Blanche et rectiligne, la longue bâtisse principale, flanquée de deux ailes, s’élève au milieu d’un vaste jardin orné de grottes, d’allées en berceau et de petits pavillons rustiques, tandis que, derrière ses toits ardoisés, les montagnes vertes de sapins, massives, mollement creusées, se dressent dans le ciel.
Le docteur Leander continue comme par le passé à diriger l’établissement. Il porte une barbe noire à deux pointes, dure et frisée comme du crin, des lunettes aux verres épais et brillants. Il a l’aspect d’un homme que la science a rendu impassible. Elle lui a donné une sorte de pessimisme tranquille et indulgent.
Il mène ses clients avec une fermeté qui n’est pas pour déplaire à des malades, trop faibles pour se conduire eux-mêmes et qui se paient une discipline étrangère.
Quant à Mlle von Osterloh, elle conduit la maison avec un dévoûment inlassable. Mon dieu ! avec quel zèle elle monte et descend les escaliers d’un bout à l’autre du sanatorium ! Elle régente la cuisine, veille aux provisions, grimpe aux armoires à linge, commande les domestiques et, par économie, s’occupe de l’hygiène de la table et aussi de son élégance. Elle gouverne avec précaution. Son activité excessive ne lui attire pas les prétendants. Nul ne s’est encore avisé de la demander en mariage. Pourtant, sur son visage où deux fossettes se creusent au milieu des joues luisantes, on pourrait deviner le secret espoir de devenir un jour l’épouse du docteur Leander.
Les envieux et les concurrents du docteur Leander sont eux-mêmes forcés de reconnaître que Einfried, avec son ozone et son air reposant, convient aux tuberculeux. Mais il n’y a pas que des tuberculeux à Einfried ; on y rencontre des malades de toutes espèces, hommes, femmes, et aussi des enfants. Dans tous les genres de maladies, le docteur Leander a obtenu des résultats heureux. Il y a là des gastralgiques, telle la femme du conseiller Spatz, qui de plus souffre d’une affection d’oreille, des cardiaques, des paralytiques, des rhumatisants et toutes les variétés des maladies nerveuses. Un général atteint du diabète y dépense sa pension, sans cesser de grogner. Quelques messieurs au masque décharné projettent brusquement leurs jambes en avant sans pouvoir se maîtriser, ce qui ne fait augurer rien de bon. Une dame d’une cinquantaine d’années, la femme du pasteur Höhlenrauch, qui a mis au monde dix-neuf enfants, a perdu l’esprit, sans avoir trouvé la paix. Elle divague : suites de troubles nerveux, survenus il y a un an environ. Soignée par son infirmière, elle demeure passive et muette et circule au hasard, d’un air égaré, à travers la maison.
Parmi les grands malades qui gardent la chambre et ne peuvent se montrer ni à table ni dans le salon de conversation, il en meurt un de temps en temps. Personne ne s’en aperçoit, pas même le voisin de chambre. Dans le silence de la nuit, on procède à l’enlèvement de l’hôte de cire. Et l’activité, qui n’a pas été interrompue, se poursuit dans la maison. C’est le massage, l’électricité, les douches, le bain, la gymnastique, la sudation et l’inhalation, avec tous les perfectionnements modernes…
L’animation était grande à Einfried. L’établissement prospérait. À peine le docteur Leander, suivi de Fräulein Osterloh, avait-il poliment reconduit les partants jusqu’à la voiture, que le portier, à l’entrée d’une des ailes, tirait la cloche, annonçant un nouvel hôte. Qui n’avait pas été hébergé à Einfried !
En ce moment s’y trouvait même un écrivain, homme excentrique qui portait le nom d’une pierre précieuse et qui y dépensait, en pure perte, les beaux jours du bon Dieu.
Le docteur Leander est d’ailleurs secondé par un médecin qui s’occupe des cas légers et des incurables. Il se nomme Müller et ne mérite pas la peine qu’on en parle.
*
* *
Dans le commencement de janvier, un gros commerçant du nom de Klöteryahn, – de la firme A. E. Klöteryahn et compagnie, – amena sa femme à Einfried. Le portier tira la cloche, et c’est dans le salon du rez-de-chaussée, du plus pur style Empire, comme l’était du reste en grande partie l’ancienne maison, que Fräulein Osterloh accueillit les voyageurs arrivés de loin. Il s’inclina et la conversation s’engagea. Au dehors, le jardin hivernal s’étendait avec ses plates-bandes protégées de paille, ses grottes recouvertes de neige et ses petits pavillons isolés. Vis-à-vis de la grille qui donnait sur la route (les voitures n’ayant pas accès dans le jardin), deux hommes de peine tramaient les malles des nouveaux hôtes.
– Lentement, Gabrielle ! take care, mon ange ! Tiens la bouche fermée ! dit M. Klöteryahn, tandis qu’il traversait le jardin avec sa femme.
Ce take care, toute personne sensible l’eût prononcé en voyant cette jeune dame débile ; mais pourquoi ne l’avoir pas dit en allemand ?
Le cocher qui avait conduit les voyageurs était resté impassible, la langue entre les dents, tandis que le gros commerçant aidait sa femme à descendre de voiture ; seuls les deux « bai brun » enveloppés de vapeur avaient semblé suivre cette scène pénible d’un regard de pitié.
La jeune femme, qui venait des bords de la Baltique, souffrait du larynx ; ainsi du moins l’affirmait la lettre que M. Klöteryahn présenta au médecin en chef d’Einfried. Grâce à Dieu, les poumons n’étaient pas attaqués. Et cependant, aurait-elle pu avoir un regard plus voilé, plus immatériel que celui qu’on lui voyait, alors que, pâle et fatiguée, elle s’abandonnait dans un large fauteuil laqué blanc, auprès du robuste mari qui lui faisait la conversation !
Ses jolies mains blanches ne portent qu’une simple alliance. Elles pendent le long de sa jupe raide et sombre, que rehausse un corsage gris-argent, à col droit, garni d’arabesques de velours. Le drap lourd et chaud fait paraître la tête fine, douce et pâle, plus irréelle et plus charmante encore. Ses cheveux, d’un brun doré, ramassés en chignon au bas du cou, sont ramenés en arrière. Une boucle folle effleure la tempe droite, au-dessus du sourcil bien dessiné, là où une petite veine étrange et maladive, d’un bleu pâle, se ramifie dans la transparence et la pureté du front diaphane. Cette petite veine domine l’ovale du visage de façon inquiétante et se gonfle chaque fois que la jeune femme parle ou sourit. Le visage prend alors une expression tourmentée et pénible qui vous cause une vague angoisse.
Mme Klöteryahn parle néanmoins et rit. Elle parle franchement et gentiment d’une voix un peu voilée, et ses yeux fatigués, plongés dans l’ombre, rient en même temps que sa bouche, belle, pâle et cependant resplendissante, à cause, sans doute, des lèvres fines aux contours nettement dessinés. Parfois elle est prise d’une petite toux. Elle porte un mouchoir à sa bouche.
– Ne tousse pas, Gabrielle, dit M. Klöteryahn. Tu sais bien qu’à la maison le docteur Hinzpeter te l’a expressément défendu, darling ; fais un petit effort, mon ange. Ce n’est, on te l’a dit, que le larynx. J’ai cru un instant que ça venait des poumons. Et Dieu sait si j’ai eu peur ! Mais, encore une fois, ce ne sont pas les poumons, que diable ! Nous n’admettrons jamais cela, n’est-ce pas, Gabrielle ? Ho ! ho !
– Sans doute, dit le docteur Leander, dont les lunettes projetèrent sur elle leur éclat.
M. Klöteryahn demanda ensuite du café, – café avec petits pains beurrés, – et sa façon de prononcer ces mots était si expressive que l’eau vous en venait à la bouche.
On lui apporta ce qu’il demandait ; on lui donna une chambre pour lui et sa femme. Ils s’installèrent, et le docteur Leander se chargea de la malade sans le concours du docteur Müller.
*
* *
La personnalité de la nouvelle malade fit sensation à Einfried. M. Klöteryahn, accoutumé à un pareil succès, reçut les hommages qu’on offrait à sa femme avec satisfaction.
Lorsque le général diabétique aperçut pour la première fois Mme Klöteryahn, il cessa un instant de grogner ; les messieurs au visage décharné, à l’approche de la jeune femme, sourirent et cherchèrent à maîtriser leurs jambes ; quant à la femme du conseiller Spatz, elle lui fit accueil. Enfin, l’épouse de M. Klöteryahn fit sur tous une impression profonde.
L’écrivain, qui depuis quelques semaines perdait son temps à Einfried, homme étrange et, dont le nom a le son harmonieux d’une pierre précieuse, pâlit, quand il passa à côté d’elle, dans le corridor. Il s’arrêta et resta cloué sur place bien après qu’elle eût disparu.
Deux jours ne s’étaient pas écoulés que toute la compagnie connaissait son histoire. Elle était née à Brême, ce qui se reconnaissait à son accent et à certains traits du visage. C’est en effet dans cette ville qu’elle avait consenti, voici deux ans, à devenir la femme du commerçant Klöteryahn. Elle l’avait suivi dans sa ville natale, tout au nord, sur les bords de la Baltique, et c’est là qu’elle lui avait donné, il y a environ dix mois, dans des circonstances particulièrement dangereuses, un héritier, admirable de santé.
Depuis ces jours terribles, elle n’avait pas recouvré ses forces, en admettant qu’elle en eût jamais eu. À peine relevée de ses couches, totalement épuisée, elle se mit à cracher légèrement du sang en toussant – oh ! bien peu de chose, mais enfin il aurait mieux valu que cela n’arrivât pas ! – Ce qui inquiéta davantage M. Klöteryahn, c’est que ce petit accident peu rassurant se renouvela quelque temps après.
Comme suprême remède, le docteur traitant, Hinzpeter, prescrivit à la malade le repos le plus complet. Il lui ordonna de la glace par petits morceaux et, afin d’apaiser l’irritation de la gorge et de calmer le cœur autant que possible, il lui administra de la morphine.
La guérison n’arrivait pas, et tandis que l’enfant, le jeune et inconscient Antoine Klöteryahn, un merveilleux baby, tenait solidement dans la vie la place qu’il y avait conquise, la jeune mère se consumait lentement…
Il ne s’agissait que du larynx ! Ce mot, dans la bouche du docteur Hinzpeter, exerçait une action surprenante, consolante, calmante et pour ainsi dire sereine sur tout l’entourage. Quoiqu’il ne fût pas question des poumons, le docteur avait cependant jugé urgent et nécessaire d’envoyer la malade dans un climat plus doux, pour y suivre une cure qui pouvait hâter la guérison. La réputation du sanatorium Einfried et celle du directeur avaient fait le reste.
C’est ce qui arriva, et l’on pouvait entendre M. Klöteryahn manifester ouvertement son contentement.
Il parlait haut en écartant les lèvres avec excès, à la fois prolixe et bref comme le sont les habitants des côtes du Nord. Sa belle humeur était celle d’un homme dont l’estomac et les finances sont en règle.
Certains mots avaient la sonorité d’une décharge. Il riait alors comme il eût ri d’une bonne plaisanterie.
De taille moyenne et de large carrure, robuste et court de jambes, il avait la figure ronde et rouge, les yeux bleu de mer ombragés par des cils d’un blond pâle, de larges narines et les lèvres humides. Il portait des favoris à l’anglaise, s’habillait comme un Anglais et fut ravi de rencontrer à Einfried une famille anglaise, composée du père, de la mère et de trois beaux enfants avec leur nurse, qui y vivait dans l’isolement et avec laquelle il prit le petit déjeuner, à l’anglaise. Au reste, il aimait bien manger et bien boire et se montrait fin connaisseur en cuisine et en vins. Il parlait volontiers avec les pensionnaires des dîners que donnaient ses amis là-bas, et il leur décrivait maints plats exquis que l’on ne connaissait pas ici. Ses yeux prenaient en même temps une expression aimable ; il faisait claquer sa langue, et sa voix avait des intonations qui venaient du palais et du nez.
Il n’était pas moins porté aux plaisirs de la chair.
Le talentueux écrivain, pensionnaire d’Einfried, en avait eu la preuve le soir qu’il l’avait surpris dans un corridor en train d’en conter à une chambrière, petit événement drolatique qui avait amené sur ses lèvres un sourire moqueur.
Bien entendu, la femme de M. Klöteryahn aimait son mari. Elle suivait ses paroles et ses mouvements en souriant ; non pas avec cette soumission qu’ont certains malades envers les êtres bien portants, mais bien avec cette joie aimable et cette assurance vitale qu’éprouvent les bien portants.
M. Klöteryahn ne prolongea pas son séjour à Einfried. Il s’était contenté d’y amener sa femme et, la sachant bien gardée et confiée à de bonnes mains, il pouvait songer au retour.
Des devoirs d’égale importance, son florissant bébé et ses affaires tout aussi florissantes le rappelèrent dans son pays. Il se vit obligé de partir et abandonna sa femme aux bons soins d’Einfried.
*
* *
Spinell, ainsi se nomme l’écrivain qui depuis plusieurs semaines vit à Einfried, Detlev Spinell est un singulier personnage.
C’est un homme aux cheveux châtains, d’une trentaine d’années, de taille imposante, et aux tempes grisonnantes. Son visage est rond, pâle et complètement glabre. Il n’a cependant jamais connu le feu du rasoir. On le devine à sa peau qui est restée douce, molle et poupine, recouverte çà et là d’un léger duvet. Étrange figure. Le regard de son œil fauve et brillant a toutefois quelque chose de doux ; le nez est un peu trop court et trop épais. De plus, M. Spinell a la lèvre supérieure proéminente, ce qui lui donne un aspect tant soit peu romain.
Il a de grandes dents cariées et des pieds extraordinairement longs. Parmi les messieurs aux jambes récalcitrantes, l’un d’eux, un cynique doublé d’un mauvais plaisant, l’avait baptisé en secret du nom de « vieux nourrisson ». C’était malicieux, mais peu exact. M. Spinell s’habillait bien, quoique modestement, et portait la longue redingote et le gilet de couleur de l’époque. Il était insociable et ne se liait avec personne. Néanmoins, il lui arrivait d’être bienveillant, affectueux et débordant, chaque fois qu’il avait à exercer ses facultés esthétiques, soit devant un beau spectacle de la nature, soit devant une harmonie de couleurs, un vase de noble forme, ou quand les derniers rayons du soleil illuminaient les sommets. Alors un cri d’admiration lui échappait : « Que c’est beau ! » tandis qu’il inclinait la tête de côté, soulevait les épaules, écartait les mains et plissait son nez et ses lèvres : « Dieu, regardez comme c’est beau ! » Et il était capable, dans ces moments-là, d’embrasser homme ou femme, sans distinction.
Quiconque entrait dans sa chambre voyait toujours sur sa table de travail le livre dont il était l’auteur : c’était un roman de moyenne grosseur. Sur la couverture figurait un dessin confus, imprimé sur papier-filtre et d’où s’érigeaient des caractères qui ressemblaient à des cathédrales gothiques.
Fräulein von Osterloh l’avait lu pendant un quart d’heure de désœuvrement et l’avait trouvé « raffiné » quant à la forme, et affreusement « ennuyeux » quant au fond.
L’action se déroulait dans des salons mondains, dans de voluptueux appartements de femmes, remplis d’objets d’art, de tapisseries des Gobelins, de meubles anciens, de porcelaines précieuses, d’étoffes sans prix et de décors artistiques de toute espèce. L’auteur s’attardait avec amour à décrire chaque objet, et l’on se figurait constamment M. Spinell plissant le nez et disant : « Que c’est beau ! »
Du reste, il n’était pas étonnant qu’il n’eût publié que ce livre. Il avait dû l’écrire avec passion.
Il passait la plus grande partie de la journée à griffonner dans sa chambre et expédiait au moins une ou deux lettres par jour, auxquelles, chose assez curieuse, il n’était répondu que très rarement.
*
* *
M. Spinell était assis à table en face de la femme de M. Klöteryahn. La première fois qu’ils se rencontrèrent au repas, l’écrivain arriva un peu en retard dans la grande salle à manger, située dans une des ailes du rez-de-chaussée. Il répondit d’une voix douce aux saluts qui lui étaient adressés et gagna sa place, pendant que le docteur Leander le présentait sans grande cérémonie aux nouveaux venus. Il s’inclina puis se mit à manger, visiblement gêné, tandis que ses grandes, blanches et belles mains, qui sortaient de manches très étroites, maniaient fourchette et couteau d’une manière quelque peu affectée.
Bientôt il se sentit à l’aise et considéra avec calme M. Klöteryahn et sa femme alternativement. Pendant le repas, M. Klöteryahn lui avait posé quelques questions et fait quelques remarques au sujet de rétablissement et du climat d’Einfried. Sa femme, avec son charme habituel, avait glissé deux ou trois mots, auxquels M. Spinell avait répondu poliment. Sa voix était douce et agréable, mais il avait une certaine façon embarrassée de s’exprimer, comme si ses dents eussent gêné sa langue.
Après le repas, on passa au salon de conversation, et le docteur Leander souhaita aux nouveaux hôtes un Mahlzeit chaleureux.
La femme de M. Klöteryahn s’informa de son voisin d’en face.
– Comment s’appelle ce monsieur ? demanda-t-elle. Spinelli ? Je n’ai pas bien entendu.
– Spinell… non pas Spinelli, chère madame. Ce n’est pas un Italien ; il est originaire de Lemberg pour autant que je sache !…
– Que disiez-vous ? C’est un écrivain ? Ou quoi encore ? interrogea M. Klöteryahn.
M. Klöteryahn tenait les mains dans les poches de son confortable pantalon anglais, tendant l’oreille au docteur, et ouvrait la bouche pour écouter, selon l’habitude de certaines personnes.
– Oui… je ne sais pas… il écrit… répondit le docteur Leander. Il a, je crois, publié un livre, une sorte de roman… je ne sais vraiment pas…
Ce « je ne sais pas » répété signifiait clairement que l’auteur ne préoccupait guère le docteur Leander.
– Mais comme c’est intéressant ! dit la femme de M. Klöteryahn qui n’avait jamais vu de près un écrivain.
– Oh ! certainement, repartit le docteur Leander, il doit jouir d’une certaine réputation.
Il ne fut plus ensuite question de Spinell ; mais, lorsque les nouveaux hôtes eurent regagné leur chambre et que le docteur Leander s’apprêta à quitter le salon de conversation, M. Spinell le retint pour se renseigner à son tour.
– Comment s’appelle ce couple ? interrogea-t-il… Je n’ai naturellement pas entendu.
– Klöteryahn, répondit le docteur Leander en s’en allant.
– Comment ?
– Klöteryahn ! Et le docteur Leander poursuivit son chemin.
Décidément, il ne faisait pas grand cas de l’écrivain.
*
* *
M. Klöteryahn a regagné son pays sur les bords de la Baltique, où le rappellent ses affaires et son enfant, insouciante petite créature qui déborde de vie et qui est l’auteur involontaire de la maladie de sa mère.
La jeune femme est restée à Einfried. Mme la conseillère Spatz, en sa qualité d’aînée, s’est liée d’amitié avec elle. Mais cela n’empêche pas Mme Klöteryahn de vivre en bonne camaraderie avec les hôtes de l’établissement. Ce qui est plus étonnant, c’est de voir M. Spinell, sauvage par nature, se montrer plein d’égards pour elle.
Volontiers elle causait avec lui pendant ses moments de loisir.
Il s’approchait d’elle, infiniment respectueux, et ne lui parlait qu’à voix basse. Mme la conseillère Spatz, qui souffrait des oreilles, ne le comprenait pas la plupart du temps.
Sur la pointe de ses longs pieds, il se dirigeait vers la chaise de Mme Klöteryahn. Elle souriait. Il s’arrêtait à deux pas d’elle, une jambe en arrière, le torse incliné, et parlait avec sa façon embarrassée, d’une voix basse et pénétrante, prêt à se retirer s’il lisait sur son visage la moindre fatigue ou le plus petit ennui.
Elle ne semblait nullement contrariée et l’invitait à s’asseoir auprès d’elle et auprès de Mme la conseillère. Elle lui posait alors une question quelconque et attendait qu’il lui répondît, souriante et un peu inquiète, car il montrait parfois une originalité déroutante, qu’elle n’avait jamais rencontrée jusque-là.
– En vérité, pourquoi êtes-vous à Einfried ? demanda-t-elle. Quel traitement suivez-vous, monsieur Spinell ?
– Quel traitement ?… On m’électrise un peu. Cela ne vaut pas la peine d’en parler. Je vais vous dire, chère madame, pourquoi je suis à Einfried : c’est à cause du style de la maison.
– Ah ! fit la femme de M. Klöteryahn, le menton appuyé sur la main, tout en se retournant avec l’empressement exagéré d’un enfant à qui l’on va raconter une histoire.
– Oui, chère madame, Einfried est de style Empire. Autrefois, c’était un château, une résidence d’été, d’après ce que j’ai entendu dire. Cette aile est de construction plus récente, mais la bâtisse principale est authentiquement ancienne.
« Il fut un moment où je ne pouvais pas supporter le style Empire ; aujourd’hui, il est en quelque sorte devenu nécessaire à ma santé. Tenez : il est certain que, parmi des meubles mous, agréables et lascifs, nous ne serions pas les mêmes que parmi ces tables, chaises et draperies rectilignes.
« Cette atmosphère, cette solidité, cette froide et rude simplicité et cette force mystérieuse me donnent de la tenue, de la dignité, chère madame. À la longue, elle me purifie et me transforme ; elle élève mon moral…
– C’est curieux, dit-elle. Je dois faire un petit effort pour comprendre.
Il trouva que cela n’en valait pas la peine, et ils se mirent à rire.
Mme la conseillère Spatz rit également, trouvant la chose extraordinaire, mais n’ajouta pas qu’elle avait compris.
Le salon de conversation était vaste et clair. La haute porte à deux battants s’ouvrait sur la salle de billard. On y voyait les messieurs aux jambes récalcitrantes se distraire avec d’autres messieurs. De l’autre côté, à travers la porte vitrée, on apercevait la terrasse et le jardin. Un piano était placé un peu plus loin. Autour d’une table à jeu, recouverte d’un tapis vert, le général diabétique faisait sa partie de whist avec ses partenaires. Des dames lisaient ou s’absorbaient dans des ouvrages manuels.
Un poêle en fonte répandait une bonne chaleur. Mais c’était devant la cheminée, où brillait un feu artificiel de charbons enveloppés de papier rouge, que l’on causait le plus volontiers.
– Vous êtes matinal, monsieur Spinell, dit Mme Klöteryahn. Je vous ai vu, par hasard, sortir de la maison, deux ou trois fois, à sept heures et demie du matin.
– Matinal ? Ah ! cela dépend, chère madame. Si je me lève tôt, voyez-vous, c’est que je suis un grand dormeur.
– Expliquez-nous cela, monsieur Spinell.
Mme la conseillère désirait aussi avoir une explication.
– Voici… Quelqu’un de matinal ne doit pas nécessairement se lever tôt. La conscience, chère madame… la conscience, voilà la plus vilaine chose. Elle nous fait perdre du temps, car nous tuons le temps à la tromper et à lui donner adroitement quelque petite satisfaction en partage. Nous sommes des créatures inutiles, moi et mes semblables, et, hormis en quelques rares heures, nous avons la conscience de notre inutilité, blessés et malades que nous sommes. Mais l’utilité, nous la détestons, la sachant vulgaire et laide, et nous acceptons cette vérité comme on accepte les vérités qui nous sont indispensables. Et cependant nous sommes si rongés par notre mauvaise conscience que nous ne possédons plus en nous une partie saine. De plus, la façon dont nous vivons intérieurement, nos idées sur le monde et sur la vie, notre façon de travailler… exercent une influence terrible, malsaine, destructive et épuisante, ce qui envenime encore les choses. Il y a bien certains remèdes calmants, sans lesquels nous ne saurions vivre. Une certaine sagesse, une hygiène sévère, par exemple, sont nécessaires à plusieurs d’entre nous : se lever tôt, affreusement tôt, prendre un bain froid et se promener dans la neige. Cela nous donne une satisfaction d’une heure. À vous parler franchement, je resterais dans mon lit jusque dans l’après-midi, croyez-m’en. Si je me lève tôt, c’est pure hypocrisie.
– Non pas, monsieur Spinell ! J’appelle cela savoir se dominer… N’est-ce pas, madame la conseillère ?
Mme la conseillère fut du même avis.
– Hypocrisie ou domination de soi-même, chère madame ! Nous avons le choix. Je suis si tourmenté d’être fait de la sorte que…
– C’est bien cela. Oui, vous vous tourmentez trop.
– Oui, chère madame, je me tourmente beaucoup.
*
* *
Le beau temps se maintenait.
La région, les cimes, la maison et le jardin reposaient blancs, fermes et nets, au milieu de la calme gelée lumineuse, de la clarté éblouissante et des ombres bleuâtres. Un ciel bleu tendre, reflété sur des myriades de petits corps scintillants, recouvrait tout de sa voûte immaculée.
La femme de M. Klöteryahn ne se portait pas trop mal. Elle n’avait plus de fièvre, ne toussait presque plus et mangeait sans trop de répugnance. Par ces temps de gelée, elle s’installait sur la terrasse ensoleillée pendant de longues heures, ainsi que cela lui avait été prescrit. Elle s’asseyait dans la neige, enveloppée de couvertures et de fourrures, et respirait, pleine d’espoir, l’air glacial nécessaire à ses bronches. Parfois elle apercevait M. Spinell, qui, vêtu chaudement comme elle, ses pieds immenses chaussés de bottines fourrées, se promenait dans le jardin. Il marchait d’un pas incertain dans la neige, et, avec une raideur prudente et non disgracieuse du bras, s’approchait de la terrasse et la saluait respectueusement.
– Aujourd’hui, au cours de ma promenade matinale, j’ai vu une jolie femme. Dieu qu’elle était belle ! dit-il en penchant la tête de côté et en écartant les mains.
– Vraiment, monsieur Spinell ? Dépeignez-la-moi.
– Je ne le puis ; je vous donnerais d’elle une image imparfaite. En passant, je n’ai effleuré la dame que d’un regard. En réalité, je ne l’ai pas vue. Mais, l’ombre effacée que j’ai recueillie d’elle a suffi pour exciter ma fantaisie et pour me permettre d’emporter d’elle une belle image… Dieu qu’elle est belle !
Elle rit :
– Est-ce votre habitude de contempler les jolies femmes, monsieur Spinell ?
– Oui, chère madame, mais à ma façon. Ma façon à moi n’est pas de regarder en face, grossièrement, avec une avidité vorace, pour emporter d’une femme une impression défectueuse, fondée sur la réalité des faits…
– Avidité vorace !… C’est un mot singulier ! Un vrai mot d’écrivain, monsieur Spinell ! Il m’impressionne vraiment. Dans ce que vous dites, je crois deviner une considération supérieure et respectable. Je comprends qu’en dehors de la réalité palpable existe quelque chose de plus doux…
– Je ne connais qu’un visage, dit-il brusquement, avec dans la voix un élan joyeux, – et dans un sourire exalté, il montra ses dents cariées, – je ne connais qu’un visage : il existe dans mon imagination et je commettrais un péché en en voulant corriger la réalité ; et ce visage, je voudrais le contempler, non pas des minutes ou des heures, mais toute ma vie, m’oublier devant lui et oublier la terre.
– Oui, oui, monsieur Spinell ; mais songez que Fräulein von Osterloh a l’ouïe passablement fine.
Il se tut et s’inclina profondément. Quand il se redressa, il posa un regard trouble et douloureux sur l’étrange petite veine d’un bleu pâle et maladif qui se ramifiait sur le front pur, presque transparent, de Mme Klöteryahn.
*
* *
Un homme original vraiment ! Étrangement original !
Mme Klöteryahn pensait parfois à lui, car elle avait beaucoup de temps à consacrer à la méditation.
Cependant, soit que le changement d’air ne lui fût pas favorable, soit qu’une cause quelconque précise, néfaste, portât atteinte à sa santé, son état empira. Ses bronches la firent souffrir ; elle se sentit faible, fatiguée, sans appétit et souvent fiévreuse. Le docteur Leander lui recommanda un repos complet, la tranquillité et la prudence.
Lorsqu’elle n’était pas étendue, elle s’asseyait auprès de Mme la conseillère Spatz, silencieuse, un ouvrage de main posé sur ses genoux, auquel elle travaillait, suivant le cours de ses pensées.
Décidément elle était préoccupée de cet étrange monsieur, et, chose plus curieuse encore, non pas tant de lui que de sa propre personne. Il éveillait en elle une certaine curiosité, un intérêt qu’elle n’avait pas connu jusqu’à ce jour.
Une fois, dans une conversation, il avait déclaré :
– La femme est une énigme. Si vieille que soit cette constatation, nous ne pouvons nous empêcher de nous y arrêter et de nous en étonner. La femme est une merveilleuse créature, un sylphe, une forme vaporeuse, le rêve d’une existence. Que fait-elle ? Elle passe, se donne à un hercule de foire ou à un garçon boucher. Elle tombe dans ses bras, appuie sa tête sur son épaule et regarde malicieusement autour d’elle comme si elle voulait dire « oui, cassez-vous la tête devant ce phénomène », et nous nous la cassons.
Mme Klöteryahn redevenait soucieuse. Un jour, à l’étonnement de Mme la conseillère Spatz, se poursuivit le dialogue suivant :
– Puis-je vous demander, chère madame (c’est assez indiscret de ma part) comment vous vous appelez de votre vrai nom ?
– Mais je m’appelle Mme Klöteryahn, monsieur Spinell !
– Hum ! je le sais. Ou mieux encore, je le déplore. Je veux parler de votre nom à vous, votre nom de jeune fille. Vous serez juste et reconnaîtrez avec moi, chère madame, que celui qui vous a donné le nom de Mme Klöteryahn mérite le fouet.
Elle rit de si bon cœur que la petite veine bleue, au-dessus du sourcil, apparut nettement, et que son délicat et doux visage prit une expression fatiguée et tourmentée, de façon inquiétante.
– Non pas, monsieur Spinell ! Le fouet ? Klöteryahn vous paraît-il si affreux ?
– Oui, chère madame, je déteste ce nom du fond du cœur depuis que je vous ai aperçue pour la première fois. Il est grotesque et désespérément laid. C’est de la barbarie et une infamie, cette obligation de vous faire porter le nom de votre mari.
– Trouvez-vous celui d’Eckhof plus beau ? C’est le nom de mon père.
– Ah ! voyez-vous ! Eckhof, c’est autre chose ! C’est même le nom d’un grand comédien. Eckhof sonne mieux. Mais vous ne parlez que de votre père, madame ; votre mère serait-elle… ?
– Oui, ma mère mourut, quand j’étais toute jeune encore.
– Ah ! Puis-je vous prier de me parler de vous plus longuement ? Si cela doit vous fatiguer, n’en faites rien. Vous vous reposerez et je continuerai à vous entretenir de Paris, comme je l’ai fait récemment. Parlez à voix basse. Quand vous murmurez, les choses deviennent plus belles… Vous naquîtes à Brême ?
Il posa cette question d’une voix presque éteinte, pleine de respect et d’importance, comme si Brême eût été une ville sans pareille, une ville d’aventures indicibles, une ville aux secrètes beautés dotant celui qui y naissait d’une mystérieuse noblesse.
– Oui, figurez-vous ! dit-elle involontairement, je suis de Brême.
– J’y suis allé jadis, observa-t-il d’un air pensif.
– Mon Dieu, vous avez été là-bas ? Décidément, monsieur Spinell, vous avez tout vu, je crois, entre Tunis et le Spitzberg.
– J’y suis allé autrefois, répéta-t-il ; j’y ai passé quelques heures brèves du soir. Je me souviens d’une petite rue ancienne, sur les toits de laquelle la lune oblique et bizarre s’était posée. Je me trouvais alors dans une cave qui sentait le vin et le moisi. J’en conserve un souvenir impérissable.
– Vraiment ? En quel endroit était-ce ? C’est dans une maison toute semblable, grise et à pignon, une vieille maison de commerce aux dalles sonores et dont la galerie était peinte en laqué blanc, que je suis née.
– Monsieur votre père était-il également un commerçant ? demanda-t-il, avec une certaine hésitation.
– Oui, mais c’était surtout un artiste.
– Ah ! Ah ! Comment ?
– Il jouait du violon… Cela ne signifie pas grand’chose. Mais la façon dont il en jouait, monsieur Spinell, voilà ce qui compte ! Je ne pouvais entendre certains sons que des larmes brûlantes me vinssent aux yeux. Je n’avais jamais éprouvé cela. Vous ne me croyez pas ?…
– Je vous crois ! Ah ! si je vous crois !… Dites-moi, chère madame, êtes-vous d’une vieille famille ? Dans votre maison, plusieurs générations ont-elles vécu, travaillé et rendu l’âme ?
– Oui. Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Parce qu’il n’y a rien d’extraordinaire à ce qu’une race aux traditions bourgeoises et sévères, devienne artiste vers sa fin.
– Est-ce vrai ? Quant à mon père, il était plus artiste que bien d’autres qui s’intitulent de ce nom et qui se nourrissent de gloire. Pour moi, je joue un peu du piano. Mais, à présent, il m’est défendu d’en jouer. Autrefois, à la maison, je touchais de cet instrument. Mon père et moi, nous jouions ensemble… Je conserve de tout ce passé un cher souvenir, du jardin surtout qui était situé derrière la maison. Il était déplorablement sauvage et touffu. Les murs s’effritaient, tapissés de mousse, mais c’était ce qui en faisait le charme. Au milieu s’élevait un jet d’eau, encadré d’une épaisse couronne d’iris. En été, c’est là que je passais de longues heures avec mes amies. Nous étions assises autour du jet d’eau, sur des chaises pliantes…
– Que c’est beau ! s’exclama M. Spinell en soulevant les épaules. Vous étiez assises et vous chantiez !
– Oui, nous faisions du crochet le plus souvent.
– Continuez… Continuez…
– Nous faisions du crochet et nous bavardions, mes amies et moi…
– Que c’est beau ! Dieu que c’est beau ! s’écria M. Spinell, le visage bouleversé.
– Que trouvez-vous de si beau à cela, monsieur Spinell ?
– Oh ! c’est qu’en dehors de vous, il y avait six jeunes filles. Vous n’étiez pas comprise dans ce nombre, mais vous vous avanciez, pareille à une reine… Vos amies vous avaient élue. Une petite couronne dorée, tout invisible, significative, était posée sur vos cheveux ; elle brillait…
– C’est fou ce que vous dites là. Il n’y avait pas de couronne…
– Si, elle brillait secrètement. Je l’aurais aperçue distinctement dans vos cheveux, à ce moment-là, si j’avais pu me cacher dans les buissons.
– Dieu sait ce que vous auriez vu ! Mais vous n’étiez pas là. Un jour, ce fut mon mari qui sortit des buissons, accompagné de mon père. Je craignais qu’ils nous eussent entendues…
– C’est là-bas que vous avez fait la connaissance de monsieur votre mari, chère madame ?
– Oui, je l’ai rencontré là-bas ! dit-elle d’une voix haute et heureuse ; et tandis qu’elle souriait, la petite veine bleu pâle apparaissait molle et singulière au-dessus du sourcil.
Elle continua :
– Il avait fait une visite à mon père dans sa maison de commerce. Le lendemain, il fut invité à dîner ; trois jours après, il me demandait en mariage.
– Vraiment, tout cela marcha bien vite !
– Oui… mais après, les choses allèrent plus doucement. Je dois vous avouer que mon père n’était pas partisan de ce mariage. Il prit un long temps pour réfléchir et pour poser ses conditions. Premièrement, il préférait me garder auprès de lui, et puis il avait des scrupules.
– Mais ?…
– Mais je voulais que ce mariage se fît, dit-elle en souriant, et de nouveau la petite veine bleu pâle donna à son charmant visage une expression tourmentée et maladive.
– Ah ! vous vouliez ce mariage ?
– Oui, et j’ai montré, comme vous voyez, une volonté ferme et respectueuse…
– Comme je le vois, en effet.
– … Si bien que mon père s’inclina devant ma volonté.
– Ainsi vous l’avez abandonné, lui et son violon ; vous avez abandonné la vieille maison, le jardin touffu, le jet d’eau et vos amies pour suivre M. Klöteryahn !
– Pour suivre… Vous avez une façon de vous exprimer, monsieur Spinell, quasi biblique !… Oui, j’abandonnai tout cela ; c’est ainsi que le veut la nature.
– Oui, c’est ainsi que la nature le veut.
– Il s’agissait aussi de mon bonheur.
– Certainement. Et le bonheur… vint ?
– Il vint, monsieur Spinell, à l’heure où l’on m’apporta le petit Antoine, notre petit Antoine, qui de tous ses petits poumons solides se mit à crier comme un enfant robuste et bien portant.
– Ce n’est pas la première fois que je vous entends parler de la santé de votre petit Antoine, chère madame. Sa santé doit être extraordinaire.
– C’est vrai ; il ressemble à mon mari d’une manière frappante !
– Ah ! voilà donc comment les choses se sont passées. Et vous avez quitté votre nom d’Eckhof pour en prendre un autre. Vous avez un petit Antoine bien portant, et vous souffrez légèrement des bronches.
– Et voilà ! mais vous êtes bien, monsieur Spinell, l’homme le plus énigmatique que je connaisse.
– Oui, que Dieu me confonde si vous ne l’êtes pas ! ajouta Mme la conseillère Spatz qui se trouvait là.
*
* *
Le souvenir de cette conversation poursuivait Mme Klöteryahn. Elle lui revenait sans cesse à la pensée. Subissait-elle son influence néfaste ? Sa faiblesse redoublait ; elle eut des accès de fièvre. Elle vivait dans une sorte de douce ivresse, apaisée, pensive et pourtant légèrement offensée.
Quand elle ne gardait pas le lit, elle voyait M. Spinell s’approcher d’elle avec précaution, sur la pointe de ses longs pieds. Il s’arrêtait à deux pas de distance, une jambe en arrière, le corps incliné, et lui parlait d’une voix basse et respectueuse, laissant entendre qu’il voulait la transporter dans des régions éthérées, doucement, pieusement, pour l’y déposer sur des coussins de nuages, où aucun bruit ni contact humains n’auraient pu l’atteindre… Alors elle se rappelait les mots que M. Klöteryahn avait coutume de répéter : « Attention, Gabrielle, take care, ne parle pas ! »
Ces mots agissaient sur elle comme si son mari lui eût amicalement frappé sur l’épaule. Mais vite elle écartait ce souvenir pour se reposer, défaillante, sur les coussins de nuages de M. Spinell.
Brusquement, un jour, elle reprit la conversation qu’elle avait eue avec lui, au début, sur sa jeunesse.
– C’est donc vrai, demanda-t-elle, vous auriez aperçu la couronne, monsieur Spinell ?
Quoique cette causerie remontât à quinze jours, il avait aussitôt compris. Avec des paroles pleines de sentiment, il lui assura qu’il aurait vu la petite couronne qui brillait mystérieusement dans ses cheveux, tandis qu’elle était assise auprès du jet d’eau, entourée de ses six amies.
À quelques jours de là, un des hôtes de la maison, par politesse, s’enquit auprès d’elle de la santé du petit Antoine. Elle lança un rapide regard à M. Spinell, qui se trouvait là, et répondit, légèrement ennuyée :
– Merci. Comment voulez-vous qu’il se porte ? Lui et mon mari vont bien !…