Fin février, par un temps de gelée limpide et resplendissante, la joie régnait dans Einfried. Les cardiaques discutaient entre eux, les joues empourprées ; le général diabétique fredonnait, tel un jeune homme, et les messieurs aux jambes récalcitrantes s’agitaient. Que se passait-il ? On avait projeté rien de moins qu’une sortie générale, une partie de traîneaux au bruit des grelots et des fouets, à travers la montagne. Le docteur Leander avait organisé cette excursion pour distraire ses malades.
Les grands malades ne pouvaient naturellement quitter la maison. Les pauvres grands malades ! On se faisait signe de la tête, et l’on se concertait pour ne pas ébruiter la chose. Chacun tenait à se montrer compatissant.
Quelques personnes qui auraient pu prendre ce plaisir, décidèrent de rester. Quant à Fräulein von Osterloh, elle s’excusa sans façon. Chargée comme elle l’était de multiples devoirs, elle ne pouvait songer un instant à une partie de traîneaux. Le ménage exigeait impérieusement sa présence. Bref, elle resta à Einfried ; mais, quand la femme de M. Klöteryahn exprima l’intention de ne pas suivre la bande, chacun fut contrarié.
C’est en vain que le docteur Leander lui conseilla cette promenade en plein air, qui devait lui faire du bien. Elle prétendit être mal en train, fatiguée, avoir la migraine, et l’on acquiesça à son désir. Le mauvais plaisant cynique trouva bon de faire cette remarque : « Prenez garde, le « nourrisson vieillot » ne partira pas non plus. » Il n’eut pas tort ; M. Spinell fit en effet savoir qu’il se proposait de travailler l’après-midi. Il employait volontiers le mot « travailler », quoique son activité fût très douteuse.
Personne ne déplora son absence ; d’ailleurs, Mme la conseillère Spatz tiendrait compagnie à sa jeune amie. Le traîneau lui donnait, disait-elle, le mal de mer.
Après le déjeuner, servi ce jour-là vers midi, on vit les traîneaux qui stationnaient devant Einfried. Les hôtes en groupes animés, chaudement couverts, curieux et remuants, circulaient dans le jardin. Mme Klöteryahn se tenait avec Mme la conseillère Spatz devant la porte vitrée qui donnait sur la terrasse. De sa chambre, M. Spinell observait le départ. Au milieu des plaisanteries et des rires, ils assistèrent à l’assaut des meilleures places. Ils virent Fräulein von Osterloh, un boa autour du cou, distribuer à chaque attelage des paniers à provisions, que l’on glissait sous les sièges.
Le docteur Leander, son bonnet de fourrure enfoncé jusqu’au front, ses verres de lunettes étincelants, jetait le dernier coup d’œil, prenait place lui-même et donnait le signal du départ… Les chevaux partirent ; quelques dames furent secouées et poussèrent de petits cris ; les grelots tintèrent, les fouets au manche court claquèrent et tracèrent dans la neige de longs lacets. Derrière la grille, Fräulein Osterloh agita son mouchoir jusqu’à ce que les voyageurs eussent disparu au tournant de la route. Puis les bruits se perdirent au loin.
Elle rentra alors par le jardin, pour s’occuper de ses devoirs de ménagère. Les deux dames abandonnèrent la porte vitrée, tandis qu’au même moment M. Spinell quittait son poste d’observation.
Le calme régna de nouveau dans Einfried. Le retour de l’expédition n’était attendu que dans la soirée. Les « grands malades » gardaient la chambre et souffraient. Mme Klöteryahn et son amie plus âgée firent une courte promenade, pour regagner ensuite leur chambre. M. Spinell n’avait pas quitté la sienne et employait son temps à sa façon. Vers quatre heures, chacune de ces dames reçut un demi-litre de lait, tandis qu’un thé léger fut porté à M. Spinell. Peu de temps après, Mme Klöteryahn frappa au mur qui séparait sa chambre de celle de Mme la conseillère Spatz et dit :
– Ne voulez-vous pas descendre dans le salon de conversation, madame la Conseillère ? Je ne sais à quoi passer mon temps !
– Tout de suite, ma chère ! répondit sa voisine. J’enfile mes pantoufles, si vous le permettez. J’étais étendue sur mon lit.
Comme l’on pouvait s’y attendre, le salon de conversation était vide. Les deux dames s’assirent près de la cheminée. Mme la Conseillère brodait des fleurs sur un bout de canevas. Mme Klöteryahn fit également quelques points, mais elle laissa retomber son ouvrage sur ses genoux, pour mieux rêver dans les bras de son fauteuil. Elle finit par faire une remarque qui ne valait pas la peine de rompre le silence, mais comme Mme la conseillère Spatz ne cessait de répéter : « Quoi ? » elle dut se résigner à reprendre toute sa phrase. Mme la conseillère Spatz redemanda encore : « Quoi ? »
À ce moment, on entendit des pas dans la chambre de devant, la porte s’ouvrit et M. Spinell entra.
– Je vous dérange ? demanda-t-il sur le seuil de la porte, de sa voix douce, en ne regardant que l’épouse de M. Klöteryahn et en s’inclinant à sa façon…
Celle-ci répondit :
– Quelle idée ? Cette pièce n’est-elle pas commune, monsieur Spinell ? Et puis, en quoi pouvez-vous nous déranger ? Je crois bien que je suis en train d’ennuyer Mme la Conseillère…
Il ne sut que répondre, sourit et découvrit ses dents cariées, tout en se dirigeant d’un pas gêné, sous le regard de ces dames, jusqu’à la porte vitrée. Il demeura là, regardant au dehors, le dos tourné sans façon. En faisant un demi-tour en arrière, il continua de regarder le jardin, tandis qu’il disait :
– Le soleil s’est retiré et le ciel s’est couvert sans qu’on s’en soit aperçu. Il fait déjà sombre.
– C’est vrai, tout est plongé dans l’ombre, répondit Mme Klöteryahn. Nos excursionnistes recevront encore de la neige, je crois. Hier, à cette heure, il faisait plein jour. Et voilà que la nuit approche.
– Ah ! fit-il, après cette semaine de clarté, l’obscurité repose les yeux. Précisément, je suis reconnaissant au soleil, qui, avec la même netteté importune, éclaire les choses belles et vulgaires, de se couvrir un peu.
– N’aimez-vous pas le soleil, monsieur Spinell ?
– N’étant pas peintre…
Il n’acheva pas sa phrase, et reprit un instant après :
– Cet épais nuage d’un blanc gris annonce peut-être le dégel pour demain. Au surplus, je ne vous conseille pas de continuer votre ouvrage, chère madame.
– Soyez tranquille, je n’y pense guère. Mais qu’allons-nous faire ?
Il s’était assis en face du piano, sur le tabouret tournant, un bras appuyé sur la partie supérieure de l’instrument.
– De la musique !… dit-il. On voudrait parfois entendre un peu de musique ! Ici, les enfants anglais chantent quelquefois des nigger songs, mais c’est tout.
– Hier après-midi, Fräulein von Osterloh a joué à toute vitesse les Cloches du Monastère, remarqua la femme de M. Klöteryahn.
– Mais vous jouez du piano, chère madame, dit-il en insistant et en se levant… Vous faisiez autrefois de la musique, chaque jour, avec votre père.
– Oui, monsieur Spinell… Autrefois ! Aux temps du jet d’eau, vous savez…
– Faites-en aujourd’hui ! supplia-t-il ; faites-nous entendre quelques mesures. Si vous saviez…
– Le médecin de la maison, ainsi que le docteur Leander, me l’ont expressément défendu, monsieur Spinell.
– Ils ne sont là ni l’un ni l’autre ! Nous sommes libres… Vous êtes libre, chère madame ! Quelques accords inoffensifs !…
– Non, monsieur Spinell, impossible !… Qui sait quels prodiges vous attendez de moi ? Et j’ai tout oublié, croyez-moi. Je ne sais à peu près rien de mémoire.
– Oh ! jouez donc alors cet à peu près rien. D’ailleurs, voici des morceaux disposés sur le piano. Non, ceci n’est rien ; mais voici du Chopin…
– Chopin !
– Oui, les Nocturnes. Il ne me reste plus qu’à allumer les bougies…
– Ne me demandez pas de jouer, monsieur Spinell ! Cela m’est défendu. Si cela devait me faire du mal ?
Il se tut. Sur ses grands pieds, en longue redingote noire, les cheveux grisonnants, glabre, il se tenait debout dans la clarté des bougies, les mains pendantes.
– À présent, je ne supplierai plus, finit-il par dire à voix basse. Si vous craignez que cela vous fasse du mal, chère madame, laissez la beauté morte et muette qui sous vos doigts pourtant eût chanté pathétiquement. Cependant, vous n’avez pas toujours été aussi raisonnable, bien au contraire. Vous n’avez pas eu ce souci de votre corps ; vous avez montré une volonté tenace quand vous abandonnâtes la fontaine et déposâtes la couronne d’or…
« Écoutez, dit-il après une pause, et sa voix baissa davantage. Si vous vous asseyiez ici et jouiez, comme autrefois, quand votre père était à vos côtés, avec son violon qui chantait à vous faire pleurer… peut-être que l’on verrait encore briller dans vos cheveux la petite couronne d’or… ?
– Vraiment ? interrogea-t-elle en souriant, et en même temps sa voix faiblit ; le mot mourut sur ses lèvres.
Elle toussota, puis demanda :
– Sont-ce les Nocturnes de Chopin que vous avez là ?
– Oui. Le cahier est ouvert et tout est prêt.
– Eh bien ! je vous en jouerai un pour l’amour de Dieu, dit-elle. Mais un seul, entendez-vous ? D’ailleurs, vous en aurez vite assez.
Elle se leva, rangea son ouvrage et alla vers le piano. Elle s’assit sur le tabouret, sur lequel étaient posés quelques cahiers de musique reliés, disposa les candélabres et feuilleta le cahier. M. Spinell avança sa chaise à côté d’elle comme un professeur.
Elle joua le Nocturne en mi bémol majeur, opus. 9, n° 2. Si vraiment elle avait quelque peu désappris, elle avait dû posséder une admirable technique. Le piano était médiocre. Mais, dès les premiers sons, elle usa de l’instrument avec un goût très sûr. Elle faisait valoir les nuances avec art. Son toucher était à la fois ferme et doux. Sous ses doigts, la mélodie chantait avec sa suprême suavité.
Elle portait la robe qu’elle avait mise le jour de son arrivée. Son lourd corsage froncé orné d’arabesques de velours accentuait la finesse divine de la tête et des mains. Pendant qu’elle jouait, l’expression de son visage ne changeait pas, mais le contour des lèvres devint plus apparent, tandis que l’ombre creusait ses yeux.
Lorsqu’elle eut fini de jouer, elle posa ses mains sur ses genoux et continua de regarder le cahier qu’elle avait devant elle. M. Spinell était resté assis, muet et immobile.
Elle joua encore un Nocturne, puis un deuxième, puis un troisième. À la fin, elle se leva, mais pour chercher, sur le dessus du piano, d’autres cahiers. À ce moment, M. Spinell eut l’idée d’examiner les deux cahiers recouverts de carton noir qui se trouvaient sur le tabouret. Soudain, un son indistinct s’échappa de sa poitrine, tandis que ses grandes et belles mains palpaient l’une des partitions abandonnées :
– Ce n’est pas possible !… Ce n’est pas vrai !… s’écriait-il… Et cependant, me tromperais-je ?… Savez-vous ce que c’est ?… Savez-vous ce qui se trouve ici ?… Ce que je tiens dans mes mains ?…
– Quoi donc ? fit-elle.
Il lui montra le titre, sans prononcer un mot. Il était blême ; il fit choir la partition et regarda la jeune femme, les lèvres tremblantes et murmura :
– Vraiment ? Comment se fait-il ?…
– Eh bien ! passez-le-moi, dit-elle simplement.
Elle plaça la partition sur le pupitre, s’assit et, après un moment de silence, joua la première page.
M. Spinell était assis à côté d’elle, le corps penché en avant, les mains entre les genoux pliés, la tête baissée. Elle joua le prélude avec une infinie et obsédante lenteur, entrecoupant les traits de très longues pauses.
Mais voici que le motif du Désir, voix solitaire et errante, dans la nuit élève alors sa plainte. Le silence, puis l’attente. On lui répond : c’est la même voix hésitante, mais plus claire et plus douce. Un nouveau silence.
Ici, l’admirable sforzato en sourdine qui dévoile les délicieuses exigences de la passion. Le motif d’amour s’élève alors, pâmé d’extase, jusqu’au tendre enlacement, s’évanouit doucement, tandis que, avec leurs chants graves d’un enivrement douloureux, les violoncelles font leur entrée et dirigent la mélodie.
L’exécutante s’efforçait, non sans succès, d’exprimer toutes les nuances de l’orchestre sur l’instrument pitoyable. On reconnaissait les violons qui, dans leur lent crescendo, chantent avec une précision éclatante. Elle jouait avec la piété d’un prêtre au moment de l’élévation, humble et prosternée. Voici que le mystère s’accomplit…
Deux forces, deux êtres ravis en extase cherchent à se rapprocher dans la souffrance et dans la félicité. Ils s’enlacent avec le désir frénétique de l’éternité et de l’infini.
Le prélude jeta ses dernières étincelles, puis s’éteignit. Elle cessa de jouer au moment où, sur la scène, le rideau s’écarte, et continua de regarder la partition sans une parole.
Entre temps, Mme la conseillère Spatz avait atteint le degré d’ennui où la face se décompose, où les yeux sortent de leur orbite et qui donne une expression cadavérique et terrifiante. De plus, ce genre de musique agissait sur les nerfs de son estomac. Elle craignait les effets de sa dyspepsie et les crampes stomacales.
– Je me vois obligée de regagner ma chambre, dit-elle faiblement. Adieu, je pars.
Et elle s’en alla. Le crépuscule, depuis longtemps, était descendu.
Au dehors, la neige tombait serrée et sans bruit sur la terrasse. Les deux bougies répandaient une clarté vacillante et faible.
– Le second acte, murmura M. Spinell.
Elle tourna les pages et se remit à jouer :
Le son du cor s’est déjà éteint dans le lointain. Mais qu’est ceci ? Est-ce le bruissement du feuillage, le suave murmure de la source ? Déjà la nuit a versé son silence sur les bois et les maisons. Nulle supplication ne parvient plus à réprimer l’impétueux Désir. C’est l’heure sacrée. Les lumières se sont éteintes. Soudain, le motif de la Mort, dans une étrange tonalité en sourdine, s’apaisa, pour laisser planer le désir impatient des amants. On eût dit des voiles blancs qui flottaient dans la nuit où déjà s’approche la mort, les bras grands ouverts.
Ô joie infinie et insatiable de l’amour dans l’éternel au-delà ! Délivrance des torturantes erreurs et des entraves de l’espace et du temps ! Tu et je ne forment plus qu’un ; le tien, le mien sont un sublime délice. Le philtre, par sa vertu magique, a sanctifié le regard des amants. L’illusion perfide du jour pouvait encore les désunir par son glorieux mensonge ; mais celui qui a aimé la nuit de la mort, qui a entrevu son doux mystère, conserve au milieu des mirages de la lumière un unique regret, celui de la nuit sacrée, éternelle, véritable, celle qui délivre à jamais…
Ô descends, nuit d’amour, donne-leur l’oubli de la vie tant souhaité ; abîme-les dans l’extase et délivre-les du monde, spectre décevant ! Voyez, les dernières lueurs ont disparu ! La pensée, la conscience se dissout dans le divin crépuscule qui s’étend sur le monde et sur les tourments de l’illusion. Tout pâlit, tout s’éteint au fond de mes yeux ravis. J’étais le prisonnier des mensonges du jour. Ah ! combien ils ont trompé mon désir et quel supplice inapaisé ce fut ! À présent, merveilleux délire !
« C’est moi-même qui suis le monde ! »
Et alors, retentit le sombre cri de Brangaine : « Attention ! » suivi d’un chant inouï de violons.
– Je ne comprends pas tout, monsieur Spinell, mais je devine en grande partie. Que signifie : « C’est moi-même qui suis le monde » ?
Il le lui expliqua d’une voix basse et brièvement.
– Oui, c’est cela. Mais comment se fait-il que vous, qui comprenez si bien, ne jouiez pas ?
Chose curieuse, cette question innocente le troubla. Il rougit, se tordit les mains et s’affaissa pour ainsi dire sur sa chaise.
– Les deux choses coïncident rarement, dit-il enfin douloureusement. Non je ne joue pas. Mais continuez.
Et elle continua de faire entendre les chants enivrés du drame.
L’amour peut-il jamais mourir ?
L’amour de Tristan pour Iseult, l’amour d’Iseult pour Tristan ? La mort n’atteint pas ce qui est éternel. Qu’est-ce qui peut subir la mort, sinon ce qui nous trouble et nous sépare ? Tristan « et » Iseult. Cet « et » est leur lien d’amour… Si cette syllabe « et » était anéantie, la mort de Tristan ne serait-elle pas la mort même d’Iseult ?
Dans un duo mystérieux, ils s’unissent avec le frénétique espoir de la mort et de l’amour, de l’union sans fin, éternelle, dans la nuit sans limite. Douce nuit ! Éternelle nuit d’amour ! Pays du bonheur suprême !
Celui qui te regarde ou te devine peut-il voir sans terreurs approcher le réveil ? Dompte la peur, aimable mort ! Donne aux impatients l’infini repos ! Ô mystérieuse signification du rythme chromatique qui rejoint la science métaphysique !
Comment la comprendre ? Comment se refuser ces délices, loin du soleil, loin du jour et des navrantes désillusions qu’il amène ? Une douce aspiration sans ombres décevantes, de suaves désirs sans angoisses, un trépas auguste sans soupir, un évanouissement sans langueur, l’ivresse d’un long rêve dans des espaces sans limites. Moi, Iseult ! toi Tristan ! je ne suis plus Tristan et tu n’es plus Iseult !…
Alors, brusquement, se passa quelque chose d’effrayant. L’exécutante interrompit son jeu, porta la main à ses yeux et scruta l’obscurité. M. Spinell, autour de sa chaise, marchait fiévreusement. La porte du fond qui donnait accès au corridor venait de s’ouvrir, et une ombre grise soutenue par une autre ombre apparut dans la chambre. C’était la femme du pasteur Höhlenrauch, celle qui avait mis dix-neuf enfants au monde et qui avait perdu l’esprit. Vu son état de santé, elle n’avait pu assister à la partie de traîneaux et elle avait profité de l’heure du soir pour faire sa ronde habituelle à travers l’établissement. Elle avançait au bras de son infirmière sans lever les yeux. Elle parcourut ainsi le fond du salon en tâtonnant et disparut par la porte opposée, muette, l’œil hagard. Le silence planait.
– J’ai reconnu la femme du pasteur Höhlenrauch, dit M. Spinell.
– Oui, cette pauvre Mme Höhlenrauch.
Puis elle tourna les pages et acheva la partition, la mort d’amour d’Iseult.
Combien ses lèvres étaient décolorées et combien l’ombre creusait ses yeux ! Au-dessus des sourcils, sur son front diaphane, la petite veine d’un bleu pâle apparaissait plus molle. Ses doigts agiles exécutaient la sublime délivrance, le suprême anéantissement. Un instant le motif du désir inassouvi reparut, s’exalta, se fondit dans une harmonie profonde, s’éteignit, se perdit. Puis ce fut le silence.
Tous deux, la tête inclinée sur le côté, écoutaient dans le lointain.
– Voici les grelots, dit Mme Klöteryahn.
– Voici les traîneaux, dit-il, je m’en vais.
Il se leva et traversa la chambre. Ayant atteint la porte, il s’arrêta, marcha doucement, jetant partout un regard inquiet. Au bout de quinze à vingt pas, ses genoux fléchirent, et il s’agenouilla, sans voix. Sa longue redingote noire s’étalait sur le sol. Il porta ses mains fermées sur la bouche ; ses épaules tressaillirent.
Elle restait assise, les mains sur ses genoux, la tête en avant, le dos tourné au piano tout en le regardant. Un sourire énigmatique tourmentait son visage, ses yeux épiaient, pensifs, et si las dans la demi-obscurité.
Le bruit des grelots et des fouets retentit au loin, se rapprocha ; bientôt on entendit des voix humaines confuses.
*
* *
La partie de traîneaux, dont on s’entretint longtemps encore, avait eu lieu le 26 février. Le 27, ce fut un jour de dégel. Tout fondit, dégoutta, ruissela, et la femme de M. Klöteryahn se portait à merveille.
Au 28, elle fut prise d’un léger crachement de sang… bien léger et cependant… Elle se sentit extrêmement faible, comme elle n’avait jamais été jusque-là, et s’alita. Le docteur Leander vint l’examiner ; son visage prit une expression grave. Il prescrivit ce que la science ordonne en pareil cas : de la glace par petits morceaux, de la morphine et le repos le plus absolu. Trop occupé par ailleurs, il renonça les jours suivants à la traiter et la confia au soin du docteur Müller, qui se chargea d’elle avec la plus grande bonté. C’était un homme tranquille, au visage pâle, insignifiant et mélancolique, dont l’activité modeste et obscure était consacrée aux cas anodins comme aux cas désespérés.
Son avis, qu’il ne cachait pas, était que le ménage Klöteryahn était séparé depuis bien longtemps, et qu’il était désirable que Mme Klöteryahn revît M. Klöteryahn à Einfried, si ses affaires florissantes le lui permettaient. On pourrait lui écrire, lui envoyer peut-être un télégramme… Et si l’on amenait le jeune Antoine, si bien portant – sans compter l’intérêt qu’y prendraient les médecins – la jeune mère serait heureuse et réconfortée.
C’est ainsi que M. Klöteryahn fit un beau jour son apparition. Il avait reçu le télégramme du docteur Müller et arrivait des bords de la Baltique. Il descendit de voiture, réclama du café et des petits pains, et parut déconcerté :
Monsieur, dit-il, qu’y a-t-il ? Pourquoi me rappelle-t-on auprès d’elle ?
– Parce que la chose nous a semblé désirable, répondit le docteur Müller ; il est bon que vous soyez auprès de votre femme.
– Désirable… désirable… Mais nécessaire aussi ? Je regarde à l’argent, monsieur ; les temps sont durs et les voyages chers. Ne pouvait-on pas me dispenser de faire ce voyage ? S’il s’était agi des poumons, par exemple, je ne dis pas ; mais, grâce à Dieu, ce n’est que le larynx.
– Monsieur Klöteryahn, dit le docteur Müller doucement, le larynx est, premièrement, un organe important…
Il se contenta d’un « premièrement » qui ne fut pas suivi d’un « secondement ».
Une personne richement enveloppée d’une étoffe écossaise rouge et or venait de faire en même temps que M. Klöteryahn, son entrée dans Einfried. Dans ses bras, elle portait le jeune Antoine Klöteryahn, le petit enfant bien portant. Personne en effet n’aurait pu contester que le bébé ne jouît d’une santé merveilleuse. Rose et blanc, habillé de frais et avec coquetterie, il était gros et fleurait bon. Il pesait de tout son poids sur les bras nus et rouges de sa bonne, bien repu de lait, criant et s’abandonnant à tous ses instincts.
De la fenêtre de sa chambre, l’écrivain Spinell avait observé l’arrivée du jeune Klöteryahn. Il avait fixé sur l’enfant un regard singulier et voilé, et cependant perçant, tandis qu’on le transportait de la voiture à la maison. Longtemps après, demeuré à la même place, son visage conservait la même expression.
À partir de ce moment, il évita autant que possible de rencontrer le jeune Antoine Klöteryahn. M. Spinell se renfermait dans sa chambre et « travaillait ».
C’était une chambre démodée, simple et distinguée, comme tout le reste d’Einfried.
La commode massive était ornée de têtes de lions en métal. Le trumeau ne formait pas une glace unie, mais était composé de nombreux carrés réunis par des lamelles de plomb. Aucun tapis ne recouvrait le carrelage d’un bleu vernis, sur lequel les pieds raides des meubles se prolongeaient en reflets clairs.
La vaste table de travail était placée auprès de la fenêtre. M. Spinell avait refermé les rideaux jaunes pour donner plus d’intimité.
Dans ce crépuscule doré, il écrivait, penché sur son secrétaire, toutes ces nombreuses lettres qu’il expédiait chaque semaine et qui restaient généralement sans réponse.
Une feuille large et épaisse se trouvait devant lui, qui portait dans un angle un paysage gauchement dessiné sous lequel on pouvait lire le nom de Detlev Spinell, en caractères art nouveau.
Il la remplissait d’une écriture soignée :
« Monsieur, lisait-on, si je vous adresse les lignes suivantes, c’est que je ne puis faire autrement. Car ce que j’ai à vous dire me déborde, me tourmente et me fait trembler ; les mots qui se précipitent en torrents et avec une telle impétuosité m’étoufferaient si je ne pouvais me décharger par ce moyen… »
À dire vrai, l’expression : torrent, n’était pas juste, car Dieu sait ce que M. Spinell entendait par là ! Les mots ne semblaient pas se précipiter en torrents chez celui dont le métier ordinaire consistait à écrire. Bien au contraire, il avait de la peine à s’exprimer. Celui qui l’aurait vu aurait pu constater qu’un écrivain est un homme qui écrit difficilement, comme tout le monde. Deux doigts effilés attrapèrent un poil singulier qu’il avait sur la joue et qu’il tortilla pendant un quart d’heure. Pendant ce temps, ses yeux scrutaient le vide sans qu’il pût avancer d’une ligne. Il écrivit alors quelques mots, puis s’arrêta à nouveau. La forme en vérité avait du poli et du brillant, mais le fond était bizarre, énigmatique et même incompréhensible.
« J’éprouve l’impérieux besoin, disait la lettre, de vous montrer ce que mes yeux ont vu depuis des semaines et que je qualifierai de vision ineffaçable. J’ai l’habitude de céder à mes impulsions et je me dois de vous exposer par ces lignes ce que j’ai vu. Pour cette raison, écoutez-moi.
« Je ne vous dirai que ce qui est vrai et que ce qui existe et vous raconterai simplement une histoire bien courte, incroyablement révoltante.
« Je vous la raconterai sans commentaires, sans accuser personne et sans prononcer de jugement. C’est l’histoire de Gabrielle Eckhof, monsieur, la femme que vous nommez vôtre… et remarquez bien ceci : elle fut vôtre ; vous le lui avez prouvé, mais je suis le premier à vous faire connaître la seule vérité vraie.
« Vous souvenez-vous du jardin, monsieur, du vieux jardin touffu derrière la grise maison patricienne ? La mousse verte croissait parmi les fentes des murailles qui clôturaient ce lieu sauvage et rêvé. Vous souvenez-vous du jet d’eau qui occupait le centre ? Des iris lilas s’inclinaient sur les bords vermoulus, et son jet blanc devisait mystérieusement sur la pierre crevassée. Le jour d’été baissait. Sept jeunes filles formaient une guirlande autour du jet d’eau. Dans les cheveux de la septième, qui était en réalité la première, la seule, le soleil couchant semblait avoir mis secrètement un signe brillant. Ses yeux avaient l’anxiété d’un rêve, et cependant ses lèvres claires souriaient… Ces jeunes filles chantaient. Leur visage mince apparaissait à la hauteur du jet d’eau, à l’endroit même où la chute tombe en une courbe lasse et noble. Leur voix douce et limpide planait au haut de la danse grêle. Peut-être avaient-elles posé leurs mains délicates autour de leur genou replié, alors qu’elles chantaient…
« Vous rappelez-vous ce tableau, monsieur ? Le voyez-vous ? Vous ne le vîtes pas. Vos yeux n’avaient pas été créés pour cela, et vos oreilles ne percevaient pas la chaste suavité de la mélodie. Si vous l’aviez vu, vous auriez dû retenir votre souffle et arrêter les battements de votre cœur, et vous auriez dû retourner dans la vie, dans votre vie, et conserver en vous, pour le reste de votre existence, cette vision, comme un sanctuaire sacré et inviolable.
« Ce tableau était idéal, monsieur : deviez-vous le détruire et y apporter de la laideur et d’affreuses souffrances ? La gloire du soir finissant, de la dissolution et de l’anéantissement en faisait une émouvante apothéose. Les êtres à leur déclin, trop las et trop nobles pour l’action, près de s’anéantir, font entendre un chant suprême et mélancolique comme un chant de violon… Vîtes-vous les yeux de celle à qui ce chant arrachait des larmes ?
« Les âmes de ses six amies d’enfance pouvaient appartenir à la vie, mais la sienne appartenait à la beauté et à la mort.
« Vous avez contemplé cette beauté de la mort pour la convoiter. Votre cœur n’a connu ni crainte ni respect devant son caractère sacré. Il ne vous suffisait pas de la contempler, il vous fallut la posséder, jouir d’elle, la profaner… Vous montrâtes du goût dans votre choix ! Mais vous n’êtes qu’un gourmand, monsieur, un gourmand plébéien, un paysan qui a du goût.
« Je vous prie d’observer que je ne veux vous offenser en aucune façon. Ne prenez pas mes paroles pour des injures ; ce n’est qu’une constatation, la simple constatation psychologique de votre personnalité primitive et inintéressante. Je suis poussé à vous le dire pour expliquer votre conduite, car ma seule mission sur la terre consiste à appeler les choses par leur nom et à déchirer violemment les voiles de l’inconscience. Le monde est rempli de « types inconscients » comme je les appelle, et je ne supporte pas ces types inconscients. Je ne supporte pas ces gens bornés, ignorants et sans connaissance de la vie, qui m’entourent et qui sont d’une naïveté irritante ! Je suis poussé, par un besoin irrésistible, à les démasquer et à crier la vérité à tous, – autant que mes forces me le permettront, – insoucieux si mes paroles seront suivies d’effet ou non, si elles apporteront de la consolation ou de la douleur. Vous êtes, monsieur, je l’ai dit, un gourmand plébéien, un paysan qui a du goût. À vrai dire, vous êtes d’une forte constitution et vous avez un extérieur trivial. Par la fortune et par les habitudes, vous êtes devenu un barbare d’une corruption nerveuse qui ne s’est jamais vue, accompagnée d’une cupidité raffinée. Sans doute avez-vous fait claquer la langue, comme devant une soupe savoureuse ou un plat rare, et vous avez décidé de vous approprier Gabrielle Eckhof… Mais vos désirs vous ont égaré. Du jardin touffu, vous avez conduit cet ange dans la vie et dans sa laideur. Vous lui avez donné votre nom vulgaire et vous avez fait d’elle une épouse, une maîtresse de maison et une mère. Vous avez souillé cette suprême fleur de la mort en la soumettant aux exigences quotidiennes. Aujourd’hui la nature, méprisable et peu commode idole qui ne soupçonne pas votre profonde infamie, s’émeut dans votre conscience paysanne.
« Encore une fois : que se passa-t-il ? Celle dont les yeux sont un rêve anxieux vous donna un enfant qui est la survivance de son père. Elle vous le donna avec son sang et avec sa vie, et elle se meurt. Elle se meurt, monsieur.
« Toute ma préoccupation a été qu’elle ne mourût pas de votre infamie, mais délivrée de l’abîme d’horreurs où vous l’avez plongée, qu’elle mourût du moins fière et heureuse sous les baisers mortels de la beauté.
« Vous, vous n’étiez occupé qu’à tuer le temps avec des chambrières, dans des corridors discrets.
« Mais votre enfant, le fils de Gabrielle Eckhof, prospère, vit et triomphe. Il est probable qu’il continuera l’existence qu’aura menée son père ; il sera commerçant, contribuable et grand mangeur. Il sera soldat, peut-être, ou fonctionnaire, un solide soutien de l’État, un inconscient. Dans tous les cas une créature normale, sans scrupule, importante, forte et bête. Croyez, monsieur, que je vous hais, vous et votre enfant, comme je hais la vie banale, ridicule et cependant triomphante, que vous représentez et qui est l’éternelle antithèse et l’ennemie de la beauté. Je ne vous dirai pas que je vous méprise. Je ne le puis pas, et je suis sincère. Vous êtes le plus fort. Dans ce combat, je ne puis vous opposer que les nobles armes et les instruments de la vengeance des faibles : l’esprit et la parole.
« Aujourd’hui je m’en suis servi, car cette lettre, – ici je suis sincère encore, monsieur, – n’est pas un acte de vengeance. Ce ne sont que des mots tranchants, étincelants et suffisamment bons pour vous atteindre, pour vous faire sentir une force étrangère, pour ébranler un instant votre robuste tranquillité : je triompherai.
« DETLEV SPINELL. »
*
* *
M. Klöteryahn frappa à la porte de M. Spinell ; il brandissait une grande feuille de papier proprement écrite et avait l’air d’un homme résolu et énergique.
La poste avait fait son office ; la lettre avait suivi son chemin ; elle avait fait l’admirable voyage de Einfried à Einfried et se trouvait dans les mains du destinataire. Il était quatre heures de l’après-midi.
Quand M. Klöteryahn entra dans la chambre, M. Spinell était assis sur le canapé, occupé à lire son propre roman dont la couverture s’ornait de dessins enchevêtrés. Il se leva et constata l’étonnement de son visiteur.
– Bonjour, dit M. Klöteryahn. Excusez-moi de vous déranger… Mais puis-je vous demander si c’est vous qui avez écrit ceci ?
En même temps, il tenait en l’air de la main gauche la grande feuille proprement écrite, qu’il frappa du revers de la main droite si fortement que le papier craqua. Puis il enfonça sa main droite dans la poche de son large pantalon, inclina la tête sur le côté et ouvrit la bouche, comme font certaines gens qui écoutent.
M. Spinell eut un sourire particulier ; il sourit avec prévenance, un peu troublé, comme s’il voulait s’excuser, puis il porta la main au front, parut se souvenir et dit :
– Ah !… c’est juste… oui… je me suis permis…
Le fait est qu’il avait dormi ce jour-là jusque vers midi. Il souffrait de la tête, se sentait nerveux et incapable de disputer.
L’air printanier qui entrait dans la chambre lui donnait de la langueur et le plongeait dans le désespoir. Ceci doit être mentionné pour expliquer sa conduite niaise pendant la scène qui suivit.
– C’est ainsi ! Ah ! ah ! Bien ! dit M. Klöteryahn, qui, après avoir lâché cette phrase de pure forme, enfonça son menton dans la poitrine, fronça les sourcils, allongea les bras et fit d’autres gestes analogues bien inutiles.
Dans le contentement de sa personne, il exagéra quelque peu. Le résultat, en fin de compte, ne répondit pas complètement à cette mimique. Néanmoins, M. Spinell était assez pâle.
– Fort bien, répéta M. Klöteryahn. Aussi je vous répondrai de vive voix, mon cher. Étant données les circonstances, je trouve idiot d’adresser une lettre de plusieurs pages à quelqu’un avec qui l’on peut parler à toute heure !…
– Donc… idiot… dit M. Spinell en souriant, en s’excusant quasi humblement.
– Idiot ! répéta M. Klöteryahn, et il secoua fortement la tête, pour montrer combien il était sûr de son fait. Et je ne parlerais même pas de ce méchant griffonnage dont je ne me servirais pas pour envelopper ma tartine, s’il n’éclaircissait certaines choses que je n’avais pas comprises jusqu’ici, certains changements… D’ailleurs, cela ne vous regarde pas et n’a rien à voir ici. Je suis un homme actif, et j’ai autre chose à faire que de m’occuper de vos inqualifiables billevesées.
– J’ai écrit des « inqualifiables billevesées » ? dit M. Spinell, et il se redressa.
Ce fut le seul instant, au cours de cet entretien, où il montra une certaine dignité.
– … Inqualifiables !… répliqua M. Klöteryahn, et il jeta un coup d’œil sur le manuscrit. Vous avez une bien mauvaise écriture, mon cher ; je ne voudrais pas vous employer dans mes bureaux. À première vue, elle paraît nette. Mais, à la lumière, elle est pleine de trous et de lettres vacillantes. Mais c’est là votre affaire, et cela ne me regarde pas. Je suis venu pour vous dire, premièrement, que vous êtes un polichinelle – vous devez le savoir, je suppose ; de plus, vous êtes un grand poltron et je n’ai pas besoin de m’étendre davantage pour vous en donner la preuve. Ma femme m’a écrit une fois que jamais vous ne regardiez les femmes en face, mais que vous jetiez sur elles un regard furtif pour emporter d’elles une vision idéale, par crainte de la réalité. Elle a malheureusement cessé de me parler de vous dans ses autres lettres, car j’aurais appris d’autres histoires sur votre compte ! Voici ce que vous êtes : sous le couvert du mot beauté, vous abritez de la lâcheté, de la dissimulation et de l’envie. C’est pour cette raison que votre remarque effrontée sur les « corridors discrets » qui devait me blesser m’a simplement amusé !
« Eh bien ? Suis-je parvenu à « expliquer votre conduite », pauvre homme, bien que ce ne soit pas chez moi une « vocation infaillible » ? Ah ! ah !…
– J’ai écrit « vocation irrésistible », rectifia M. Spinell ; puis il se tut.
Il était là abandonné, comme un grand écolier pitoyable et grisonnant.
– Irrésistible, infaillible… Vous êtes un infâme poltron, vous dis-je. Chaque jour vous me voyez à table, vous me saluez et me souriez. Vous me passez les plats et me donnez le Malhzeit avec un sourire. Et un beau jour, vous me jetez à la tête un chiffon de papier couvert d’absurdes injures. Oh ! oui, par écrit, vous avez du courage. S’il ne s’agissait que de cette lettre ridicule ! mais vous avez intrigué derrière mon dos. À présent, je comprends très bien… quoique vous ne puissiez songer à en tirer profit ! Si vous nourrissez l’espoir d’éveiller un caprice chez ma femme, vous faites fausse route, mon estimé monsieur ; ma femme est bien trop raisonnable pour cela. Ne vous imaginez donc pas que vous m’avez témoigné de la froideur à mon arrivée ici avec mon enfant ; ce serait le comble de l’absurdité. La vérité, c’est qu’en n’embrassant pas le petit vous avez agi par prudence. Eh oui ! vous pouviez croire que ce n’était pas le larynx qui était atteint, mais les poumons… Et, dans ce cas, on ne sait pas… bien qu’il reste à prouver d’ailleurs que ce sont bien les poumons et qu’elle « se meurt » comme vous le dites, monsieur ! Vous êtes un âne !
À ce moment, M. Klöteryahn fit un effort pour régler sa respiration.
Il était entré dans une grande colère et agitait continuellement en l’air l’index de sa main droite, après avoir fait passer la lettre dans sa main gauche. Son visage, entre ses blonds favoris à l’anglaise, était affreusement rouge et son front assombri était barré de veines gonflées.
– Vous me haïriez, continua-t-il, et vous me mépriseriez, si je n’étais pas le plus fort… Mais je le suis, que diable ! J’ai le cœur bien placé, tandis que le vôtre vous manque. Je vous bâtonnerais vigoureusement, perfide idiot, si ce n’était pas défendu. Mais il n’est pas dit, mon cher, que j’accepterai sans façon ainsi vos invectives… Mon nom est honorable, monsieur, et sans doute à cause de mon mérite. Mais vous, trouveriez-vous quelqu’un qui vous fasse crédit d’un liard ? Je vous laisse discuter cette question avec vous-même, vagabond fainéant ! Contre vous, on doit procéder légalement. Vous êtes un danger public ! Vous rendez les gens fous !… Toutefois, n’imaginez pas que vous ayez réussi cette fois, homme sournois ! Je ne me laisse pas évincer par des individus de votre espèce. J’ai le cœur bien placé…
M. Klöteryahn était hors de lui. Il criait et répétait qu’il avait le cœur bien placé.
Il reprit le texte de la lettre : – « Elles chantaient » ! Point à la ligne. Elles ne chantaient pas, monsieur ! Elles faisaient du crochet ! « Vîtes vous ce tableau ? », écrivez-vous, « le vîtes-vous ? » Naturellement je l’ai vu, mais je ne comprends pas pour quelle raison je devais cesser de respirer et m’enfuir. Je ne regarde pas la femme d’un regard furtif, moi ! Je la regarde en face, et quand elle me plaît, qu’elle m’agrée, je la fais mienne !…
On frappa, on frappa successivement et rapidement neuf à dix fois à la porte. Ce bruit insolite fit taire M. Klöteryahn.
Une voix sans timbre et pressée disait d’un trait :
– Monsieur Klöteryahn ! Monsieur Klöteryahn ! Ah ! Monsieur Klöteryahn est-il là ?…
– Restez dehors, dit M. Klöteryahn de mauvaise humeur. Qu’y a-t-il ? Je suis en conversation.
– Monsieur Klöteryahn, dit la voix tremblante et brisée, vous devez venir… Les médecins sont également là… Oh ! c’est si affreusement triste !…
D’un pas, il fut à la porte, qu’il ouvrit violemment. Mme la conseillère Spatz était là. Elle tenait un mouchoir sur sa bouche tout inondé de larmes.
– Monsieur Klöteryahn, dit-elle en sanglotant… C’est affreusement triste… Elle a eu un crachement de sang si abondant… Elle était assise tranquillement sur son lit et fredonnait un morceau de musique lorsque le sang se mit à couler, mon Dieu ! en si grande quantité !…
– Est-elle morte ? s’écria M. Klöteryahn. Et, empoignant le bras de Mme la Conseillère, il l’entraîna sur le seuil. Non, elle n’est pas morte encore ? Elle me reconnaîtra encore… Elle a donc craché du sang, des poumons ? des poumons, n’est-ce pas ?… Gabrielle ! dit-il soudain avec des yeux pleins de larmes.
Il donnait l’impression d’un homme bon, chaleureux et humain.
– Oui, j’arrive ! dit-il, et à grands pas il entraîna hors de la chambre et à travers les corridors Mme la Conseillère.
Au loin, on entendait encore sa voix qui demandait :
– Elle n’est pas morte, n’est-ce pas ?… Des poumons, quoi ?…
*
* *
M. Spinell, quand M. Klöteryahn disparut, était resté à la même place, et il regardait à travers la porte ouverte. Il finit par faire quelques pas, puis il écouta au loin. Mais tout était silencieux ; alors il referma la porte et rentra dans sa chambre.
Pendant un certain temps, il se regarda dans la glace. Il se dirigea ensuite vers sa table de travail, prit sur une étagère un flacon de cognac et un petit verre et but ; ce que l’on ne pouvait blâmer. Puis il s’étendit sur le canapé et ferma les yeux.
*
* *
Le vasistas était ouvert. Au dehors, les oiseaux gazouillaient dans le jardin d’Einfried. Dans leur chant tendre et hardi, tout le printemps s’exprimait.
M. Spinell dit tout bas comme en songe : « Infaillible vocation… » Alors il remua la tête de droite à gauche, il aspira l’air par la bouche comme à la suite d’une violente douleur névralgique.
Il lui était impossible de retrouver son calme ni de se recueillir. On n’est pas fait pour supporter d’aussi violentes émotions ! Enfin, nous ne dirons pas comment M. Spinell se décida à se lever, affaire de se détendre et de prendre l’air. Il prit son chapeau et sortit de la chambre. Quand il eut quitté la maison et qu’il se sentit enveloppé par l’air doux et aromatisé, il tourna la tête et parcourut lentement du regard la bâtisse jusqu’à une certaine fenêtre dont les rideaux étaient baissés. Il contempla longtemps cette fenêtre avec des yeux profonds, sérieux et sombres. Puis, les mains derrière le dos, il marcha sur le chemin de gravier. Il marcha dans une profonde mélancolie.
Les plates-bandes étaient encore recouvertes de paille ; les arbres et les buissons étaient dépouillés ; mais la neige avait disparu ; les chemins conservaient de-ci, de-là, des traces d’humidité. Le grand jardin avec ses grottes, ses berceaux et ses pavillons, était magnifiquement inondé de lumière par ce déclin d’après-midi, avec ses ombres violentes et foncées. Dans une clarté d’or, la sombre ramure des arbres se détachait vigoureusement et délicatement sur un ciel clair. C’était l’heure où le soleil se décompose et n’est plus qu’un vague disque déclinant, dont les feux lassés et doux peuvent être supportés par la vue.
M. Spinell ne vit pas le soleil ; le chemin qu’il suivait le dérobait à ses yeux. Il marchait la tête baissée et fredonnait un air de musique, une courte phrase plaintive qui montait progressivement, le motif du Désir…
Soudain, sa respiration se fit courte et convulsive ; il resta cloué sur place. Il fronça les sourcils ; ses yeux agrandis regardèrent droit devant eux avec une expression terrifiée. Le chemin faisait un coude ; il se laissa guider par le soleil couchant.
Traversé par deux raies de nuages liserés d’or, le soleil énorme s’inclinait dans le ciel. Il embrasait le sommet des arbres et répandait sa splendeur rouge et jaune sur le jardin.
Et, au milieu de cette transfiguration d’or, dans la prodigieuse auréole du disque, une plantureuse personne habillée d’un écossais rouge et or se détachait sur le chemin. La main droite appuyée sur la hanche, elle poussait de la main gauche une gracieuse voiture d’enfant qu’elle berçait de temps en temps. Dans cette voiture, un enfant était assis : le jeune Antoine Klöteryahn, le fils de Gabrielle Eckhof !
Il était vêtu d’un manteau de castorine blanche ; il trônait magnifique, joufflu et sage, au milieu de ses coussins. Ses yeux rieurs rencontrèrent ceux de M. Spinell. Le romancier voulut se retirer, mais il avait trouvé son maître et, subjugué par cette apparition, il continua sa promenade… Ce qu’il y eut d’affreux, c’est qu’Antoine Klöteryahn se mit à rire et à pousser des cris de joie, des cris aigus et inarticulés. Qu’avait-il ? Les formes noires qu’il avait devant lui lui donnaient-elles cette sauvage gaîté ? Ou bien n’était-ce qu’un accès de bien-être animal ?
D’une main, il tenait un anneau en os et de l’autre, un hochet de métal. Dans la clarté du soleil, il tendait les deux objets avec des transports de joie ; il les secouait et les heurtait l’un contre l’autre. On eût dit qu’il voulait effaroucher quelqu’un tout en se moquant de lui.
Ses yeux étaient à demi fermés de plaisir et sa bouche large ouverte découvrait son palais rose. Il criait en secouant la tête…
M. Spinell rebroussa chemin. Il s’en alla, poursuivi par la joie du petit Klöteryahn. Et il marchait sur le gravier avec précaution et une certaine raideur gracieuse du bras. Ses pas étaient hésitants comme ceux de quelqu’un qui veut dissimuler sa fuite.