I

– « Pierret ! T’entends pas le téléphone ? »

Le planton au secrétariat, profitant de l’heure matinale où les médecins et les malades, occupés par le traitement, laissaient le rez-de-chaussée vacant, humait l’odeur des jasmins, penché à la balustrade de la véranda. Il jeta précipitamment sa cigarette, et courut décrocher le récepteur.

– « Allô ! »

– « Allô ! Ici, le bureau de Grasse. Un télégramme pour la clinique du Mousquier. »

– « Minute… », fit le planton, en attirant à lui le bloc et le crayon. « J’écoute. »

La buraliste avait déjà commencé à dicter :

– « PARIS – 3 MAI 1918 – 7 H. 15 – DOCTEUR THIBAULT – CLINIQUE DES GAZÉS – LE MOUSQUIER PRÈS GRASSE – ALPES-MARITIMES – Vous y êtes ? »

– « MA-RI-TIMES », répéta le planton.

– « Je continue : TANTE DE WAIZE… W comme Wladimir, A, I, Z, E… TANTE DE WAIZE DÉCÉDÉE – ENTERREMENT ASILE DIMANCHE 10 HEURES – TENDRESSES – Signature : GISE. C’est tout. Je relis… »

Le planton sortit du hall et se dirigea vers l’escalier. À ce moment, un vieil infirmier, en tablier blanc, tenant un plateau, parut à la porte de l’office.

– « Tu montes, Ludovic ? Porte-moi donc ce télégramme au 53. »

Le 53 était vide ; le lit fait, la chambre rangée. Ludovic s’approcha de la croisée ouverte et inspecta le jardin : le major Thibault n’y était pas. Quelques malades valides, en pyjamas bleus et en espadrilles, un calot de soldat ou d’officier sur la tête, allaient et venaient au soleil, en devisant ; d’autres, alignés contre la rangée des cyprès, lisaient les journaux, étendus à l’ombre sur des sièges de toile.

L’infirmier reprit son plateau, où refroidissait un bol de tisane, et entra au 57. Depuis une quinzaine, « le 57 » ne se levait plus. Dressé sur les oreillers, le visage en sueur, les traits tirés, la barbe pas faite, il respirait péniblement et son souffle rauque s’entendait du couloir. Ludovic versa deux cuillerées de potion dans le bol, soutint la nuque pour aider le malade à boire, vida le crachoir dans le lavabo ; puis, après quelques paroles d’encouragement, partit à la recherche du docteur Thibault. Par acquit de conscience, avant de quitter l’étage, il entrouvrit la porte du 49. Le colonel, allongé sur une chaise longue de rotin, son crachoir près de lui, faisait un bridge avec trois officiers. Le major n’était pas parmi eux.

– « Il doit être à l’inhalation », suggéra le docteur Bardot, que Ludovic croisa au bas de l’escalier. « Donnez, j’y vais. »

Plusieurs malades, assis, la tête encapuchonnée de serviettes, étaient penchés sur les inhalateurs. Une vapeur qui sentait le menthol et l’eucalyptus emplissait la petite salle chaude et silencieuse, où l’on se voyait à peine.

– « Thibault, une dépêche. »

Antoine sortit de sous les linges sa figure congestionnée, ruisselante de gouttelettes. Il s’épongea les yeux, prit avec étonnement le télégramme des mains de Bardot, et le déchiffra.

– « Grave ? »

Antoine secoua négativement la tête. D’une voix creuse, étouffée, sans timbre, il articula :

– « Une vieille parente… qui vient de mourir. »

Et, glissant le papier dans la poche de son pyjama, il disparut de nouveau sous les serviettes.

Bardot lui toucha l’épaule :

– « J’ai le résultat de l’examen chimique. Viens me trouver quand tu auras fini. »

 

Le docteur Bardot était de la même génération qu’Antoine. Ils s’étaient connus à Paris, jadis, alors qu’ils commençaient l’un et l’autre leur médecine. Puis Bardot avait dû interrompre ses études pour aller se soigner deux ans dans les montagnes. Guéri, mais contraint à des ménagements et redoutant les hivers parisiens, il avait pris ses diplômes à la Faculté de Montpellier, et s’était spécialisé dans les affections pulmonaires. La déclaration de guerre l’avait trouvé à la direction d’un sanatorium dans les Landes. En 1916, le professeur Sègre, dont il avait été l’élève à Montpellier, l’avait demandé pour collaborateur à l’hôpital de gazés qu’il était chargé de créer dans le Midi ; et ils avaient fondé ensemble cette clinique du Mousquier, près de Grasse, où plus de soixante soldats et une quinzaine d’officiers étaient actuellement en traitement.

C’est là qu’Antoine, ypérité à la fin de novembre 17 au cours d’une inspection sur le front de Champagne, avait échoué, au début de l’hiver, après avoir été soigné sans succès dans divers services de l’arrière.

Au Mousquier, dans le pavillon réservé aux officiers, Antoine se trouvait être l’unique major atteint par les gaz. Leurs communs souvenirs d’adolescence rapprochèrent tout naturellement les deux médecins, bien qu’ils fussent de tempéraments assez différents : Bardot était plutôt un méditatif, d’esprit appliqué, peu entreprenant, de volonté faible ; mais, comme Antoine, il avait la passion de la médecine, et une conscience professionnelle exigeante. Ils s’aperçurent vite qu’ils parlaient la même langue ; des liens d’amitié se nouèrent entre eux. Bardot, à qui le professeur Sègre laissait toute la besogne, ne sympathisait qu’à demi avec son assistant, le docteur Mazet, un ancien major de l’armée coloniale, affecté à la clinique du Mousquier après de graves blessures. Il prit d’autant plus de plaisir à confier ses idées, ses hésitations, à Antoine ; à le consulter, à le tenir au courant de ses recherches, dans cette thérapeutique naissante où tant de points restaient encore obscurs. Bien entendu, il ne pouvait être question qu’Antoine secondât Bardot dans sa tâche : il était trop sérieusement touché, trop préoccupé de lui-même, trop souvent arrêté par des rechutes, trop accaparé par les soins méticuleux qu’exigeait son état ; mais cet état ne l’empêchait pas de porter un constant intérêt aux cas des autres malades ; et, dès qu’une amélioration passagère lui rendait quelque force, quelque liberté d’esprit, quelques loisirs, il se montrait aux consultations de Bardot, prenait part à ses expériences, assistait même parfois aux conférences qui, chaque soir, réunissaient Bardot et Mazet dans le cabinet du professeur Sègre. Grâce à quoi, cette atmosphère d’hôpital, où il ne menait pas exclusivement l’existence d’un malade, mais par instants aussi celle d’un médecin, lui était devenue moins pénible : il ne s’y trouvait pas complètement sevré de ce qui, depuis quinze ans, en temps de paix comme en temps de guerre, avait toujours été sa vraie, sa seule raison de vivre.

 

Dès qu’il eut terminé ses inhalations, Antoine noua un foulard autour de son cou pour se prémunir contre un trop brusque changement de température, et partit retrouver le docteur, qui, chaque matin, passait une demi-heure à l’annexe, pour surveiller en personne les exercices de gymnastique respiratoire qu’il ordonnait à certains gazés.

Bardot, debout au milieu de ses malades, présidait cette cacophonie essoufflée et rauque, avec une attention souriante. Il dépassait les plus grands d’une demi-tête. Une calvitie précoce lui dégageait le front et le grandissait encore. Le volume du corps était proportionné à la taille : cet ancien tuberculeux était un colosse. Des épaules aux reins, le torse, vu de dos, présentait sous la toile tendue de la blouse une surface presque carrée, de dimensions imposantes.

– « Je suis content », dit-il, entraînant aussitôt Antoine dans la petite pièce qui servait de vestiaire, et où ils se trouvèrent seuls. « Je craignais… Mais non : albumino-réaction négative, c’est bon signe. »

Il avait tiré un papier du revers de sa manche. Antoine le prit et le parcourut des yeux :

– « Je te rendrai ça ce soir, après l’avoir copié. » (Depuis le début de son intoxication, il tenait, dans un agenda spécial, un journal clinique très complet de son cas.)

– « Tu restes bien longtemps à l’inhalation », gronda Bardot. « Ça ne te fatigue pas ? »

– « Non, non », fit Antoine. « Je tiens beaucoup à ces inhalations. » Sa voix était faible, courte de souffle, mais distincte. « Au réveil, les sécrétions qui couvrent la glotte sont si épaisses que l’aphonie est complète. Tu vois : elle s’atténue notablement, dès que le larynx est bien récuré par la vapeur. »

Bardot ne renonçait pas à son opinion :

– « Crois-moi, n’en abuse pas. L’aphonie, si agaçante qu’elle soit, ce n’est qu’un moindre mal. Les inhalations prolongées risquent d’enrayer trop brusquement la toux. » Sa prononciation traînante trahissait son origine bourguignonne ; elle accentuait encore l’expression de douceur, de sérieux, qui émanait du regard.

Il s’était assis et avait fait asseoir Antoine. Il s’appliquait à donner aux malades l’impression qu’il n’était pas pressé, qu’il avait tout le temps de les écouter, que rien ne l’intéressait plus que leurs doléances :

– « Je te conseille de reprendre, ces jours-ci, une de tes potions expectorantes », dit-il, après avoir interrogé Antoine sur la journée de la veille et sur la nuit. « Terpine ou drosera, ce que tu voudras. Et dans une infusion de bourrache… Oui, oui : remède de bonne femme… Une sueur abondante, avant de s’endormir, à condition de ne pas prendre froid, – rien de meilleur ! » La façon dont il appuyait sur certaines voyelles, sur les diphtongues, et dont il prolongeait en chantant les finales (« pôtions expectôrântes… bourrâche… sûeur abôndânte… ») rappelait l’écrasement de l’archet sur les cordes basses d’un violoncelle.

Il prenait plaisir à multiplier les recommandations : il croyait religieusement à l’efficacité de ses traitements, et ne se laissait décourager par aucun échec. Il n’aimait rien tant qu’à persuader autrui : et spécialement Antoine, dont il sentait, sans mesquine jalousie, la supériorité.

– « Et puis », poursuivit-il, sans quitter son patient des yeux, « si tu veux modérer les sécrétions nocturnes, pourquoi pas, pendant quelques jours, une cure sulfo-arsenicale ?… N’est-ce pas ? » ajouta-t-il, s’adressant au docteur Mazet qui venait d’entrer.

Mazet ne répondit pas. Il avait ouvert une armoire, au fond du vestiaire, et changeait contre une blouse blanche sa tunique de toile kaki, tout effilochée et pâlie par les lessives, mais chamarrée de décorations. Un relent de transpiration flotta dans la pièce.

– « Au cas où l’aphonie augmenterait, nous pourrons toujours recourir de nouveau à la strychnine », continua Bardot. « J’ai eu de bons résultats cet hiver, avec Chapuis. »

Mazet se tourna, gouailleur :

– « Si tu n’as pas d’exemple plus encourageant à proposer !… »

Il avait la tête carrée, le front court et traversé d’une profonde balafre ; ses cheveux grisonnants, très denses, étaient plantés bas et taillés en brosse. Le blanc des yeux se congestionnait facilement. La moustache noire tranchait durement sur son teint recuit de vieux colonial.

Antoine regardait Bardot d’un air interrogatif.

– « Le cas de Thibault n’a heureusement aucun rapport avec le cas de Chapuis », lança Bardot, précipitamment. Il était mécontent, et le dissimulait mal. « Ce pauvre Chapuis ne va pas fort », expliqua-t-il, s’adressant cette fois à Antoine. « La nuit a été mauvaise. On est venu me réveiller deux fois. L’intoxication du cœur fait de rapides progrès : arythmie extra-systolique totale… J’attends ce matin le patron, pour le mener au 57. »

Mazet, boutonnant sa blouse, s’était rapproché. Ils discoururent quelques instants sur les troubles cardio-vasculaires des ypérités, « si différents », affirmait Bardot, « selon l’âge des malades ». (Chapuis était un colonel d’artillerie en traitement depuis huit mois. Il avait dépassé la cinquantaine.)

– « … et selon leurs antécédents », ajouta Antoine.

Chapuis était son voisin de palier. Antoine l’avait ausculté plusieurs fois, et il supposait que le colonel, avant d’être atteint par les gaz, devait être porteur d’un rétrécissement mitral latent : ce que ni Sègre, ni Bardot, ni Mazet, ne semblaient avoir soupçonné. Il fut sur le point de le dire. (Plus encore que naguère, il éprouvait une méchante satisfaction d’orgueil à prendre autrui en faute et à le lui faire constater – fût-ce un ami : c’était une petite revanche de cette infériorité à laquelle le condamnait la maladie.) Mais, parler lui était un effort. Il y renonça.

– « Avez-vous mis le nez dans les feuilles ? » demanda Mazet.

Antoine fit un signe négatif.

– « L’attaque des Boches dans les Flandres semble vraiment arrêtée », déclara Bardot.

– « Oui, c’en a l’air », dit Mazet. « Ypres a tenu bon. Les Anglais annoncent officiellement que la ligne de l’Yser est maintenue. »

– « Ça doit coûter cher », observa Antoine.

Mazet eut un mouvement de l’épaule qui pouvait aussi bien signifier : « Très cher », que : « Peu importe ! » Il retourna vers l’armoire, fouilla les poches de sa tunique et revint vers Antoine :

– « Tenez, justement : un journal suisse que m’a passé Goiran… Vous verrez : d’après les communiqués des Centraux, dans le seul mois d’avril, les Anglais auraient perdu plus de deux cent mille hommes, rien que sur l’Yser ! »

– « Si ces chiffres étaient connus de l’opinion publique alliée… », remarqua Bardot.

Antoine hocha la tête, et Mazet ricana bruyamment. Il était près de la porte. Il jeta, par-dessus l’épaule :

– « Mais aucun renseignement exact n’arrive jamais jusqu’à l’opinion publique ! C’est la guerre ! »

Il avait toujours l’air de tenir les autres pour des imbéciles.

– « Sais-tu ce à quoi je réfléchissais ce matin ? » reprit Bardot, lorsque Mazet fut sorti. « C’est que, aujourd’hui, aucun gouvernement ne représente plus le sentiment national de son pays. Ni d’un côté ni de l’autre, personne ne sait ce que pensent vraiment les masses : la voix des dirigeants couvre celle des dirigés… Regarde, en France ! Crois-tu qu’il y ait un combattant français sur vingt qui tienne à l’Alsace-Lorraine au point de consentir à prolonger la guerre d’un mois, pour la ravoir ? »

– « Pas un sur cinquante ! »

– « N’empêche que le monde entier est persuadé que Clemenceau et Poincaré sont authentiquement les porte-parole de l’opinion générale française… La guerre a créé une atmosphère de mensonges officiels, sans précédent ! Partout ! Je me demande si les peuples pourront jamais faire entendre de nouveau leur vraie voix, et si la presse européenne pourra jamais recouvrer… »

L’entrée du professeur l’interrompit.

Sègre répondit militairement au salut des deux médecins. Il serra la main de Bardot, mais non celle d’Antoine. Son menton en galoche, son nez busqué, ses lunettes d’or, sa petite taille surmontée d’un toupet blanc vaporeux, le faisaient ressembler aux caricatures de M. Thiers. Il était extrêmement soigné dans sa tenue, toujours rasé de près. Son parler était bref ; sa politesse, distante, même avec ses collaborateurs. Il vivait à l’écart, dans son bureau, où il se faisait servir ses repas. Grand travailleur, il passait ses journées à rédiger, pour des revues médicales, des articles sur la thérapeutique des gazés, d’après les observations cliniques de Bardot et de Mazet. Ses relations avec les malades étaient rares : à l’arrivée, et en cas d’aggravation subite.

Bardot voulut le mettre au courant de l’état du 57. Mais, dès la première phrase, le professeur coupa court en se dirigeant vers la porte :

– « Montons. »

 

Antoine les regarda partir. « Bon type, ce Bardot », songea-t-il « J’ai de la chance de l’avoir… »

À cette heure-là, il avait l’habitude de regagner sa chambre, d’y achever son traitement, et de s’y reposer jusqu’à midi. Souvent, il était si fatigué par les soins de la matinée qu’il s’assoupissait dans son fauteuil, et que le gong du déjeuner le réveillait en sursaut.

Il suivit, à quelque distance, les deux médecins. « N’empêche », se dit-il tout à coup, « si j’avais eu à mourir ici, l’amitié d’un Bardot ne m’aurait été d’aucun secours… »

Il marchait lentement pour ménager son souffle. L’ascension des deux étages, pour peu qu’il ne prît pas les précautions nécessaires, lui donnait parfois un point de côté, pas très douloureux, mais qui mettait plusieurs heures à se dissiper.

Joseph avait encore oublié de baisser le store. Des mouches voletaient autour de l’étagère où s’alignaient les médicaments. La tapette à mouches pendait à un clou ; mais Antoine était trop las pour faire la chasse. Sans un regard pour l’admirable panorama qui se déployait devant sa fenêtre, il baissa le store, s’assit dans son fauteuil, et ferma un instant les yeux. Puis il tira de sa poche le télégramme et le relut machinalement.

Elle avait accompli son temps, la pauvre vieille… Qu’avait-elle d’autre à faire, qu’à disparaître ? Pourtant, elle n’était pas tellement âgée… « À soixante et des, tu comprends, Antoine, je ne veux pas être à charge », répétait-elle, en branlant la tête, lorsqu’elle s’était mis dans l’esprit d’aller finir ses jours à l’Asile de l’Âge mûr. C’était peu de jours après la mort de M. Thibault. En décembre 13, en janvier 14, peut-être… Mai 18 : plus de quatre ans, déjà ! Avait-elle seulement atteint ses soixante-dix, avant de mourir ?… Il revoyait, sous la suspension, le petit front jaune entre les bandeaux gris, les petites mains d’ivoire qui tremblotaient sur la nappe, les petits yeux de lama effarouché… Tout l’effrayait : une souris dans un placard, un roulement lointain de tonnerre, autant qu’un cas de peste découvert à Marseille, ou qu’une secousse sismique enregistrée en Sicile. Le claquement d’une porte, un coup de sonnette un peu brusque, la faisaient sursauter : « Dieu bon ! » et elle croisait anxieusement ses bras menus sous la courte pèlerine de soie noire qu’elle nommait sa « capuche ». Et son rire… Car elle riait souvent, et toujours pour peu de chose, d’un rire de fillette, perlé, candide… Elle avait dû être charmante dans sa jeunesse. On l’imaginait si bien jouant aux grâces dans la cour de quelque pensionnat, avec un ruban de velours noir au cou et les nattes roulées dans une résille !… Quelle avait pu être sa jeunesse ? Elle n’en parlait jamais. On ne la questionnait pas. Savait-on seulement son prénom ? Personne au monde ne l’appelait plus par son prénom. On ne l’appelait même pas par son nom. On la désignait par sa fonction : on disait « Mademoiselle », comme on disait « la concierge », comme on disait « l’ascenseur »… Vingt ans de suite, elle avait vécu, avec une dévotieuse terreur, sous la tyrannie de M. Thibault. Vingt ans de suite, effacée, silencieuse, infatigable, elle avait été la cheville ouvrière de la maison, sans que nul songeât à lui savoir gré de sa ponctualité, de ses prévenances. Toute une existence impersonnelle, de dévouement, d’abnégation, de don de soi, de modestie, de tendresse bornée et discrète qui ne lui avait guère été rendue.

« Gise doit avoir du chagrin », se dit Antoine.

Il n’en était pas autrement sûr, mais il désirait s’en persuader : il avait besoin des regrets de Gise pour réparer une longue injustice.

« Il va falloir écrire », songea-t-il, avec impatience. (Dès la mobilisation, il avait réduit la correspondance au strict indispensable ; et, depuis qu’il était malade, il avait à peu près complètement renoncé à écrire : par-ci, par-là, quelques mots sur une carte adressée à Gise, à Philip, à Studler, à Jousselin…) « Je vais envoyer un long télégramme de condoléances », décida-t-il. « Ça me donnera quelques jours de répit, pour la lettre… Pourquoi me donne-t-elle l’heure de l’enterrement ? Elle n’a tout de même pas supposé que je ferais le voyage !… »

Il n’avait pas remis les pieds à Paris depuis le début de la guerre. Qu’aurait-il été y faire ? Ceux qu’il aurait eu plaisir à revoir étaient mobilisés, comme lui. Retrouver la maison, l’appartement désert, l’étage des laboratoires désaffecté, à quoi bon ? Ses tours de permission, il les avait toujours abandonnés, à d’autres. Au front, il était du moins assujetti à une vie active, réglée, qui aidait à ne pas penser. Une seule fois, d’Abbeville, avant l’offensive de la Somme, il avait accepté de prendre sa « perm’ », et il était parti se terrer, seul, à Dieppe, en fin d’hiver. Mais, deux jours après son arrivée, il avait repris le train et rejoint sa formation, tant lui pesait son oisiveté dans cette ville qui puait la marée, qu’un vent mouillé battait jour et nuit, et qui était infestée de blessés anglais… Il n’avait jamais revu Gise (ni Philip, ni Jenny, ni personne), depuis la mobilisation. Il n’avait même pas consenti à ce que Gise vînt le voir à Saint-Dizier, pendant sa convalescence, après sa première blessure. Les billets, tendres et laconiques, qu’ils échangeaient tous les deux ou trois mois, lui suffisaient bien pour garder un minimum de contact avec le monde de l’arrière et avec le passé.

C’était par correspondance qu’il avait appris la grossesse de Jenny ; par correspondance, qu’il avait eu confirmation définitive de la mort de Jacques. Au cours de l’hiver 1915, Jenny, avec laquelle il avait échangé plusieurs lettres déjà, et des lettres assez intimes, lui avait écrit qu’elle désirait se rendre à Genève. Elle donnait à ce voyage un double but : elle voulait y faire ses couches, seule, loin des siens ; et elle comptait profiter de son séjour en Suisse pour entreprendre des recherches sur la mort de Jacques – mort qui restait jusqu’alors assez mystérieuse : le bruit s’était répandu, dans les milieux révolutionnaires avec lesquels Jenny était demeurée en relations, que Jacques avait disparu dans les premiers jours d’août, au cours d’une « mission périlleuse ». Antoine eut alors l’idée d’adresser Jenny à Rumelles. Le diplomate était mobilisé à Paris, à son poste du Quai d’Orsay. Sans grande peine, il avait procuré à la jeune femme les laissez-passer nécessaires. À Genève, Jenny avait retrouvé Vanheede. L’albinos l’avait aidée dans son enquête. Il l’avait accompagnée à Bâle et présentée à Plattner. Par le libraire, elle avait eu, enfin, des détails précis sur les derniers jours de Jacques, appris la rédaction du manifeste, le rendez-vous avec l’avion de Meynestrel, l’envol vers le front d’Alsace, au matin du 10 août. Plattner n’en savait pas davantage. Mais Antoine, mis au courant par Jenny, lança Rumelles sur la piste. Et c’est ainsi que, après de vains sondages parmi les listes de prisonniers des camps allemands, Rumelles avait fini par découvrir, dans les archives du ministère de la Guerre, à Paris, une note, émanée du Q. G. d’une division d’infanterie, et datée précisément du 10 août. Cette note, relative au repli des troupes d’Alsace, signalait qu’un avion en flammes s’était abattu dans les lignes françaises. Les restes humains, carbonisés, n’avaient permis aucune identification ; mais, d’après la carcasse de l’appareil, il était possible d’affirmer qu’il s’agissait d’un avion non armé, de fabrication suisse ; et le rapport ajoutait que, parmi des ballots de papiers calcinés, on avait réussi à déchiffrer les fragments d’un tract violemment antimilitariste. Pas de doute : les débris humains étaient ceux de Jacques et de son pilote… Inepte fin ! Antoine n’avait jamais pu prendre son parti des conditions absurdes de cette mort. Aujourd’hui encore, après quatre ans, il en ressentait plus d’irritation que de chagrin.

Il se leva, décrocha la tapette, massacra rageusement une douzaine de mouches, et voulut chasser le reste à coups de serviette ; mais une quinte de toux l’immobilisa, plié en deux, les mains sur le dossier de son fauteuil. Lorsqu’il put se redresser, il humecta de térébenthine une compresse qu’il appliqua quelques instants sur sa poitrine. Puis, momentanément soulagé, il alla prendre deux oreillers sur le lit, vint se rasseoir, et, le buste droit pour éviter l’hypostase, il commença avec précaution ses exercices respiratoires, pinçant son larynx entre le pouce et l’index, et s’efforçant d’émettre des sons bien distincts, d’un souffle de plus en plus soutenu :

– « A… E… I… O… U… »

Ses regards erraient de-ci de-là, à travers la chambre. Elle était petite et d’une écœurante banalité. Ce matin la brise de mer agitait le store, et des reflets dansaient sur les murs laqués, rose brique, nus jusqu’à la frise de liserons chocolat, qui ondulait sous la corniche. Au-dessus de la glace de la toilette, une rangée de six girls américaines, à cols marins, découpées dans quelque magazine, levait six jambes aux pieds cambrés : dernier vestige de la décoration artistique dont le prédécesseur d’Antoine avait, avant de mourir, orné le 53 ; décoration qu’Antoine avait réussi à faire disparaître, à l’exception de ces six girls frénétiques, placées trop haut pour qu’il pût les atteindre sans un imprudent effort. Il avait toujours eu l’intention de faire procéder à cette dernière exécution par Joseph, le garçon de l’étage ; mais Joseph était de petite taille, l’escabeau était au rez-de-chaussée, et Antoine avait préféré n’y plus penser. Sur l’étroite table de pitchpin – où trônait un crachoir de porcelaine, et où, parmi des flacons et des boîtes pharmaceutiques, s’amassaient de vieux journaux, des revues, des cartes du front, des disques – c’est à peine s’il lui restait la place d’ouvrir, chaque soir, son agenda, pour y noter les observations médicales de la journée. D’autres fioles de potions encombraient la tablette de verre du lavabo. Entre la table et une armoire de bois blanc (qui contenait son linge et ses effets) était dressée, debout, une cantine vide, où se lisait encore, écaillée, l’inscription réglementaire : Docteur THIBAULT Major au 2e Bataillon. Elle servait de piédestal à un phonographe hors d’usage.

Près de cinq mois bientôt qu’Antoine, confiné dans cette cellule rosâtre, surveillait les fluctuations de son mal et guettait en vain des symptômes nets de guérison. Près de cinq mois… Il y avait souffert, compté les minutes, mangé, bu, toussé, commencé des lectures qu’il n’avait jamais finies, rêvé au passé, à l’avenir, reçu des visites, plaisanté, discuté jusqu’à l’essoufflement sur la guerre et sur la paix… Il avait pris en dégoût ce lit, ce fauteuil, ce crachoir, témoins des heures de fièvre, d’étouffement, d’insomnie. Par bonheur, son état lui permettait assez souvent de descendre, de s’évader. Il se réfugiait alors, avec un livre qu’il ne lisait pas, mais qui protégeait un peu sa solitude, dans l’allée des cyprès, ou sous les oliviers, parfois même jusqu’au fond du potager, près de la noria dont le ruissellement donnait une impression de fraîcheur. Ou bien, s’il se sentait capable de rester quelque temps debout, il allait s’enfermer avec Bardot et Mazet dans le laboratoire. Il y respirait aussitôt un air familier. Bardot lui prêtait une blouse, l’associait à ses manipulations. Il sortait de là fourbu, mais c’était ses meilleurs jours.

Si seulement il avait pu mettre à profit, pour l’avenir, ce répit forcé, ces semaines, ces mois, qu’il perdait là à attendre son rétablissement ! À plusieurs reprises, il avait essayé d’entreprendre quelque travail personnel. Mais toujours survenait une rechute qui l’obligeait à suspendre son effort avant même qu’il eût donné quelque résultat. Un projet surtout le hantait : condenser en une longue étude les observations qu’il avait amassées, avant la guerre, sur les troubles respiratoires infantiles dans leur rapport avec le développement intellectuel et la faculté d’attention des enfants. Ces documents formaient dès maintenant un ensemble assez riche pour lui permettre d’en tirer un petit livre, au moins un copieux article de revue ; et il avait hâte de le faire, pour prendre date, car ce sujet était « dans l’air », et Antoine risquait d’être devancé par quelque autre spécialiste d’enfants. Mais, sa santé lui eût-elle permis cet effort, qu’il n’aurait pu l’entreprendre, faute d’avoir ses dossiers, ses tests, qui étaient tous à Paris. Et aucun moyen de les faire revenir : son secrétaire, le jeune Manuel Roy, avait disparu, avec toute sa section, dans une attaque sous Arras, dès le second mois de la guerre ; Jousselin était depuis deux ans prisonnier dans un camp, en Silésie ; et quant au Calife, blessé à Verdun en 1916, puis rétabli mais resté dur d’oreille, il s’était spécialisé dans la radiologie, et il venait d’être affecté au service sanitaire de l’Armée d’Orient.

Le premier tintement de gong, qui annonçait l’approche du déjeuner, le fit se lever. Il alluma l’applique du lavabo pour éclairer le fond de sa gorge. Avant de se mettre à table il prenait généralement la précaution de se faire quelques instillations, afin d’atténuer la difficulté de la déglutition ; – difficulté qui devenait si pénible, certains jours, qu’il lui fallait recourir à Bardot et à son galvano-cautère.

En attendant le second appel, il poussa son fauteuil près de la fenêtre et souleva le store. Devant lui, s’étendait une vaste pente de cultures en terrasses, couronnée de crêtes rocheuses ; sur la droite, ondulait la ligne familière des collines, qui se succédaient, dans un poudroiement de soleil, jusqu’à l’horizon bleu foncé de la mer. Au-dessous de lui, le jardin, d’où montaient des parfums de fleurs et des voix. Il se pencha pour suivre un instant le va-et-vient habituel des malades dans la grande allée qu’abritait la rangée de cyprès. Il les connaissait tous : Goiran et son complice Voisenet (les deux seuls malades dont les cordes vocales étaient intactes, et qui discouraient du matin au soir) ; Darros, avec son livre sous le bras ; Echmann, qu’on appelait « le Kangourou » ; et le commandant Reymond, qui, au centre d’un groupe de jeunes officiers, avait, comme chaque matin, déplié une carte et commentait le communiqué. Rien qu’à les voir s’agiter, gesticuler, il croyait les entendre ; et il en éprouvait presque la même lassitude que s’il avait été parmi eux.

Le gong retentit de nouveau, et tout le jardin s’anima comme une fourmilière alertée.

Antoine se redressa en soupirant. « Rien de moins engageant que ce tintement sinistre », songea-t-il. « Pourquoi pas une cloche, comme partout ? »

Il n’avait aucune faim. Il se sentait sans courage pour descendre encore une fois ses deux étages, affronter une fois de plus l’odeur de mangeaille, le service bruyant, la promiscuité de l’éternelle popote, écouter avec un sourire complaisant les palabres quotidiennes sur les projets de l’Allemagne, les calculs sur la durée de la guerre, l’explication des sous-entendus du communiqué… – le tout, assaisonné de taquineries rituelles, de souvenirs du front, d’histoires scabreuses, et, pis encore : de confidences ingénues sur l’aspect de certaines mucosités ou sur l’abondance des expectorations de la nuit…

En troquant sa veste de pyjama contre une vieille tunique à trois galons, en toile blanche, il sortit de sa poche la dépêche de Gise, et s’immobilisa brusquement :

« Si j’y allais ? »

Il ne put s’empêcher de sourire. Il savait qu’il n’en ferait rien, et cette certitude intérieure laissait à son imagination toute liberté de vagabonder un instant autour de ce projet fantaisiste. En soi, il n’aurait rien eu d’irréalisable, ce projet. Avec des précautions, en n’interrompant pas son traitement, en prenant soin d’emporter un inhalateur et son arsenal de drogues, Antoine ne courrait aucun risque d’aggravation. Enterrement dimanche dix heures… Il suffirait de prendre, demain, samedi, le rapide de l’après-midi, pour être à Paris dimanche matin… Sègre ne lui refuserait certainement pas une permission : n’en avait-il pas accordé une à Dosse, malgré son état ?… L’occasion était tentante, à certains égards… Alléchante même, par son inattendu…

Il se vit, soudain, comme au temps de l’avant-guerre, – au temps de la vie facile et de la santé – assis, seul, silencieux, à la table bien servie d’un wagon-restaurant…

À Paris, il pourrait consulter sur son état son vieux maître Philip… Surtout, il retrouverait ses dossiers, ses tests : il rapporterait une pleine valise de notes, de livres ; de quoi travailler, de quoi utiliser enfin cette interminable convalescence…

Paris ! Trois ou quatre jours d’évasion ! Trois ou quatre jours sans popote !

Pourquoi pas, après tout ?

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