît la fenêtre, et comme sa soeur s’y refusait, de peur que l’air ne lui fit du mal, elle insista :
– Ça ne fait rien pour moi, mais je ne veux pas que ça sente la maladie quand il arrivera.
Quand arriverait-il? Le temps ne changeait pas, il était toujours au calme, plat, sans la plus faible brise qui pût pousser la Neustrie.
Dans les ports de commerce il est d’habitude qu’on signale les navires qui sont en vue; pour Le Havre, c’est à la pointe de La Hève que se font ces signaux, qui sont répétés au Havre et aussitôt affichés. Elle me demanda si je voudrais lui rendre le service d’aller lire ces affiches; on pense bien que je ne songeai pas à m’en excuser, et, d’heure en heure, j’allai du quai des Casernes à la rue d’Orléans, où se trouvait alors le bureau de la Chambre des assureurs, qui recevait ces signaux.
Mais, par ce calme plat, il n ‘y avait aucun navire en vue, tous étaient retenus à l’entrée de la Manche.
Cependant, elle ne se découragea pas, et, le soir arrivé, elle nous fit rouler son lit auprès de la fenêtre. Sur le toit de la maison en face était une grande girouette, elle nous dit qu’elle voulait la voir à chaque instant, parce qu’elle sentait bien que le vent allait changer. Dans tout autre moment, cela nous eût fait rire; car sur le fond du ciel bleu, éclairé par la pleine lune, on voyait la girouette se détacher en noir, immobile comme si elle eût été soudée au pivot.
Sa soeur, qui était restée pour la veiller, m’envoya coucher; Dans la nuit, je fus réveillé par un bruit que je n’avais pas encore entendu depuis que j’habitais mon cabinet : une sorte de grincement. Je me levai; c’était la girouette qui tournoyait en criant sur la tige de fer; le vent s’était levé.
Je descendis dans la rue et j’allai jusqu’à la jetée. La mer commençait à clapoter; le vent soufflait frais du nord : un douanier avec qui je causai me dit qu’il allait fraîchir encore et probablement passer à l’ouest.
Je rentrai à la maison pour porter cette bonne nouvelle, car le vent à l’ouest, c’était la Neustrie au Havre dans la journée ou à la marée du soir.
– Vois-tu, dit-elle, que j’avais raison; je savais bien que le vent changerait; ah! le bon Dieu est bon.
Sa soeur me dit qu’elle n’avait pas dormi de la nuit, et qu’elle était restée sans bouger, les yeux fixés sur la girouette, ne disant qu’un seul mot, toujours le même :
– À quelle heure la pleine mer? Elle voulut boire un peu de vin; le médecin avait dit qu’on pouvait lui donner ce qu’elle voudrait; elle en prit à peine une
gorgée, car elle était bien faible, respirant difficilement et haut.
– Cela me soutiendra jusque-là, dit-elle.
Puis ses yeux se tournèrent vers la girouette, et elle ne dit plus rien. Seulement de temps en temps elle murmurait :
– Pauvre Jean, pauvre Jean!Jean, c’était son fils.Quand le ciel commença à blanchir, elle m’appela près de
son lit :
– Tu vas aller chez le boucher, dit-elle, tu lui demanderas trois livres pour le pot-au-feu, du meilleur; tu achèteras aussi un chou.
– Le chou te fera mal, dit la soeur.
– C’est pour Jean; il aime ça, et il y a si longtemps qu’il n’en a mangé. Tiens, voilà de l’argent.
Et elle tira difficilement une pièce de cent sous de dessous son oreiller.
Le médecin vint le matin; il nous dit qu’il n’avait jamais vu pareille énergie contre la mort, qu’elle ne vivait que par la volonté et l’espérance, mais que, puisqu’elle avait pu aller jusque-là, il était probable qu’elle irait maintenant jusqu’au soir, et qu’elle ne mourrait qu’à la marée basse.
Lorsque l’heure de l’ouverture du bureau fut arrivée, je courus rue d’Orléans; les navires commençaient à se montrer, mais la Neustrie ne se trouvait pas parmi ceux qu’on afficha. De huit heures du matin à trois heures de l’après-midi, je fis vingt voyages à la rue d’Orléans; à trois heures enfin, je lus sur l’affiche : « La Neustrie, venant de Calcutta. »
Il était temps de rapporter cette bonne nouvelle, car la malade allait toujours baissant, et la déception de ne pas voir arriver son fils à la marée du matin lui avait porté un coup funeste. En apprenant que la Neustrie était signalée, elle se ranima.
– À quelle heure la pleine mer? demanda-t-elle.
– À six heures.
– Je crois bien que je vivrai jusque-là; un peu de vin.
Je m’en allai sur la jetée; on voyait en rade plus de vingt grands navires qui tiraient des bordées en attendant la pleinemer. À quatre heures, ceux qui ne calaient pas beaucoup
commencèrent à entrer; mais la Neustrie était d’un fort tonnage, elle ne donna dans la passe que vers cinq heures. Je courus à la maison; je n’eus pas besoin de parler.
– Elle est entrée? dit-elle.
– Elle entre.
– Arrange-moi, dit-elle à sa soeur, et elle se fit soutenir avec des oreillers; ses yeux seuls étaient encore vivants; ses lèvres étaient décolorées.
Un quart d’heure après, la rampe de l’escalier trembla comme si on l’arrachait : c’était son fils; elle eut la force de se soulever pour le prendre dans ses bras.
Elle mourut le soir à onze heures, à la marée basse, comme l’avait dit le médecin.
Cette mort, cet amour de mère pour son fils, cette lutte contre l’agonie, ce désespoir firent sur mon esprit et sur mon coeur ce que n’avaient fait ni les supplications de Diélette ni le naufrage de l’Orénoque.
Ma mère aussi pouvait mourir tandis que je serais loin d’elle : pour la première fois je le vis, je le sentis.
Je ne dormis pas de la nuit : cette pensée m’étreignait, m’étranglait. L’Amazone partait dans quinze jours, le bateau de Honfleur partait le matin à cinq heures. L’esprit d’aventure et la peur de mon oncle me poussaient à l’embarquement; la pensée de ma mère me retenait au Port-Dieu. Après tout, mon oncle ne me mangerait pas. Je m’étais bien défendu contre la faim, contre le froid, contre la tempête; avec du courage, je pourrais bien aussi me défendre contre mon oncle. Si ma mère ne voulait pas que je fusse marin, elle en avait le droit : avais-je, moi, le droit de me sauver sans son consentement? Ne serait-elle pas fâchée contre moi quand je reviendrais? Et si je ne revenais pas, qui prendrait soin d’elle quand elle ne pourrait plus travailler?
À quatre heures, je me levai et fis mon paquet; à quatre heures et demie, j’embarquais sur le bateau de Honfleur; à cinq heures, je quittais Le Havre, et trente-six heures après, à six heures du soir, au soleil couchant, j’apercevais les premières maisons du Port-Dieu.
J’avais pris par la lande, c’est-à-dire par le même chemin que j’avais suivi avec Diélette; mais la saison avait avancé depuis ce jour-là, ce n’était plus le même chemin. L’herbe avait verdi, les ajoncs étaient en fleur, et, dans la mousse des fossés, on voyait les violettes qui commençaient à fleurir; de la terre et des plantes s’exhalait, après une chaude journée, une senteur qui dilatait les poumons et exaltait le coeur.
Jamais je ne m’étais senti si heureux, si joyeux. Comme ma mère allait m’embrasser!
Arrivé à notre haie, je sautai sur le talus; à vingt pas devant moi, Diélette ramassait des mouchoirs étendus sur un cordeau.
– Diélette! Elle se tournait du côté d’où partait ma voix; mais elle ne me vit pas, car j’étais caché par la haie.
Je m’aperçus alors qu’elle était en noir, en grand deuil. En deuil, pourquoi? de qui? Un seul cri m’échappa :
– Maman! Mais avant que Diélette eût pu me répondre, ma mère parut sur le seuil de la maison et je fus rassuré. Derrière elle apparut en même temps un grand vieillard à barbe blanche, M. de Bihorel. Lui près de ma mère! Je ne sais
ce qui se passa en moi. Je crus voir deux fantômes. Ce ne fut heureusement qu’un éclair.
– Eh bien, Diélette, qu’est-ce qu’il y a donc? demanda M. de Bihorel.
Il parlait, il était vivant. Je ne me trompais pas. Je brisai la haie et passai au travers les ajoncs. Quelle joie!
La première explosion un peu calmée, il me fallut raconter mes aventures depuis que je m’étais séparé de Diélette; mais j’avais une telle hâte de savoir comment, par quel miracle, M. de Bihorel mort pouvait être là vivant devant nous, parfaitement vivant, que je fis mon récit en quelques mots.
L’histoire de M. de Bihorel était des plus simples.
En revenant de l’île des Grunes, sa chaloupe avait chaviré dans une rafale; il avait pu se mettre à cheval sur la quille, et il avait été recueilli dans cette position par un trois-mâts qui allait du Havre à San Francisco. Le capitaine de ce navire, qui avait eu l’humanité de faire mettre un canot à la mer pour le sauver, n’avait pas voulu relâcher dans un port pour le débarquer, et M. de Bihorel s’était trouvé bon gré mal gré en route pour la Californie : un voyage de cinq à six mois, si l’on ne rencontrait pas de navire pour le rapatrier. Cette heureuse chance ne s’était pas réalisée. Au cap Horn, il avait déposé une lettre pour nous dans cette boîte que les navigateurs ont établie à l’île de Feu; mais cette lettre n’était jamais parvenue en France. Arrivé à San Francisco, il avait traversé l’Amérique en remontant par les prairies, et il n’était rentré en France que depuis deux mois.
Je ne fus pas marin.
– Mon oncle l’Indien était mort; c’était de lui qu’on portait le deuil; il avait laissé une grosse fortune qui faisait riche chacun de ses héritiers.
M. de Bihorel voulut bien me reprendre auprès de lui et achever mon éducation. Quant à Diélette, elle entra dans une
pension. Si elle a profité des leçons qu’elle y a reçues, si elle est devenue une digne femme, une bonne mère, vous en serez juge quand elle rentrera tout à l’heure avec ses enfants, avec nos deux bébés, un garçon et une fille, qui aiment M. de Bihorel comme s’il était leur grand-père. Tous les jours, ils vont à la Pierre-Gante lui faire leur visite.
Je ne naviguai pas moi-même, mais je n’en gardai pas moins une passion pour tout ce qui touche à la mer; sur les trente navires que le Port-Dieu arme tous les ans pour la pêche de Terre-Neuve, six m’appartiennent.
Ma mère n’a pas quitté le Port-Dieu, et elle habite toujours notre maison; j’ai fait reconstruire le rouf déjà deux fois pour que rien ne soit changé. Le tableau que vous voyez là représente précisément notre maison; il est de Lucien Hardel, qui est devenu notre ami; tous les ans, il vient passer deux mois avec nous, et, malgré ses efforts, il ne peut pas trouver dans la contrée un gendarme pour l’arrêter.
M. de Bihorel, toujours vivant, a aujourd’hui quatre-vingt-douze ans. L’âge n’a affaibli ni sa santé ni son intelligence; sa grande taille est courbée, mais son coeur est resté jeune et bon. Les arbres qu’il a plantés ont poussé, et l’île, dans la partie à l’abri du vent, est touffue comme un bois; du côté de l’ouest, il y a toujours des moutons noirs, la même famille de vaches et des lapins.
Les goélands viennent toujours tournoyer autour des rochers, et quand ils font leur tapage, Samedi, toujours aussi sain, aussi vigoureux qu’au temps où il voulait me faire boire la goutte, ne manque jamais de me demander :
– Romain, tscouc, couac, couac, qu’est-ce que ça veut dire?
Et il rit en se tenant les côtes; puis, si M. de Bihorel, qui a depuis quelques mois l’oreille un peu dure, nous regarde intrigué, il ôte son bonnet de laine et prenant son sérieux :
– Il ne faut pas rire, dit-il; le pauvre maître! si tu es un homme, n’oublie pas que c’est à lui que tu le dois. Et c’est vrai.
Sans doute la fortune de mon oncle l’Indien m’est arrivée bien à propos; mais il n’en est pas moins certain que, sans M. de Bihorel, sans ses leçons, sans ses exemples, sans les soins qu’il il pris de mon éducation, sans sa direction, je ne serais guère autre chose aujourd’hui qu’un paysan enrichi, car ce n’est pas la fortune qui fait un homme.
Si cette vérité avait besoin d’être appuyée, la vie de mon oncle Simon serait là pour lui apporter son témoignage.
L’héritage de son frère, s’ajoutant à la fortune qu’il avait déjà, lui avait donné la fièvre de l’argent. Se trouvant trop riche pour exploiter les pauvres paysans qui ne rendaient pas assez entre ses mains, il s’était lancé dans les grandes spéculations. Mais là il avait trouvé plus fin et plus retors que lui, et en peu d’années ses associés l’avaient ruiné, et si complètement ruiné, que lorsque tout ce qu’il possédait avait été vendu, son étude, sa maison de Dol, son domaine qui lui avait coûté tant de peines et tant de sueurs, il lui avait manqué une dizaine de mille francs pour achever de payer ses dettes.
Précisément à ce moment je venais d’atteindre mes dix-huit ans et l’on m’avait émancipé, ce qui m’avait donné la libre disposition de la fortune de mon oncle l’Indien. D’après les conseils de ma mère et de M. de Bihorel, j’avais voulu venir en aide à l’oncle Simon. Mais il avait fort mal accueilli ma proposition, et il avait fallu désintéresser ses créanciers malgré lui et en cachette : il était accouru chez nous et il nous avait fait une scène terrible : – Nous étions des niais, des bourreaux d’argent.
Il vit maintenant d’une pension que nous lui servons. Encore pour cela faut-il que nous nous y prenions d’une façon détournée.
Tout d’abord il avait été convenu qu’il toucherait une certaine somme tous les ans. Mais bientôt on nous apprit qu’au lieu d’employer cette somme à ses besoins, il la faisait servir pour la plus grosse part à prêter à la petite semaine et à continuer en petit son commerce de bric-à-brac. Maintenant nous payons sa pension chez de braves gens, qui le logent et le nourrissent. Mais, malgré cette précaution, il trouve encore moyen de se priver du nécessaire pour avoir le bonheur d’amasser quelques sous : il vend ses vêtements neufs quand nous les lui donnons.
Quand nous lui faisons des reproches, il nous répond que nos prodigalités nous ruineront un jour, et que nous serons alors heureux de trouver l’argent qu’il a la sage précaution de mettre de côté.