XII

J’avais cru que je n’aurais qu’à me présenter à bord d’un navire pour être immédiatement engagé.

À peine débarqué dans l’avant-port, je commençai ma promenade sur les quais pour faire mon choix; dans le bassin du Roi je ne vis que quatre ou cinq vapeurs, ce n’était pas mon affaire; dans le bassin de la Barre je trouvai de grands navires américains d’où l’on déchargeait des balles de coton qui s’entassaient en montagnes sur le quai; ce n’était pas encore ce qu’il me fallait; je voulais un navire français.

En faisant le tour du bassin du Commerce je fus émerveillé; il y avait là des navires de tous les pays du monde, des grands, des petits, une forêt de mâts enguirlandés de guidons, de flammes et de pavillons. Cela me parut plus beau que Paris.

Il y avait des navires qui exhalaient une odeur de cassonade qui me faisait venir l’eau à la bouche; il y en avait d’autres qui sentaient le poivre et la cannelle. Partout on travaillait à charger et à décharger les cargaisons; des douaniers regardaient rouler des balles de café et écoutaient les chants des matelots d’un air mélancolique.

Parmi ces navires il y en eut un qui tout de suite me séduisit; il était peint en blanc avec un liston d’azur; c’était un petit trois-mâts; sur un tableau accroché aux haubans on lisait : « En charge pour Pernambuco et Bahia, l’Étoile du matin, capitaine Frigard, partira incessamment. » Comment ne pas faire un beau voyage sur un navire blanc et bleu? Pernambuco et Bahia, est-il dans la géographie deux noms plus séduisants?

Je montai à bord; l’équipage et des ouvriers du bord étaient occupés au chargement; on descendait dans la cale, grande ouverte, de lourdes caisses qui se balançaient au bout des chaînes. On ne fit pas tout d’abord attention à moi; mais comme je ne bougeais pas de place, n’osant trop m’approcher d’un monsieur qui inscrivait les caisses à mesure qu’elles passaient devant lui, et qui me semblait être le capitaine, je finis par attirer l’attention.

– Allez-vous-en! me cria ce monsieur.

– Monsieur, je voudrais vous parler. Et je lui fis ma demande, c’est-à-dire que je désirais être mousse à bord de l’Étoile du matin.

Il ne me répondit même pas, et d’un geste il se contenta de me montrer le pont par lequel j’étais entré.

– Mais, monsieur...Il leva la main; je n’insistai pas et sortis fort humilié, à

vrai dire un peu inquiet aussi.

Ne voudrait-on pas de moi?

Je n’étais pas dans une situation à me rebuter facilement.

J’allai un peu plus loin; sans doute l’Étoile du matin était-elle trop belle pour moi; je choisis cette fois un brick noir et sale en charge pour Tampico, et qui se nommait le Congre, On me répondit simplement qu’on n’avait besoin de personne. Dans un troisième, au lieu de m’adresser à un capitaine, je m’adressai à un matelot; ma demande formulée, il haussa les épaules, et tout ce que je pus en tirer fut que j’étais un drôle de petit bonhomme. Enfin, sur une goélette en partance pour les côtes d’Afrique, le capitaine, qui n’avait pas du tout une figure rassurante, voulut bien m’accepter; mais quand il apprit que je n’avais pas de père pour signer mon engagement, pas d’inscription à la marine, pas de sac pour mon trousseau, surtout pas de trousseau, il m’engagea à sortir plus vite que je n’étais entré, si je ne voulais pas faire connaissance avec ses bottes.

L’affaire se présentait désagréablement, et je commençais à me trouver mal à l’aise. Me faudrait-il retourner au Port-Dieu? Si j’avais pu ne penser qu’à ma mère et à Diélette, cette nécessité eût été toute joie; mais mon oncle, et les engagements qui me liaient à lui... pouvais-je les oublier? Je continuai donc mes recherches.

En tournant autour des bassins, j’étais revenu à l’avant­port; la mer commençait à monter, et déjà quelques petites barques de pêche prenaient le large. Je m’en allai sur la jetée voir l’entrée et la sortie des navires; il y avait longtemps que je n’avais assisté à ce spectacle, et ce mouvement de la marée, l’horizon qu’embrassaient mes regards, le va-et-vient des bateaux de Caen, de Rouen et de Honfleur, l’appareillage des grands navires pour les voyages lointains avec les adieux, les mouchoirs voltigeants des passagers, les cris des marins, le grincement des poulies et des manoeuvres, le mélange de toutes ces voiles blanches dans la rade depuis la côte jusqu’à la courbure extrême de la mer me firent oublier ma préoccupation.

J’étais depuis plus de deux heures accoudé sur le parapet, lorsque je me sentis tirer par les cheveux. Surpris, je me retournai et me trouvai en face d’un des musiciens de la troupe de Lapolade, Hermann.

– Est-ce que Lapolade est au Havre? Je fis cette question avec un air si effrayé que Hermann fut plus d’une minute à me répondre, tant il riait

formidablement. Enfin il se remit un peu et me dit que, lui aussi, il avait quitté Lapolade pour se rendre auprès d’un deses frères qui habitait la république de l’Équateur. Quant à

Lapolade, je pouvais être sans crainte de son côté; il avait fait un héritage considérable et il avait vendu sa ménagerie, ou plutôt les débris de la ménagerie; car, quinze jours après notre fuite, Mouton, le pauvre Mouton, était mort de faim et de chagrin. Après le départ de Diélette, il était devenu tout à la fois terrible et sombre. Il avait obstinément refusé toute nourriture. Il semblait qu’il n’eût faim que de Lapolade, sur lequel il se jetait avec fureur dès qu’il le voyait. Mais comme Lapolade ne s’était pas décidé à sauver la vie de son lion aux dépens de la sienne, l’infortuné Mouton avait fini par succomber, victime de son attachement et de sa fidélité à Diélette.

Hermann me demanda si j’étais enfin marin; je lui racontai les difficultés que l’on me faisait. Il avait été assez longtemps dans la banque pour avoir l’esprit fertile en expédients.

– Si tu veux, dit-il, j’irai t’engager comme si tu étais mon frère. Et le trousseau?

C’était là une impossibilité, Hermann n’était pas beaucoup plus riche que moi. Son voyage était payé d’avance par son frère jusqu’à Guayaquil, et nous ne pouvions pas, avec nos ressources réunies, faire une pareille dépense.

Il fallut renoncer à cette idée; pour me consoler il m’emmena dîner avec lui, puis après dîner au théâtre, où l’un de ses compatriotes, musicien de l’orchestre, nous donna deux places. On jouait comme première pièce une comédie qui a pour titre Guerre ouverte, et dans laquelle on apporte des personnages dans une caisse.

– Voilà ton affaire, me dit-il; à l’entracte, je t’expliquerai mon idée.

Son idée était d’acheter une grande caisse : je me cacherais dedans; une heure avant le départ, il la porterait à bord bien fermée, bien cordée. Lorsque nous serions au large, il l’ouvrirait, et le capitaine, dans l’impossibilité de me débarquer, à moins de me jeter par-dessus le bord, serait bien forcé de me garder; une fois en route, ce serait à moi de trouver le moyen de me faire employer.

C’était insensé, mais cela avait une certaine tournure aventureuse qui me séduisit.

Le lendemain, nous visitâmes toutes les boutiques des brocanteurs de la ville, et nous trouvâmes, pour dix francs, une grande caisse cerclée en fer, qui était juste à ma taille, comme si elle eût été faite sur mesure. Hermann l’emporta chez lui, où il m’avait donné l’hospitalité, et il y perça plusieurs trous pour me permettre de respirer; je me plaçai dedans, il la ferma et j’y restai deux heures parfaitement à mon aise; je pouvais remuer les bras et les jambes, et me mettre sur le côté ou sur le dos, quand je voulais changer de position.

Le navire sur lequel Hermann avait pris passage partait le lendemain à la pleine mer de deux heures du soir; j’occupai mon temps jusque-là à visiter ce navire, qui s’appelait l’Orénoque, et écrire une longue lettre à ma mère pour lui dire que j’étais enfin embarqué et que je lui demandais pardon d’agir ainsi contre sa volonté, mais que j’espérais que c’était pour notre bonheur à tous; à cette lettre j’en joignis une pour Diélette; j’avais à lui conter tout ce que j’avais appris de Hermann; j’avais à lui recommander aussi d’être bien douce avec maman.

Deux heures avant la pleine mer, c’est-à-dire à midi, Hermann me fit entrer dans la caisse, et me donnant un morceau de pain :

– À demain, me dit-il en riant; si tu as trop faim, tu pourras manger.

Je devais rester vingt heures dans cette boîte, car nous avions réfléchi que dans les environs du Havre nous étions exposés, si je me montrais trop tôt, à ce que le capitaine me débarquât sur une barque de pêche ou sur un bateau-pilote, tandis qu’au large le danger d’une rencontre était beaucoup moins à craindre. Depuis plusieurs jours les vents du sud soufflaient assez fort; en vingt heures nous devions être bien au-delà de Cherbourg, en pleine Manche.

Nous avions attaché deux poignées de cuir à l’intérieur, j’y passai les bras pour ne pas être ballotté dans les secousses du transport. Hermann ferma les deux serrures à clef, fit plusieurs tours à la corde et me chargea sur son dos. Il riait si fort que j’étais secoué comme sur un cheval.

Quand il arriva à bord de l’Orénoque, cette gaieté fut brusquement coupée.

– Qu’est-ce que vous apportez, là? cria le capitaine.

– Ma malle.

– Il est trop tard : les panneaux sont fermés. C’était bien sur cette fermeture que nous avions compté, car les panneaux ouverts on me descendait dans la cale, on entassait d’autres caisses par-dessus la mienne, j’étais dans ma boîte jusqu’à Guayaquil; tandis que les panneaux fermés, on me déposait sur le pont ou dans la cabine de Hermann. Mais les choses ne s’arrangèrent pas aussi facilement; longtemps le capitaine refusa de recevoir la caisse; et je crus

que j’allais être reporté à terre; enfin on me descendit dans l’entrepont, avec d’autres caisses arrivées au dernier moment.

– On l’arrimera en route, dit un matelot. En route, cela m’importait peu; j’espérais bien ne pas être longtemps dans la caisse. J’entendis bientôt les amarres tomber dans l’eau, en même temps l’on vira au cabestan, et sur ma tête résonna le pas cadencé des matelots qui halaient le navire hors le bassin. Par les bruits de la manoeuvre je pouvais la suivre dans ma caisse, comme si de mes yeux je l’eusse vue sur le pont. En entendant un roulement de voitures, une confusion de voix, je compris que nous étions dans l’écluse. Le navire resta immobile durant quelques minutes, puis je sentis qu’il était doucement entraîné en avant; – c’était le remorqueur qui venait de le prendre; un léger balancement m’inclina d’avant en arrière, nous étions dans l’avant-port. Le balancement

devint plus sensible, nous étions entre les jetées; les poulies grincèrent, on hissait les voiles : le navire s’inclina sur le côté, la remorque tomba dans l’eau, le gouvernail gémit, – nous prenions le large.

C’en était donc fait, ma vie de marin commençait! Ce moment tant désiré, que j’avais acheté au prix de tant de fatigues, et qui devait, je le croyais, me donner une si grande joie, me laissa triste et inquiet. Il est vrai que la situation n’était pas propice à la gaieté.

Peut-être sur le pont, mêlé aux matelots, occupé de la manoeuvre, voyant devant moi la mer ouverte et derrière la terre et le port, je me serais jeté avec bonheur dans l’inconnu; enfermé entre les quatre planches d’une malle, je ne pus me défendre d’un sentiment d’effroi.

Je fus tiré de mes tristes réflexions par trois ou quatre petits coups frappés contre ma caisse; mais comme on ne parlait pas, je n’osai répondre de peur que ce fût un matelot; les coups ayant repris de manière à bien me faire comprendre que c’était Hermann, je cognai à mon tour avec mon couteau.

Cet avertissernent calma mon inquiétude; après tout, je n’étais pas abandonné, il ne s’agissait que de quelques heures à passer dans cette boîte; en sortant je me trouverais en pleine mer et le monde serait à moi.

Le vent était frais; le navire, qui présentait le travers à la lame, roulait beaucoup. Habitué tout enfant à aller à la pêche et à me faire balancer dans les barques à l’ancre, je n’avais jamais éprouvé le mal de mer; je me croyais bien à l’abri de cette indisposition; je fus très désagréablement surpris de me sentir bientôt le coeur embarrassé.

Je crus tout d’abord que ce malaise était causé par la difficulté que j’éprouvais à respirer; car, malgré les trous que nous avions eu la précaution de percer dans les planches, l’air ne pénétrait que difficilement dans la boîte, et il en sortait plus difficilement encore, si bien qu’il y faisait une chaleur lourde; mais mon malaise se précisa. Les étourdissements et le sentiment indéfinissable de tournoiement que j’éprouvais, lorsque le navire s’enfonçait dans un coup de tangage ne me laissèrent plus aucun doute. Cela m’inquiéta assez vivement, car j’avais vu des gens atteints de ce sot mal pousser de véritables beuglements; si j’allais en faire autant, et si un matelot passant près de ma caisse pendant une de ces crises m’entendait!

J’avais souvent entendu dire que le meilleur remède contre cette maladie était le sommeil; comme c’était le seul qui fût à ma disposition, je m’enfonçai la tête entre les mains et, de toutes mes forces, je tâchai de m’endormir. Assez longtemps ce fut inutilement; le lit n’était pas doux. Si encore j’avais eu la précaution de garnir ma prison d’un peu de paille! Mon coeur suivait les mouvements du navire, se soulevant, s’affaissant avec lui; mais enfin l’assoupissement me gagna.

Combien de temps je dormis, je n’en sais rien, car, la lumière ne pénétrant pas dans ma boîte j’étais plongé dans une obscurité absolue, qui ne me permettait pas de savoir s’il était jour ou nuit; seulement, au silence qui régnait sur le bâtiment, je compris que nous devions être dans la nuit; je n’entendais sur le pont que le pas régulier des hommes de quart, et par intervalles le grincement du gouvernail. Le roulis avait augmenté : il y avait des craquements dans la mâture, des sifflements et des ronflements dans les agrès; des coups de mer, en frappant lourdement contre le bordage, indiquaient que le vent soufflait plus fort.

Soit que la fraîcheur de la nuit eût rendu l’air de la malle plus respirable, soit que je me fusse habitué au roulis, je ne sentais plus le mal de mer, et ne tardai pas à me rendormir, bercé par cette musique grave qui me reportait en pensée dans ma petite chambre de la maison paternelle durant les nuits de gros temps.

Cette fois, je fus réveillé par un épouvantable fracas, un craquement, un déchirement de tout le navire, suivi aussitôt d’un effondrement sur le pont comme si la mâture s’écroulait tout entière; les cordages cassaient avec un bruit semblable à une détonation, les mâts éclataient.

– Stop! cria une voix en anglais.

– Tout le monde sur le pont, cria une voix en français. Au milieu d’une confusion de cris et de bruits s’éleva un mugissement rauque que je reconnus tout de suite; c’était l’échappement de la vapeur. Nous avions dû être abordés par un vapeur anglais qui s’était jeté sur nous, et notre navire s’était couché sur le côté, car j’avais roulé contre une des parois de la malle. Avant que je fusse revenu de mon saisissement, le mugissement de la vapeur cessa, il y eut un nouveau craquement, et une formidable clameur s’éleva de notre bord; presque aussitôt notre navire se releva; le vapeur anglais avait-il coulé bas, ou bien s’était-il éloigné? Je me mis à pousser des cris désespérés pour appeler un homme d’équipage qui vînt me délivrer, et j’écoutais : sur le pont, un murmure de voix et des pas précipités allant et venant de tous côtés; contre la muraille du bâtiment, les

vagues brisant avec force; au-dessus de tout, le mugissement du vent qui soufflait en tempête.

Allions-nous couler? Hermann allait-il donc me laisser dans cette boîte? Je ne saurais dire quel horrible sentiment d’angoisse me serra le coeur. Mon sang s’arrêta, mes mains se mouillèrent de sueur comme si elles eussent trempé dans l’eau. Instinctivement je voulus me lever, ma tête frappa le couvercle de la malle. Je m’agenouillai afin de pousser de toutes mes forces; les deux serrures étaient solides, le couvercle était jointoyé et assemblé avec des traverses de chêne; rien ne bougea. Je retombai mort de peur, d’épouvante.

Après quelques instants, je me mis à crier de nouveau et à appeler Hermann, mais un grand bruit s’éleva sur le pont, qui m’empêcha d’entendre moi-même ma voix; avec des haches, on coupait les mâts.

Et Hermann qui ne venait pas me délivrer; que faisait-il donc?

En même temps que des hommes débarrassaient la mâture, d’autres travaillaient aux pompes, j’entendais le tic­tac régulier du balancier.

Nous coulions; je me ruai désespérément contre le couvercle; il ne fut pas ébranlé et je retombai, anéanti de mon impuissance, fou de rage et d’effroi.

– Hermann! Hermann! Toujours les mêmes bruits au-dessus de ma tête, c’est-à­dire sur le pont, mais rien du côté où j’étais enfermé. Ma voix se perdait dans cette caisse. Et si quelques cris éclataient au-dehors, ils étaient étouffés, emportés par le souffle puissant de la tempête.

Hermann était-il donc tombé à la mer? avait-il été emporté par une vague? était-il écrasé par un mât? ou bien,

tout à la pensée de son propre salut, ne songerait-il pas au mien? Alors j’allais donc mourir noyé dans cette boîte!

Et pas de secours à attendre?

Attendre la mort avec courage, la voir en face n’est pas chose impossible de la part même d’un enfant; lorsqu’on est libre, au moins on peut se défendre, et la lutte vous soutient; mais enfermé comme je l’étais entre quatre planches, pouvant à peine me soulever et respirer, cela me paraissait à la fois misérable et monstrueux!

Je me jetai avec furie contre les parois de ma prison; elles tinrent bon et ne ployèrent seulement pas. Je voulus crier de nouveau, ma gorge desséchée ne laissait sortir aucun son. Je ne sais comment un homme eût supporté une pareille situation; je n’étais qu’un enfant, je m’évanouis.

Quand je revins à moi, après combien de temps, je l’ignore, j’eus une étrange sensation; il me semblait que j’étais mort et au fond de l’eau, ballotté par le remous. Mais les bruits du pont me rappelèrent à la réalité. On pompait toujours, et j’entendais par instants le glouglou sinistre de l’eau dans les clapets. Le vent hurlait dans le navire, et les vagues frappaient contre lui des coups sourds qui l’ébranlaient; il roulait si effroyablement que je heurtais tantôt le côté droit, tantôt le côté gauche de ma caisse. Je recommençai mes cris, m’arrêtant de temps en temps pour écouter : rien, si ce n’est le tumulte assourdissant de la tempête.

J’étouffais, je défis mes vêtements. Quand j’ôtai mon gilet, une de mes mains rencontra mon couteau, que j’avais oublié : c’était un solide couteau de paysan à manche de corne, à lame forte et coupante.

Puisque personne ne venait à mon secours, c’était à moi de m’aider moi-même.

J’ouvris mon couteau et j’attaquai une des serrures de la malle, non pour la faire sauter, j’aurais cassé mon couteau, mais en entaillant le bois tout autour. Ce bois était du hêtre desséché par vingt ou trente années de service, il était dur comme fer et mon couteau l’entamait difficilement.

Je mettais tant d’ardeur à ce travail que je ne tardai pas à être inondé de sueur; le couteau me glissait entre les doigts, et à chaque instant j’étais obligé d’essuyer mes mains.

Je n’avançais guère, car le roulis et le tangage me faisaient à chaque instant lâcher prise; au moment où j’appuyais le plus fort sur mon couteau, j’étais jeté contre la paroi opposée.

Enfin la serrure fut ébranlée et je comptai sur une secousse pour la détacher tout à fait. J’attaquai la seconde; mon couteau s’était tellement chauffé, qu’en rafraîchissant la pointe dans ma bouche je me brûlai la langue.

On ne pompait plus, mais le mouvement sur le pont n’avait pas cessé; les pas étaient plus précipités; on travaillaitévidemment avec activité. À quoi? je ne pouvais le deviner.

Il y avait des roulements sourds comme si l’on traînait quelque chose de très lourd, une grande caisse, une embarcation. Pourquoi? Qu’est-ce que cela voulait dire?

Je n’avais ni le temps de le chercher, ni le temps d’écouter; je me rems au travail.

Mon couteau ne coupait plus, et j’entamais encore moins facilement le bois autour de cette seconde serrure qu’autour de la première. J’y employais pourtant toute ma force, toute mon énergie; mais par instants mon bras s’engourdissait,

j’avais, les reins brisés par la gênante position dans laquelle je me tenais, et j’étais forcé de m’arrêter un peu.

Alors j’entendais le souffle de l’ouragan, le choc des vagues, les gémissements du navire qui craquait.

Certainement mon travail dura plus d’une demi-heure. Combien elle parut longue pour moi, vous ne pouvez le sentir. Enfin la seconde serrure comme la première fut ébranlée.

Je me mis à genoux et, m’arc-boutant sur les mains, je poussai avec mon dos de toutes mes forces contre le couvercle pour le faire sauter : les deux serrures se détachèrent, le couvercle ne s’ouvrit pas.

Il était solidement, à chaque bout, attaché par une corde; je l’avais oublié.

Il fallait maintenant couper cette corde. Je crus tout d’abord que ce serait très facile; je me trompais, car le couvercle, tout en se soulevant un peu, ne sortait pas de la feuillure, et je devais enlever cette feuillure avant d’arriver à la corde. C’était un nouveau travail à entreprendre.

Je ne me décourageai pas et m’y mis aussitôt : heureusement je coupais maintenant dans le fil du bois. Enfin j’arrivai aux cordes, je les coupai, j’étais libre.

Je poussai vivement le couvercle, il se souleva un peu et retomba; je le poussai plus fort, il ne s’ouvrit pas davantage; qu’est-ce qui pouvait le retenir encore?

J’eus une angoisse si cruelle que je me laissai retomber au fond de la malle, anéanti.

Mais j’en avais trop fait pour ne pas lutter jusqu’au bout. Le couvercle s’ouvrait assez pour me permettre de passer la

main, et, arrivé à cette hauteur, il s’arrêtait sans que rien pût l’ébranler. Je passai ma main par cette ouverture et tâtai tout autour, car il faisait nuit et je ne voyais qu’une faible lueur blanche presque insensible.

À force de tâter, de chercher, je compris à quel obstacle j’avais affaire : c’était une grande, une énorme caisse! Posée sur une autre, elle couvrait à moitié, et sans appuyer absolument dessus, elle ne laissait cependant pas le couvercle fonctionner. Je tâchai de la pousser; elle était trop lourde, elle ne bougea pas; d’ailleurs, dans la position où j’étais, je n’avais aucune force; mon bras ne pouvait, pour ainsi dire, pas s’étendre; entreprendre de la soulever ou seulement de la déranger était folie.

Je ne m’étais donc donné tant de peine que pour en arriver là; que faire maintenant? Je tremblais d’impatience et d’angoisse, et il me semblait que mon sang bouillonnait dans ma tête comme dans une chaudière.

C’était peut-être la malle qui avait étouffé ma voix; maintenant que je pouvais entrouvrir, on m’entendrait.

Je poussai des cris désespérés. Puis j’écoutai, Sur le pont, il se fit un grand tapage, et il me sembla que quelque chose tombait à l’eau. Puisque je les entendais, ils devaient m’entendre aussi. Je criai encore. En écoutant de nouveau, je n’entendis plus de roulements, plus de bruits de pas, plus rien que le mugissement du vent; mais chose étrange, il me sembla que des cris partaient de la mer contre le bordage où ma caisse était appuyée.

Décidément on ne m’entendrait pas. Je résolus de démonter les charnières du couvercle; par ce moyen, si je réussissais, je n’aurais pas besoin de l’ouvrir, je n’aurais qu’à le faire glisser pour être libre.

Je me mis au travail avec plus de hâte encore; ce silence m’effrayait horriblement; l’équipage avait-il été enlevé par la mer? C’était possible, car la violence du roulis et du tangage, le hurlement du vent me disaient que nous étions en pleine tempête.

Les charnières étaient moins solides que les serrures; je n’eus pas besoin d’entailler le bois; j’aurais dû commencer par là et non par les serrures, elles n’étaient que clouées; avec la pointe de mon couteau, je parvins à en détacher une, et cela fait, en secouant vigoureusement le couvercle, je fis tomber les clous de l’autre.

Je poussai le couvercle, il glissa librement. Je sautai hors de cette horrible prison. Avec quelle joie je me retrouvai libre enfin de mes mouvements! Mourir dans ce coffre, c’eût été mourir dix fois!

Ce succès relatif m’avait rendu presque l’espoir. Je n’étais pourtant pas au bout de mes épreuves. Guidé par un filet de lumière, je me dirigeai à tâtons vers l’escalier; le capot était rabattu, heureusement, il n’était pas fermé, je le poussai et me trouvai sur le pont.

Il faisait à peine jour, mais dans ma caisse mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité; d’un regard j’embrassai tout le pont, je ne vis personne; au gouvernail personne non plus. Le navire avait été abandonné par l’équipage.

Je sautai sur la dunette, et regardant au loin, j’aperçus dans le pâle rayon du matin un point noir sur la mer; c’était la grande chaloupe.

Je criai tant que je pus; mais la barque était bien trop loin, la bourrasque était bien trop violente pour que ma faible voix pût être entendue.

J’étais seul sur ce navire abandonné au milieu de la mer, désemparé, coulant bas; et cependant telle avait été mon angoisse dans cette misérable malle, que je me sentis moins épouvanté.

En regardant autour de moi, je vis que l’Orénoque avait été abordé par le travers au milieu de la coque; c’était miracle qu’il n’eût point été coupé en deux; mais le vapeur anglais l’avait frappé obliquement; dans ce choc il avait brisé les haubans du grand mât et du mât d’artimon, et ces deux mâts, n’étant pas soutenus précisément du côté d’où venait le vent qui chargeait les voiles, s’étaient brisés comme des allumettes; il ne restait plus de la mâture que la moitié du mât de misaine et le beaupré intact; de la voilure il ne restait que le foc et le grand hunier déchiré en lambeaux.

Le jour se levait : du côté de l’orient, les contours des nuages s’éclairaient de lueurs fauves, fugitives, changeantes comme l’éclair et qui se perdaient bien vite dans le ciel noir. La mer était blanche d’écume à perte de vue et, sous cette lumière blafarde, elle avait un aspect sinistre; le vent soufflant en tempête aplatissait les vagues.

Si l’équipage avait abandonné le navire, c’est que celui-ci était en danger; il n’y avait pas besoin de longues réflexions pour comprendre cela.

Livré au caprice du vent et des vagues, sans gouvernail et sans voilure, il roulait effroyablement, et les paquets de mer s’abattaient sur la coque à croire qu’ils allaient l’enfoncer. Pour me tenir debout sur le pont, j’avais dû m’accrocher à une manoeuvre et j’étais déjà aussi mouillé que si je fusse tombé dans l’eau.

Je voulus voir au juste quelles étaient les avaries de l’abordage, je vis que tout le flanc du navire était déchiré. Cette déchirure s’étendait-elle au-dessous de la ligne de flottaison? Il me fut impossible de m’en rendre compte; combien d’eau dans la cale? je ne pus le savoir non plus, car je ne pouvais faire fonctionner les pompes trop lourdes pour moi.

Combien de temps l’Orénoque, dans cet état, pourrait-il encore résister au vent et à la mer? Toute la question était là.

Qu’il dût couler bas, cela ne faisait pas de doute pour moi; mais peut-être n’allait-il pas couler tout de suite; un navire pouvait l’apercevoir et me sauver. Je ne perdis pas tout espoir; et, en pensant que c’était par la lutte que j’avais pu sortir de mon horrible boîte, je pris la résolution de lutter encore et de ne pas m’abandonner.

J’avais assez la connaissance des choses de la marine pour savoir que, si le navire restait ainsi sans direction, il ne tarderait pas à se disloquer ou bien à sombrer dans un coup de mer. Je devais donc me mettre au gouvernail et, sans me préoccuper de direction, essayer de profiter du foc pour appuyer le navire contre la lame.

Mais je n’avais jamais gouverné que de petites barques; à peine avais-je pris la roue de ce grand navire qu’un coup de mer lui imprima un irrésistible mouvement de rotation qui me fit lâcher prise, et m’envoya tomber à quatre ou cinq pas.

Heureusement tout avait été paré à bord pour résister à cette tempête : la barre était garnie de ses palans, ce qui permettait de gouverner sans danger; comme je n’avais aucune direction à suivre, puisque je ne savais où j’étais, j’attachai cette barre de manière à avoir tout simplement vent arrière.

Ma grande espérance était la rencontre d’un navire; je tâchai donc de m’installer de mon mieux sur la dunette, pour voir au large et embrasser du regard tous les points de l’horizon.

Il me sembla que le vent diminuait de violence, le jour s’était fait, et le ciel était moins chargé de nuages; il y avait de petits trous, où se montraient des lueurs d’un bleu pâle; et, bien que la mer fût toujours aussi tourmentée, l’espérance me revint. Si près des côtes, il était impossible qu’un navire ne parût pas.

Pendant trois heures au moins, je restai les yeux fixés sur l’horizon sans rien voir. Le vent faiblissait sensiblement; la mer se calmait, c’est-à-dire que les vagues, ne se heurtant plus dans une confusion désordonnée, prenaient une ampleur qui fatiguait beaucoup moins le navire, en lui donnant le temps de s’élever et de s’abaisser.

Tout à coup il me sembla apercevoir un point blanc sur le fond noir d’un gros nuage traînant dans la mer. Le point grossit, c’était un navire; il grossit encore; il naviguait vent arrière, c’est-à-dire dans le même sens que l’Orénoque.

Je m’élançai à la barre pour gouverner de manière à le couper; mais tandis qu’il avait toutes ses grandes voiles dehors, je n’en avais qu’une petite qui n’offrait presque pas de prise au vent.

Pendant une demi-heure, je le vis grandir encore au point de pouvoir compter ses voiles, puis il me sembla qu’il diminuait.

Je courus à la cloche, je la sonnai avec furie, puis sautant sur le bastingage, je regardai. Il avait diminué de grosseur encore, et il continuait sa route! Décidément il ne m’avait ni vu ni entendu...

Ce fut une cruelle déception : pendant une heure, je le suivis des yeux; il diminua, diminua, ne fut plus qu’un point, ne fut plus rien; et je me retrouvai seul dans l’immensité.

Ce n’était pas assez qu’il passât des navires, il fallait qu’ils vissent eux-mêmes l’Orénoque; ce n’était pas assez d’attendre leur secours, il fallait le faciliter, le préparer, l’amener jusqu’à moi.

Je pris dans le coffre aux signaux le plus grand pavillon que je pus y trouver; puis, comme les drisses étaient cassées, je grimpai l’attacher au haut du mât de hune. Ce fut une rude ascension par le roulis qu’il faisait, mais j’avais été heureusement habitué à ce métier et je redescendis sans encombre, plein d’espoir dans ce large drapeau qui flottait au vent; il dirait à ceux qui le verraient qu’il y a un navire en détresse.

Ma crainte la plus vive, maintenant que la mer se calmait, était dans la voie d’eau; mais rien ne m’indiquait qu’elle augmentât; le navire ne paraissait pas s’enfoncer. Cependant, pour ne rien négliger, si l’Orénoque venait à couler sous moi, je ramassai les planches et les coffres que je pus trouver, et attachant le tout solidement, j’en fis une sorte de radeau.

Les heures s’avançaient vers midi, et depuis la veille je n’avais pas mangé; la faim commença à parler. La cambuse du cuisinier avait été emportée à la mer lorsque le navire avait été démâté; je me décidai à descendre pour chercher ma nourriture.

Mais ce ne fut pas sans de longues hésitations que je pris cette résolution : si le navire sombrait pendant que j’étais dans l’entrepont? La faim l’emporta sur la peur.

Je descendis; je n’avais point fait deux pas que j’entendis un grognement. Je reculai épouvanté. D’un saut brusque et violent l’animal qui l’avait poussé m’écarta. C’était le chien du capitaine qui avait été oublié. Il sortait de son coffre lui aussi et à sa façon. Il arriva plus vite que moi sur le pont. Une fois là, il se retourna et me regarda assez longtemps avec défiance; mais sans doute son examen le rassura, car bientôt il s’approcha de moi et me tendit son museau. Nous fûmes tout de suite bons amis; il me suivit; comme moi il avait faim.

Je trouvai tout ce que je pouvais désirer; du pain, de la viande froide, du vin. Je m’emparai de ce qui me tomba sous la main et remontai promptement.

J’étais à deux pas de la mort, je mangeai cependant avec appétit; le chien, assis devant moi, courait après les morceaux que je lui jetais. Nous étions déjà liés, je ne me sentais plus seul; le repas fini, il se coucha à mes pieds et resta près de moi. Il me regardait avec de si bons yeux que je l’embrassai.

En passant dans la cabine du capitaine, j’avais vu des pistolets sur une table; j’allai les chercher : si j’apercevais un navire, ils me serviraient peut-être à provoquer son attention.

La journée s’écoula ainsi sans qu’une seule voile parût; la mer n’était plus que faiblement houleuse et le vent était à peine sensible : l’Orénoque se comportait toujours bien et la voie d’eau devait être aveuglée. Ce fut sans trop d’effroi que je vis s’avancer la nuit. Il me semblait que Turc et moi nous ne devions pas être bien éloignés des côtes; peut-être dans l’obscurité j’allais apercevoir un phare; alors je n’aurais qu’à gouverner dessus pour être sauvé.

Le soir tomba tout à fait; mon espérance ne se réalisa pas. Successivement les étoiles s’allumèrent dans les profondeurs du ciel; je n’aperçus pas de phare.

En même temps que les pistolets, j’avais pris dans la cabine un monceau de vêtements : je m’en fis un chaud matelas, et m’établis dessus, décidé à ne pas fermer les yeux de toute la nuit, et à interroger toujours l’horizon.

Longtemps je restai ainsi les yeux perdus dans l’obscurité, qu’ils cherchaient inutilement à percer. Turc, couché près de moi, s’endormit; le vent s’apaisa, et le navire n’éprouva plus qu’un balancement régulier, qui n’avait rien d’inquiétant. Vers dix ou onze heures, la lune se leva et me montra tout à l’entour une mer calme qui clapotait doucement en faisant miroiter la lumière. Insensiblement le calme me gagna, le ronflement du chien m’engourdit, et, malgré mes efforts pour me tenir éveillé, je m’endormis.

Mais ce calme sur la mer n’était pas la fin du mauvais temps; vers le matin, je fus éveillé par la fraîcheur du vent; des nuages couraient bas, et la mer commençait à se troubler.

Le vent fraîchit vite; j’allai interroger la boussole : elle indiquait qu’il était au nord-ouest. Je mis la barre vent arrière, car, sans savoir où j’étais, il me semblait que c’était une bonne direction pour trouver les côtes de Normandie ou de Bretagne.

En moins d’une heure, la mer redevint aussi tourmentée que la veille, et elle recommença à embarquer à bord de l’Orénoque, qui s’enlevait mal à la lame ou plutôt ne s’enlevait pas du tout, si bien que des paquets d’eau balayaient le pont d’un bout à l’autre.

Sous l’effort du vent, le mât de misaine, déjà ébranlé, craquait avec des bruits sinistres; les haubans et les cordages avaient molli, et je craignais, à chaque rafale nouvelle, de le voir s’abattre. Alors c’en était fait, l’Orénoque sombrait.

Je ne quittais pas ce mât des yeux, quand il me sembla apercevoir à l’avant une ligne sombre qui se continuait au loin. Malgré le danger, je m’élançai dans les haubans. C’était la terre!!

Je courus au gouvernail et mis la barre droit sur cette ligne : mes jambes tremblaient, et, par un singulier effet de joie, j’avais les yeux pleins de larmes. Sauvé! étais-je sauvé?

La ligne se dessina bien vite assez nettement. L’Orénoque irait-il jusque-là? le mât tiendrait-il bon?

Je passai là une heure de cruelle angoisse, car la violence du vent allait toujours croissant, et le mât tremblait avec des craquements qui m’étreignaient le coeur. Turc, assis devant moi, ne me quittait pas des yeux. Il semblait qu’il cherchait à lire dans mes regards.

La côte vers laquelle le navire courait était basse : à une certaine distance du rivage, elle s’élevait en pente douce pour former des collines; je ne voyais ni villages, ni ports.

Mon espoir, vous le pensez bien, n’était point d’entrer l’Orénoque dans un port, lors même qu’il s’en fût trouvé un devant moi; c’était une tâche au-dessus de mes forces, et même, je le crois bien, qui eût été au-dessus de celles de vrais marins, avec un navire dans cet état : je ne demandais qu’à échouer à la côte et à me sauver à la nage.

Mais serait-il possible d’arriver jusqu’à la côte? n’était­elle pas défendue par des rochers sous-marins qui ne laisseraient point passer le navire?

Dans ce doute terrible, je détachai les différentes pièces du radeau que j’avais formé la veille, et je les plaçai autour de moi, pour en trouver au moins une à ma portée si le navire sombrait : je me déshabillai, ne gardant que mon pantalon, et j’attendis.

La côte était maintenant distinctement visible dans tous ses détails, et j’apercevais très bien les vagues se briser en un long cordon d’écume sur le rivage : la marée était basse.

Encore un quart d’heure, encore dix minutes, encore cinq,et mon sort allait s’accomplir. Ô maman! ô Diélette!

Au moment où je me laissais attendrir par cette pensée, le navire fut irrésistiblement soulevé, j’entendis un craquement, la barre fut arrachée du gouvernail, la cloche tinta quelques coups, le mât vacilla, tomba en avant, et je fus jeté à plat ventre sur le pont : l’Orénoque avait touché.

Je me relevai; une seconde secousse me fit tomber de nouveau. Le navire craquait de l’avant à l’arrière : avec un choc épouvantable il s’arrêta brusquement et se coucha sur le côté.

Je voulus me relever et me cramponner, je n’en eus pas le temps, une vague s’abattit sur le pauvre navire devenu un obstacle et je me sentis entraîné dans un tourbillon d’eau.

Quand je pus sortir de ce tourbillon, j’étais déjà à quinze ou vingt mètres du navire; à quelques pas de moi nageait le chien qui me regardait désespérément. Je l’encourageai de la voix.

Nous n’étions pas à plus de deux cents mètres de la plage. En temps ordinaire, cette distance n’eût rien été pour moi, mais avec les montagnes d’eau qui se ruaient sur la grève, c’était une terrible affaire.

Sans perdre courage, je nageai doucement en tâchant surtout de m’élever au-dessus de la lame; mais, au milieu de ces tourbillons d’écume, c’était presque impossible, et c’était à peine si je pouvais respirer entre deux vagues.

Je ne voyais personne sur la plage, et bien évidemment je n’avais pas de secours à espérer. Heureusement le vent et la mer poussaient à la côte. Dans le creux d’une vague, je sentis la terre du pied; c’était le moment décisif. La vague qui suivit me lança contre la grève comme elle eût fait d’un paquet de varech. Je tâchai d’enfoncer mes doigts dans le sable, mais le ressac me reprit encore sans qu’il me fût possible de me cramponner.

Je compris que si je voulais continuer cette lutte, je serais bien vite noyé. Je regagnai le large : je ne pouvais me sauver que par un moyen dont mon père m’avait autrefois parlé. Dans un moment de repos entre deux vagues, j’atteignis mon couteau et l’ouvris. Alors je nageai vers la terre, et quand la vague m’eut jeté sur la plage, je plantai mon couteau dans le sable, le ressac me tira à lui, mais j’avais un point d’appui, je pus résister. La vague retirée, je me relevai et courus en avant; celle qui vint ne me couvrit que jusqu’aux jambes; je fis encore quelques pas et tombai sur le sable.

J’étais sauvé, mais si à bout de forces que je perdis connaissance. Ce fut mon ami Turc qui, en me léchant la figure, me fit revenir à moi. Ses yeux brillaient, il avait l’air de me dire : « Sois donc content, nous sommes tirés d’affaire. » Je m’assis, et, sur la grève, j’aperçus un douanier et des paysans qui accouraient.

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