JUILLET

Le Mousquier, 2 juillet 1918.

Rêvé de Jacques, à l’instant même, dans ce court assoupissement à la fin de la nuit. Impossible déjà de renouer les fils de l’histoire. Ça se passait rue de l’Université, autrefois, dans le petit rez-de-chaussée. M’a remis en mémoire cette époque où nous avons vécu ensemble, si proches. Entre autres souvenirs : le jour où J. est sorti du pénitencier, où je l’ai installé chez moi. Pourtant, c’était moi qui l’avais voulu, pour le soustraire à la surveillance de Père. Mais je n’ai pas pu me défendre d’un vilain sentiment hostile, d’un regret égoïste. Me rappelle très bien que je me suis dit : « Soit, je veux bien l’avoir là, mais que ça ne dérange pas mes habitudes, mon travail, que ça ne m’empêche pas d’arriver. » Arriver ! Tout au long de mon existence, ce refrain : arriver ! Le mot d’ordre, l’unique but, quinze ans d’efforts… et maintenant, ce mot, arriver, ce matin, dans ce lit, quelle dérision !…

 

Ce cahier. J’ai chargé hier l’économe de m’acheter ce cahier à la papeterie de Grasse. Enfantillage de malade, peut-être. Je verrai bien. Ai constaté, par mes lettres à Jenny, l’espèce de soulagement que j’éprouve à écrire ce que je pense. N’ai jamais tenu de journal, pas même à seize ans, comme faisaient Fred, et Gerbron, et tant d’autres. Un peu tard ! Pas un journal, mais noter, si l’envie m’en prend, les idées qui me travaillent. Hygiénique, à coup sûr. Dans le cerveau d’un malade, d’un insomnieux, tout tourne à l’obsession. Écrire, ça délivre. Et puis, diversion, tuer le temps. (Tuer le temps, moi, qui, naguère, trouvais le temps si court ! Même au front, et même pendant cet hiver à la clinique, j’ai vécu sous pression, comme j’ai fait toute ma vie, sans une heure inoccupée, sans avoir notion du temps qui coule, sans avoir la conscience du présent. C’est depuis que mes jours sont comptés que les heures sont interminables.)

Nuit passable. Ce matin, 37,7.

 

Soir.

Recrudescence des étouffements. Tempér. 38,8. Douleurs intercostales. Me demande s’il n’y a pas menace du côté plèvre.

Exorciser les spectres, en les fixant sur le papier.

Hanté toute la journée par cette question de succession. Organiser ma mort. (Ce souci tenace d’organisation ! Mais il ne s’agit pas de moi, cette fois : il s’agit d’eux, du petit.) Fait et refait dix fois les calculs, vente de la villa de Maisons, location de la rue de l’Université, vente du matériel des labos. À moins de prendre pour locataire une entreprise de produits chimiques ? Studler pourrait s’en occuper. Ou, à défaut, diriger le démontage des appareils, et chercher acquéreur.

Penser aussi à Studler, qui va se trouver sans situation, sans ressources, après la guerre.

Laisser une note pour lui et pour Jousselin, relative aux documents, aux tests. (Biblioth. de la Faculté ?)

 

3 juillet.

Lucas m’a remis les résultats de l’analyse sanguine. Nettement mauvais. Bardot, de sa voix traînante, a dû avouer : « Pas fameux. » Mon beau sang d’autrefois ! Ma convalescence à Saint-Dizier, après ma première blessure, quelle confiance dans ma carcasse ! quelle fierté de la qualité de mon sang devant la rapidité des cicatrisations ! Jacques aussi. Le sang des Thibault.

Ai posé à Bardot la question complications pleurales : « Manquerait plus que je vous fasse une purulente… » Il a haussé ses épaules de bon géant, m’a examiné avec soin. Rien à craindre, dit-il.

Sang des Thibault. Celui de Jean-Paul ! Mon beau sang d’autrefois, notre sang, c’est dans les veines de ce petit qu’il galope maintenant !

Au cours de la guerre, je n’ai pas un seul jour accepté de mourir. Pas une seule fois, fût-ce durant dix secondes, je n’ai fait le sacrifice de ma peau. Et de même, maintenant : je me refuse au sacrifice. Je ne peux plus me faire d’illusions, je suis bien obligé de constater, d’attendre l’irrémédiable ; mais je ne peux pas consentir ni être complice par la résignation.

 

Après-midi.

Je sais bien où seraient la raison, la sagesse, où serait la dignité : pouvoir de nouveau considérer le monde et son incessant devenir, en lui-même. Non plus à travers moi et cette mort prochaine. Me dire que je suis une parcelle insignifiante de l’univers. Parcelle gâchée. Tant pis. Qu’est-ce, en comparaison du reste, qui continuera après moi ?

Insignifiante, oui, mais j’y attachais tant de prix !

Essayer, pourtant.

Ne pas se laisser aveugler par l’individuel.

 

4 juillet.

Bonne lettre de Jenny, ce matin. Détails charmants sur son fils. N’ai pu me retenir d’en lire des passages à Goiran, qui raffole de ses deux gosses. Il faut que Jenny le fasse photographier.

Il faut aussi que je me décide à lui écrire la lettre. Difficile. J’attends d’avoir eu une nuit de vrai repos.

Quel miracle – pas d’autre mot – que l’apparition de cet enfant à l’instant précis où les deux lignées dont il sort, Fontanin et Thibault, allaient s’éteindre sans avoir rien donné qui vaille ! Qu’est-ce qu’il porte en lui de son hérédité maternelle ? Les meilleurs éléments, j’espère. Mais ce que je sais déjà, sans doute possible, c’est qu’il est bien de notre sang à nous. Décidé, volontaire, intelligent. Fils de Jacques. Un Thibault.

Rêvé là-dessus toute la journée. Cet élan imprévu de la sève, qui fait à point nommé surgir de notre souche ce rameau neuf… Est-ce fou d’imaginer que ça répond à quelque chose, à quelque dessein de la création ? Orgueil familial, peut-être. Et pourquoi cet enfant ne serait-il pas le prédestiné ? l’aboutissement de l’obscur effort de la race pour fabriquer un type parfait de l’espèce Thibault ? le génie que la nature se doit de réussir un jour, et dont nous n’étions, mon père, mon frère et moi, que les ébauches ? Cette violence concentrée, cette puissance, qui étaient déjà en nous avant d’être en lui, pourquoi ne s’épanouiraient-elles pas, cette fois, en force vraiment créatrice ?

 

Minuit.

Insomnie. Spectres à « exorciser ».

Un mois et demi, maintenant, sept semaines, que je me sais perdu. Ces mots : savoir qu’on est perdu, ces mots que j’écris, qui sont pareils à d’autres, et que tout le monde croit comprendre, et dont personne, sauf un condamné à mort, ne peut pénétrer intégralement le sens… Révolution foudroyante, qui brusquement fait le vide total dans un être.

Pourtant, un médecin qui vit en contact avec la mort, devrait… Avec la mort ? Celle des autres ! Ai déjà essayé bien des fois de rechercher les causes de cette impossibilité physique d’acceptation. (Qui tient peut-être à un caractère particulier de ma vitalité. Idée qui m’est venue ce soir.)

Cette vitalité d’autrefois – cette activité que je mettais à entreprendre, ce perpétuel rebondissement, – je l’attribue en grande partie au besoin que j’avais de me prolonger par la création : de « survivre ». Terreur instinctive de disparaître. (Assez générale, bien sûr. Mais à des degrés très variables.) Chez moi, trait héréditaire. Beaucoup réfléchi à mon père. Désir, qui le hantait, de donner son nom : à ses œuvres, à des prix de vertu, à la grande place de Crouy. Désir, qu’il a réalisé, de voir son nom (Fondation Oscar-Thibault) gravé au fronton du pénitencier. Désir d’imposer son prénom (le seul élément qui, dans son état civil, lui était personnel), à toute sa descendance, etc. Manie de coller son monogramme partout, sur la grille de son jardin, sur sa vaisselle, sur ses reliures, jusque sur le cuir de son fauteuil !… Beaucoup plus qu’un instinct de propriétaire (ou, comme je l’ai cru, un signe de vanité). Besoin superbe de lutter contre l’effacement, de laisser son empreinte. (La survie, l’au-delà, en fait, ne lui suffisaient pas.) Besoin que j’ai hérité de lui. Moi aussi, secret espoir d’attacher mon nom à une œuvre qui me prolonge, à une découverte, etc.

On n’échappe pas à son père !

 

Sept semaines, cinquante jours et cinquante nuits face à face avec la certitude ! Sans un seul moment d’hésitation, de doute, d’illusion. Cependant – et c’est ce que je voulais noter – il y a malgré tout des répits dans cette obsession. De brefs intervalles, non pas d’oubli, mais où l’idée fixe recule… Il m’arrive, et de plus en plus fréquemment, de vivre quelques instants – deux, trois minutes ; maximum : quinze ou vingt – pendant lesquels la certitude de mourir bientôt n’occupe plus le devant de la scène, se met en veilleuse. Pendant lesquels il m’est tout à coup possible d’agir, de lire attentivement, d’écrire, d’écouter, de discuter, enfin de m’intéresser à des choses étrangères à mon état, comme si j’étais délivré de l’emprise ; et pourtant sans que l’obsession cesse d’être là, sans que je cesse de la sentir présente, au second plan, en réserve. (Cette sensation qu’elle est là, je l’ai même en dormant.)

 

6 juillet, matin.

Mieux, depuis jeudi. Tout me paraît presque beau et bon, dès que je souffre moins. Dans les journaux de ce matin, l’article sur les succès italiens dans le delta du Piave m’a causé une sorte de plaisir dont j’avais oublié la saveur. Bon signe.

Rien écrit hier. Me suis aperçu, dehors, que j’avais laissé mon cahier dans ma chambre. Paresse de monter, mais ça m’a manqué tout l’après-midi. Je commence à prendre goût à ce passe-temps.

Guère le temps d’écrire aujourd’hui. Trop d’observations à consigner dans l’agenda noir. M’aperçois que je l’ai un peu négligé, l’agenda, depuis l’achat du carnet. Me suis contenté de notations trop abrégées. Pourtant, c’est l’agenda qui mérite effort, qui doit passer avant. Faire deux parts : le carnet, pour les « spectres » ; et l’agenda, pour tout ce qui est santé, température, traitements, effets thérapeutiques, réactions secondaires, processus de l’intoxication, discussions avec Bardot ou avec Mazet, etc. Sans m’exagérer leur valoir, je crois que ces précisions quotidiennes, prises depuis le premier jour, par un gazé qui est en même temps un médecin, pourront constituer, en l’état actuel de la science, un ensemble d’observations cliniques d’une incontestable utilité. Surtout si je mène la chose jusqu’au bout. Bardot m’a promis qu’il le ferait paraître dans le Bulletin.

 

Hier, départ du gros Delahaye. Congé de convalescence. Se croit définitivement guéri. L’est peut-être, qui sait ? Il est monté me dire adieu. Gauche, faisant semblant d’être en retard, et pressé. Ne m’a pas dit : « On se reverra » ni rien d’approchant. Joseph, qui rangeait la chambre, a dû le remarquer, car il s’est empressé de dire, aussitôt la porte refermée : « Vous voyez bien qu’on s’en tire, Monsieur le major ! »

 

J’ai été sur le point d’écrire, tout à l’heure : « Si je vis encore, c’est à cause de cet agenda. » Il faudra tirer au clair la question suicide. Reconnaître enfin que l’agenda n’a jamais été qu’un prétexte. Les comédies qu’on se joue à soi-même ! Étrange. Je répugne à m’avouer que je n’ai jamais eu vraiment le désir d’en finir. Non, même aux pires heures. Si j’avais dû faire le geste, c’est à Paris, le matin où j’ai acheté les ampoules, que… J’y ai bien pensé, avant de monter dans mon train… Et c’est ce matin-là que j’ai commencé à me jouer la comédie de l’agenda. Comme si j’avais un dernier devoir à accomplir avant de disparaître. Comme si j’avais une œuvre capitale à terminer. Comme si l’importance que j’attache à ces notes cliniques était capable de contrebalancer, d’écarter, la tentation. Manque de cran ? Non, vraiment non. Si la tentation avait été réelle, ce n’est pas la peur qui m’aurait retenu. Non. Ce n’est pas le cran qui m’a manqué, c’est l’envie. Le vrai, c’est que la tentation n’a jamais fait que m’effleurer. Je la repoussais chaque fois, sans peine. (En simulant la force d’âme, et bien aise d’avoir ce prétexte : l’agenda à tenir…)

Et pourtant, à moins d’une mort brusque, – improbable, hélas – je sais que je n’attendrai pas la fin naturelle. Je le sais. Là, je suis sincère, et parfaitement lucide, je crois. L’heure viendra, j’en suis sûr. Je n’ai qu’à la laisser venir. La drogue est là. Un geste à faire. (Pensée qui, malgré tout, apaise.)

 

Soir.

Avant le déjeuner, sous la véranda, Goiran nous a apporté un journal suisse qui donne en entier le nouveau discours de Wilson. Il l’a lu à haute voix. Ému, et nous aussi. Chaque message de Wilson, large bouffée d’air respirable qui passe sur l’Europe ! Fait penser à l’oxygène qu’on projette au fond de la mine après l’éboulement, pour que les malheureux ensevelis puissent lutter contre l’asphyxie, durer jusqu’à la délivrance.

 

7 juillet, 5 heures du matin.

L’idée fixe. Un mur, contre lequel je me jette. Je me relève, je me précipite, je me heurte encore, et je retombe, pour recommencer. Un mur. Par instants – sans y croire une seconde – j’essaye de me dire que peut-être ce n’est pas vrai, que peut-être je ne suis pas condamné. Pour avoir un prétexte à refaire tous les raisonnements logiques qui, toujours, fatalement, me rejettent contre le mur.

 

Après-midi, dehors.

Relu le message de Wilson. Beaucoup plus précis que les précédents. Définit sa conception de la paix, énumère les conditions indispensables pour que le règlement soit « définitif ». Projet d’une ampleur exaltante : 1° Suppression des régimes politiques susceptibles d’amener de nouvelles guerres. 2° Avant toute modification de frontières ou attribution de territoire, consultation des peuples intéressés. 3° Accord entre tous les États sur un code de droit international, aux lois duquel ils s’engageront tous à se soumettre. 4° Création d’un organisme international, faisant fonction de tribunal d’arbitrage, et où seraient représentées, sans distinction, toutes les nations du monde civilisé.

(Plaisir enfantin que je prends à écrire ça, à le fixer. Impression d’adhérer davantage : de collaborer.)

Sujet de toutes les conversations ici. Flamme d’espoir sur tous les visages. Et combien bouleversant de penser qu’il en est de même, en ce moment, dans toutes les villes d’Europe, d’Amérique ! Le retentissement de ce discours dans chaque cantonnement de repos, dans chaque abri de tranchée ! Tous, si las de s’entre-tuer depuis quatre ans ! (De s’entre-tuer depuis des siècles, sur l’ordre des dirigeants…) On attendait cet appel à la raison. Sera-t-il entendu des responsables ? Pourvu, cette fois, que la graine lève, et partout ! Le but est si clair, si sage, si conforme au destin de l’homme, à ses instincts profonds ! La réalisation peut soulever mille problèmes, demander de longs efforts ; mais comment douter que ce soit dans cette voie-là, et non dans une autre, que doit s’engager coûte que coûte le monde de demain ? Quatre années de guerre, sans autre résultat que massacres, entassements de ruines. Les plus aventureux rêveurs de conquêtes doivent bien être forcés de reconnaître que la guerre est devenue pour l’homme, pour les États, une catastrophe sans compensation possible. Alors ? À partir du moment où l’absurdité de la guerre est dans tous les domaines vérifiée par l’expérience, où l’accord est fait là-dessus entre les constatations des politiciens, les calculs des économistes, la révolte instinctive des masses, – quel obstacle reste-t-il à l’organisation de la paix perpétuelle ?

 

Après le déjeuner, crise d’étouffement. Piqûre. Chaise longue, sous les oliviers. Trop fatigué pour cette lettre à Jenny, qu’il me tarde tant d’écrire, cependant.

Discussion, en ma présence, entre Goiran, Bardot et Mazet. L’idée maîtresse de Wilson : cet organisme d’arbitrage international. Rien à y perdre pour personne ; et, pour chaque État, tout à gagner. Et même ceci, à quoi on ne pense pas assez : le fonctionnement de ce tribunal suprême ménagerait les amours-propres, les susceptibilités nationales, d’où sont sorties tant de guerres. Un peuple, un gouvernement, un souverain même, si chatouilleux soient-ils, se sentiraient moins touchés dans leur orgueil et leur prestige, s’ils avaient à s’incliner devant la sentence d’une Cour internationale décidant au nom de l’intérêt collectif des États, que s’ils avaient à capituler devant la menace d’un voisin ou la pression d’une coalition ennemie. Il faudrait (dit Goiran) que ce tribunal soit constitué dès la fin des hostilités, et avant le règlement des comptes. Pour que les clauses de paix soient discutées, non plus hargneusement entre adversaires, mais sereinement, au sein d’une Société universelle des nations, qui arbitrerait de haut, qui répartirait les responsabilités, qui rendrait un verdict impartial.

Société des Nations. – Unique moyen, et moyen infaillible, de rendre désormais toute guerre impossible : puisque, dès qu’un État serait attaqué ou menacé par un autre, tous les États feraient automatiquement front contre l’agresseur, et paralyseraient son action, et lui imposeraient l’arbitrage du droit !

Et il faut voir plus loin encore. Cette Société des Nations devrait être l’instigatrice d’une politique et d’une économie internationales ; aboutir à une coopération générale, organisée, qui soit enfin à l’échelle de la planète. Étape nouvelle, étape décisive, pour la civilisation.

 

Goiran a dit là-dessus beaucoup de choses très justes. Je me souviens d’avoir été trop sévère pour Goiran. Cet ancien normalien, qui avait toujours l’air de tout savoir, m’agaçait. Et le ton, aussi : comme s’il était à Henri-IV, dans sa chaire de professeur d’histoire… Mais c’est exact, il sait vraiment beaucoup de choses. Il suit de près les événements, il lit huit ou dix journaux tous les jours, il reçoit chaque semaine un colis de journaux et de revues suisses. Esprit pondéré, en somme. (J’ai toujours eu un faible pour les pondérés.) L’application qu’il met à juger les faits contemporains avec recul, en historien, me plaît. Voisenet était là, lui aussi. (« Goiran et Voisenet sont les seuls de la clinique à âvoir des côrdes vôcâles à peu près intâctes… Ils en prôfitent ! » dit Bardot.)

 

Pas mauvaise journée. Autant qu’à la piqûre, je crois que c’est à Wilson que je le dois !

J’ajoute encore : la création d’une Société des Nations pourrait faire surgir des décombres de cette guerre quelque chose d’absolument neuf : l’apparition d’une conscience mondiale. Par quoi l’humanité ferait un bond définitif vers la justice et la liberté.

 

11 heures du soir.

Feuilleté les journaux. Verbiage, médiocrité repoussante. Wilson semble vraiment être le seul homme d’État d’aujourd’hui qui ait le don des larges vues. L’idéal démocratique, dans ce qu’il a de plus noble. Comparés à lui, nos démagogues français (ou anglais) font figure de petits affairistes. Tous, plus ou moins, restent les instruments de ces traditions impérialistes qu’ils affectent de condamner chez l’adversaire.

Ai parlé d’Amérique et de démocratie avec Voisenet et Goiran. Voisenet a vécu quelques années à New-York. Stabilité des États-Unis, sécurité. Goiran, en verve de prophétie, prédit pour le XXIe siècle l’envahissement de l’Europe par les Jaunes, et l’avenir de la race blanche réduit au seul continent américain…

 

2 heures du matin.

Insomnie. Un bref assoupissement, pendant lequel j’ai rêvé de Studler. À Paris, dans le labo du fond. Le Calife, en blouse, un képi sur la tête, la barbe coupée plus court. Je venais de lui expliquer je ne sais quoi, avec véhémence. Wilson, peut-être, et la Ligue des Nations… Il m’a regardé, par-dessus l’épaule, de son grand œil mouillé : « Qu’est-ce que ça peut bien te foutre, puisque tu vas claquer ? »

Je songe encore à Wilson. (N’en déplaise au Calife.) Wilson me paraît prédestiné au rôle qu’il assume. Pour que la fin de cette guerre soit aussi la fin des guerres, il faut que la paix soit l’œuvre d’un homme neuf, d’un homme du dehors, sans ressentiment ; qui n’ait pas vécu quatre ans dans cette convulsion, comme les dirigeants d’Europe, acharnés à l’écrasement de l’adversaire. Wilson, homme d’outre-mer. Représentant d’un pays qui incarne l’union dans la paix et la liberté. Et il a derrière lui un quart des habitants du globe ! Tout Américain sensé doit évidemment se dire : « Si nous avons pu établir entre nos États, et conserver, depuis un siècle, une paix solide et constructive, pourquoi les États-Unis d’Europe seraient-ils impossibles ? » Wilson continue la lignée des Washington, etc. (Il en a conscience. Allusions dans son discours.) Ce Washington, qui haïssait la guerre et qui l’a faite néanmoins, pour affranchir son pays de la guerre. Avec l’arrière-pensée (dit Goiran) qu’il affranchirait du même coup le monde ; que, s’il réussissait à faire, de ces petits États hostiles, une vaste Confédération pacifique, l’exemple serait irrésistible pour le Vieux Continent. (Lequel aura mis plus de cent ans à comprendre !)

 

J’écris, et les aiguilles tournent autour du cadran… Wilson m’aide à tenir : en respect les spectres !

Problèmes passionnants, même pour un « mort en sursis ». Pour la première fois depuis mon retour de Paris, je parviens à m’intéresser à l’avenir. L’avenir du monde, qui va se jouer à la fin de cette guerre. Tout serait compromis, et pour combien de temps, si la paix qui vient n’était pas refonte, reconstruction, unification de l’Europe exsangue. Oui : si la force armée continuait a être le principal instrument de la politique entre les États ; si chaque nation, derrière ses frontières, continuait à être seule arbitre de sa conduite, et livrée à ses appétits d’extension ; si la fédération des États d’Europe ne permettait pas une paix économique, comme la veut Wilson, avec la liberté des échanges commerciaux, la suppression des barrières douanières, etc. ; si l’ère de l’anarchie internationale n’était pas définitivement bouclée ; si les peuples n’obligeaient pas leurs gouvernements à se soumettre enfin, de concert, à un régime d’ordre général, basé sur le droit ; – alors, tout serait à recommencer, et tout le sang versé aurait coulé en vain.

Mais tous les espoirs sont permis !

(J’écris ça, comme si je devais « en être »…)

 

8 juillet.

Trente-sept ans. Dernier anniversaire !…

En attendant la cloche de midi. La blanchisseuse et sa fille viennent de passer sous la véranda, leurs ballots de linge à l’épaule. L’émotion que j’ai ressentie, l’autre jour, en regardant cette jeune femme, en remarquant un peu de lourdeur dans sa démarche, une certaine cambrure des reins, une certaine raideur dans les hanches. Enceinte. À peine visible. Trois mois et demi, quatre au plus. Émotion poignante, effroi, pitié, envie, désespoir ! Pour qui n’a plus d’avenir, le mystère de cet avenir, étalé là, presque tangible ! Cet embryon, si loin encore de la vie, et qui aura toute sa vie inconnue à vivre ! Cette naissance, que ma mort n’empêchera pas…

 

Dehors.

Wilson occupe encore tous les esprits. Les bridges chôment. Même le club de l’adjudant : deux heures qu’ils palabrent, sans toucher leurs cartes.

Les journaux aussi, pleins de commentaires. Bardot constatait ce matin combien significatif que la censure laisse les imaginations s’exciter devant ces mirages de paix. Bon article dans le J. de L. Rappelle le message de Wilson en janvier 17 : « Paix sans victoire », et « limitation progressive des armements nationaux, jusqu’au désarmement général ». (Janvier 17. Souvenir de ce patelin en ruines, derrière la cote 304. La cave voûtée de la popote. Les discussions sur le désarmement avec Payen, et le pauvre Seiffert.)

 

Interrompu par Mazet, pour l’analyse. Diminution des chlorures et surtout des phosphates.

Temps orageux, épuisant. Me suis traîné jusqu’à la noria, pour entendre le bruit de l’eau. J’ai de plus en plus de mal à lire avec suite, à fixer mon attention sur la pensée d’autrui. Sur la mienne, ça va encore. Ce carnet m’est un délassement. Qui ne durera pas toujours. J’en profite.

Discours Wilson janvier 17. Désarmement. But essentiel. Conversations au déjeuner. Tous d’accord, sauf Reymond. Des choses qu’on dit couramment aujourd’hui, et qu’on n’aurait pas osé dire, qu’on n’aurait pas osé penser, il y a seulement deux ans : l’armée, chancre qui se nourrit de la substance d’une nation. (Image frappante, ad usum populi : chaque ouvrier, employé à la fabrication des obus, cesse de collaborer à la production utile, devient donc un parasite à la charge de la collectivité.) Une nation, dont le tiers du budget s’engouffre dans les dépenses militaires, ne peut pas vivre : la ruine ou la guerre. Le cataclysme actuel est le résultat fatal de quarante années d’armement systématique. Aucune paix ne serait durable sans désarmement général. Vérité cent fois proclamée. En vain, et l’on sait pourquoi : en temps de paix armée, il est illusoire d’espérer que des gouvernements, convaincus de la primauté de la force sur le droit, et déjà dressés les uns contre les autres, et lancés à fond dans la course aux armements, puissent jamais s’entendre pour renverser la vapeur et renoncer tous ensemble à leur folle tactique. Mais tout peut changer demain, à l’heure de la paix. Parce que tous les pays d’Europe seront revenus à zéro. Table rase. Épuisés par la guerre, ayant vidé leurs arsenaux, ils auront à recommencer tout sur des bases neuves. Une heure exceptionnelle approche, une heure sans précédent : celle où le désarmement général devient une chose possible. Wilson l’a compris. L’idée du désarmement, reprise et lancée par lui, ne peut pas ne pas être accueillie avec enthousiasme par toutes les opinions publiques. Ces quatre années ont préparé les voies, ont consolidé partout l’instinct de résistance à la guerre, ont aiguisé le désir de voir s’établir une morale internationale, qui se substitue enfin au duel des armées pour régler les conflits entre peuples.

Il faudrait maintenant que l’immense majorité des hommes qui veulent la paix impose enfin à l’infime minorité de ceux qui ont intérêt à fomenter des guerres, une organisation forte, capable de la défendre à l’avenir, – une Ligue des Nations, disposant au besoin d’une police internationale, et d’une autorité arbitrale capable d’interdire à jamais l’emploi de la force. Que les gouvernements soumettent la question à un plébiscite général ; le résultat n’est pas douteux !

Ce matin, à table, il n’y a eu naturellement que le commandant Reymond pour s’indigner et traiter Wilson de « puritain illuminé », totalement ignorant des « réalités européennes ». Exactement le son de cloche de Rumelles, chez Maxim’s. Goiran lui a bien tenu tête : « Si la paix à venir n’était pas une réconciliation, dans un commun souci de justice, pour la création d’une Europe solidaire, cette paix, que des millions de pauvres bougres ont payée si cher, ne serait rien d’autre qu’un traité de plus, un simulacre de paix, condamné à être balayé à la première occasion par le désir de revanche des vaincus ! » – « On sait ce que valent et ce que durent les Saintes Alliances », disait Reymond. Et comme j’étais intervenu, je me suis attiré cette boutade (peut-être pas si sotte, à la réflexion ; et moins paradoxale qu’elle n’en a l’air) : « Naturellement, Thibault, vous êtes bien trop réaliste pour ne pas être sensible aux séductions des utopies ! » (Cela demanderait examen.)

Premières gouttes. Si l’orage pouvait nous donner une nuit fraîche !

 

9 juillet, à l’aube.

Mauvaise nuit. Étouffements. Pas dormi deux heures, et en combien de fois ?

Pensé à Rachel. Par ces nuits chaudes, le parfum du collier est insoutenable. Elle aussi, fin stupide, dans un lit d’hôpital. Seule. Mais on est toujours seul pour sa fin.

Pensé brusquement à ceci : que, ce matin comme chaque matin, à cette heure-ci, quelque part dans les tranchées, des milliers de malheureux attendent le signal de l’assaut. Me suis appliqué cyniquement à y chercher du réconfort. En vain. Je les envie plus d’être bien portants et de courir leur chance, que je n’arrive à les plaindre d’avoir à enjamber le parapet…

Dans ce Kipling que j’essaie de lire, je trouve ce mot : juvénile. Je pense à Jacques… juvénile : épithète qui lui convenait si bien ! N’a jamais été qu’un adolescent. (Voir dans les dictionnaires les caractères typiques de l’adolescent. Il les avait tous : fougue, excessivité, pudeur, audace et timidité, et le goût des abstractions, et l’horreur des demi-mesures, et ce charme que donne l’inaptitude au scepticisme…)

Aurait-il été, dans son âge mûr, autre chose qu’un vieil adolescent ?

 

Je relis mes notes de cette nuit. La phrase de Reymond : utopies… Non. Me suis toujours défié – exagérément même – des entraînements illusoires. Ai toujours retenu cette maxime de je ne sais qui – que « le pire dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient ». Vraiment, non. Quand Wilson déclare : « Ce que nous demandons, c’est que le monde soit rendu pur et qu’il soit possible d’y vivre », là, mon scepticisme résiste : pas assez d’illusions sur la perfectibilité de l’homme pour espérer que le monde, aménagé par lui, soit jamais rendu « pur ». Mais quand Wilson ajoute : « et qu’il soit rendu sûr pour toutes les nations qui aiment la paix », j’emboîte le pas. Rien de chimérique. La société a bien obtenu des individus qu’ils renoncent à se faire justice eux-mêmes, et qu’ils soumettent leurs querelles à des tribunaux ! Pourquoi n’empêcherait-on pas les gouvernements de jeter les peuples les uns contre les autres, quand ils ont des sujets de désaccord ? La guerre, loi de nature ? La peste aussi. Toute l’histoire de l’humanité est lutte victorieuse contre des forces nuisibles. Les principales nations de l’Europe ont bien su, peu à peu, forger leurs unités nationales. Pourquoi le mouvement n’irait-il pas s’amplifiant, jusqu’à la réalisation d’une unité continentale ? Nouvelle étape, nouvel essor de l’instinct social. « Et le sentiment patriotique ? » dirait le commandant. Ce n’est pas le sentiment patriotique, instinct naturel, qui pousse à la guerre : c’est le sentiment nationaliste, sentiment acquis, et artificiel. L’attachement au sol, au dialecte, aux traditions, n’implique aucune hostilité violente envers le voisin : Picardie et Provence, Bretagne et Savoie. Dans une Europe confédérée, les instincts patriotiques ne seraient rien de plus que des caractères régionaux.

« Chimérique ! » C’est par là, évidemment, qu’ils vont tous essayer de torpiller les idées de Wilson. Agaçant de voir dans la presse que, même les plus favorables aux projets américains, l’appellent « grand visionnaire », « prophète des temps futurs », etc. Pas du tout ! Ce qui me frappe, au contraire : son bon sens. Ses idées sont simples, à la fois neuves et très anciennes : aboutissement de toutes les tentatives et expériences de l’histoire. L’Europe va se trouver demain à un grand croisement de routes : ou bien la réorganisation fédérative ; ou bien le retour au régime des guerres successives, jusqu’à épuisement de tous. Si, par impossible, l’Europe se refusait à faire la paix raisonnable proposée par Wilson – et qui est la seule vraie, la seule durable : la paix du désarmement définitif – elle s’apercevrait bientôt (et à quel prix peut-être ?) qu’elle s’est de nouveau fourvoyée dans l’impasse, et vouée à de nouveaux massacres. Peu probable, heureusement.

 

Soir.

Journée pénible. Repris par le désespoir. L’impression d’être tombé dans une trappe ouverte… Je méritais mieux. Je méritais (orgueil ?) ce « bel avenir » que me promettaient mes maîtres, mes camarades. Et tout à coup, au tournant de cette tranchée, la bouffée de gaz… Ce piège, ce traquenard tendu par le destin !…

 

3 heures. – Trop essoufflé pour m’endormir. Ne respire qu’assis, calé sur trois oreillers. J’ai rallumé pour prendre mes gouttes. Et écrire ceci :

Je n’ai jamais eu le temps ni le goût (romantique) de tenir un journal. Je le regrette. Si je pouvais aujourd’hui avoir là, entre mes mains, noir sur blanc, tout mon passé depuis ma quinzième année, il me semblerait davantage avoir existé ; ma vie aurait un volume, du poids, un contour, une consistance historique ; elle ne serait pas cette chose fluide, informe comme un rêve oublié dont on ne peut rien ressaisir. (De même, l’évolution d’une maladie, s’inscrit, se fixe, sur la feuille de température.)

J’ai commencé ce carnet pour exorciser les « spectres ». Je le croyais. Au fond, un tas de raisons obscures : passe-temps, complaisance envers moi-même, et aussi sauver un peu de cette vie, de cette personnalité qui va disparaître et dont j’étais si fier. Sauver ? Pour qui ? Pour quoi ? Absurde, puisque je sais que je n’aurai pas le temps, le recul, de me relire. Pour qui donc ? Pour le petit ! Oui, cela vient de m’apparaître, à l’instant, pendant cette insomnie.

Il est beau, ce petit, il est fort, il pousse dru, tout l’avenir, le mien, tout l’avenir du monde, est en lui ! Depuis que je l’ai vu, je songe à lui, et l’idée que, lui, il ne pourra songer à moi, m’obsède. Il ne m’aura pas connu, il ne saura rien de moi, je ne laisse rien, quelques photos, un peu d’argent, un nom : « l’oncle Antoine ». Rien. Pensée, par moments, intolérable. Si j’avais, pendant ces mois de sursis, la patience d’écrite au jour le jour dans ce carnet… Peut-être, plus tard, petit Jean-Paul, auras-tu la curiosité d’y chercher ma trace, une empreinte, ma dernière empreinte, la trace des pas d’un homme qui s’en va ? Alors, « l’oncle Antoine » deviendrait pour toi un peu plus qu’un nom, qu’une photo d’album. Je sais bien, l’image ne peut guère être ressemblante : entre l’homme que j’étais, et ce malade rongé par son mal… Pourtant, ce serait quelque chose tout de même, mieux que rien ! Je m’accroche à cette espérance.

Trop las. Fiévreux. L’infirmier de garde a vu la lumière. Me suis fait donner un oreiller de plus. Ces gouttes n’agissent plus du tout. Demander autre chose à Bardot.

 

Lueur bleuâtre de la fenêtre dans la nuit. Est-ce encore la lune ? Est-ce déjà le jour ?… (Tant de fois, après un assoupissement dont je ne parvenais pas à évaluer la durée, j’ai allumé pour regarder l’heure, et lu avec découragement sur le cadran narquois : 11 h 10… 1 h 20… !)

4 h 35. Ce n’est plus la lune. C’est la pâleur qui précède l’aube. Enfin !

 

11 juillet.

L’amère, l’irritante douceur de ces journées de vague souffrance, dans ce lit…

Le déjeuner est fini. (Ces repas interminables, sur la petite table de malade, ces attentes qui usent la patience, qui coupent le peu d’appétit qu’on pourrait avoir !… Toutes les dix minutes, Joseph et son plateau, une portion de dînette dans une soucoupe…) De midi à 3 h, c’est l’heure creuse et calme où le jour emprunte à la nuit son silence, coupé par les toux voisines, que j’identifie, sans même y penser, comme des voix connues.

À 3 heures, le thermomètre, Joseph, les bruits du couloir, les appels dans le jardin, la vie…

 

12 juillet.

Deux tristes jours. Hier, radio. Les paquets de ganglions bronchiques ont encore augmenté. Je le sentais bien.

Kuhlmann, qui avait prononcé au Reichstag ce discours si modéré, a dû démissionner. Mauvais symptôme de l’état d’esprit allemand. Par contre, l’avance italienne dans le delta du Piave se confirme.

 

Soir.

Resté au lit. Quoique la journée ait été moins pénible que je ne craignais. Ai pu recevoir quelques visites, Darros, Goiran. Longue consultation ce matin, en présence de Sègre, que Bardot a envoyé chercher. N’ont rien trouvé de spécialement inquiétant ; pas d’aggravation sérieuse. Et autour de moi, tous s’abandonnent à l’espoir. J’ai beau me répéter qu’il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités, je me sens gagné moi-même par cette vague de confiance. Évidemment, nous gagnons du terrain : Villers-Cotterêts, Longpont… La 4e armée… (Si ce brave Thérivier y est toujours, il doit avoir du travail !) Évidemment, aussi, il y a l’échec autrichien, qui a été complet. Et le nouveau front oriental du Japon. Mais Goiran, bien renseigné souvent, prétend que, depuis que Paris est bombardé, le moral est gravement touché ; même à l’avant, où les hommes n’acceptent pas de savoir leurs femmes, leurs enfants, menacés comme eux. Il reçoit beaucoup de lettres. On n’en peut plus. On n’en veut plus. Que la guerre finisse, à n’importe quel prix !… Elle finira bientôt, peut-être, à la remorque des Américains. J’y vois un avantage : si nos gouvernants laissent l’Amérique terminer la guerre, ils seront bien obligés de lui laisser faire la paix – la sienne, celle de Wilson, pas celle de nos généraux.

Si le mieux continue demain, écrirai enfin à Jenny.

 

16 juillet.

Beaucoup souffert ces derniers jours. Sans force, sans goût à rien. Carnet à portée de la main, mais aucune envie de l’ouvrir. À peine le courage de faire chaque soir bilan santé, sur l’agenda.

Depuis ce matin, apparence de mieux. Étouffements plus espacés, crises courtes, toux moins profonde, supportable. Serait-ce le traitement d’arsenic, recommencé depuis dimanche ? Rechute enrayée, cette fois encore ?

Le pauvre Chémery, plus à plaindre que moi ! Phénomènes septicémiques. Broncho-pneumonie gangreneuse à foyers disséminés. Fichu.

Et Duplay, phlébite suppurée de la veine crurale droite !… Et Bert, et Cauvin !

 

Tout ce qui dort dans les replis ! (Tous ces germes ignorés, que la guerre, par exemple, m’a fait découvrir en moi… Même des possibilités de haine et de violence, voire de cruauté… Et le mépris du faible… Et la peur, etc. Oui, la guerre m’a fait apercevoir en moi les instincts les plus vils, tous les bas-fonds de l’homme. Serais capable maintenant de comprendre toutes les faiblesses, tous les crimes, pour en avoir surpris en moi le germe, la velléité.)

 

17 juillet, soir.

Mieux certain. Pour combien de temps ?

J’en ai profité pour écrire enfin la lettre. Cet après-midi. Plusieurs brouillons. Difficile de trouver la note juste. J’avais d’abord songé à préparer le terrain par quelques manœuvres d’approche. Mais je me suis décidé pour la lettre unique, longue, et complète. Bon espoir. Telle que je crois la connaître, préférable avec elle d’aborder les questions de front. Me suis appliqué à présenter la chose comme une affaire de pure forme, indispensable à l’avenir du petit.

La levée de ce soir était faite. J’ai jusqu’à demain matin pour relire ma lettre, et décider si je l’envoie.

 

Attaques allemandes en Champagne. Rochas doit être dans la danse. Est-ce le déclenchement de leur fameux plan : atteindre la Marne, pousser sur Saint-Mihiel, encercler Verdun, et se retourner vers l’ouest, direction Marne et Seine ? Ils progressent déjà au nord et au sud de la Marne. Dormans est menacé. (Je revois si bien la ville, le pont, la place de l’église, l’ambulance en face du portail…) Que l’échéance est encore lointaine ! Aucune chance d’en voir même les premiers signes. En mettant tout au mieux : 1919, l’année des débuts américains, une année d’apprentissage ; 1920, l’année de lutte intense, décisive ; 1921, l’année de la capitulation des Centraux, de la paix Wilson, de la démobilisation…

 

Relu ma lettre, une dernière fois. Ton satisfaisant, sans équivoque possible ; et les arguments, convaincants au maximum. Elle ne peut pas ne pas comprendre, ne pas accepter.

 

18, matin.

Viens d’apercevoir Sègre en caleçon. Plus aucune ressemblance avec Monsieur Thiers !

 

Après-midi, jardin.

Noter ce qui s’est passé ce matin.

Levé plus tôt, pour expédier ma lettre par la voiture de l’économe. En allant baisser mon store, j’ai surpris, dans l’entrebâillement d’une des fenêtres du pavillon 2, Sègre, M. le professeur Sègre, faisant toilette. Torse nu, caleçon collant (ses pauvres fesses de vieux dromadaire !), la mèche mouillée, aplatie, collée au crâne… Il était fort occupé à se brosser les dents. Suis tellement habitué à le voir en Monsieur Thiers, tel qu’il se montre à nous, solennel, cérémonieux, sanglé dans ses vêtements, le toupet au vent, le menton tendu, ne perdant pas un pouce de sa petite taille, – que, d’abord, je ne l’ai pas reconnu. L’ai regardé cracher une eau mousseuse, puis se pencher vers son miroir, enfoncer ses doigts dans sa bouche, extraire son râtelier, l’examiner d’un air soucieux, et le flairer avec une curiosité d’animal. À ce moment, j’ai reculé brusquement jusqu’au milieu de la chambre, gêné, inexplicablement ému. Éprouvant tout à coup pour ce pète-sec prétentieux – que dire ? – une sympathie fraternelle…

Ce n’est pas la première fois que pareille chose m’arrive. Sinon pour Sègre, du moins pour d’autres. Voilà des mois que je suis ici, en contact, en promiscuité, avec ces médecins, ces infirmiers, ces malades. Je connais si bien leurs silhouettes, leurs gestes, leurs manies, que je peux sans me tromper identifier de loin une nuque émergeant d’un fauteuil, une main qui vide un cendrier par la fenêtre, deux voix qui passent derrière le mur du potager. Mais ma camaraderie n’a jamais franchi les limites de la plus banale réserve. Même au temps où j’étais comme les autres, libre d’esprit, sociable, je me suis toujours senti séparé de tous par une cloison étanche, étranger parmi des étrangers. D’où vient que cette sensation d’isolement peut fondre soudain, céder la place à un élan de fraternité, presque de tendresse, pour peu que je surprenne l’un d’entre eux au cœur de sa solitude ? Tant de fois, il m’a suffi d’apercevoir (au hasard d’un jeu de glaces, d’une porte entrouverte), un voisin d’étage en train de faire un de ces humbles gestes auxquels on ne s’abandonne que si l’on est assuré d’être seul (penché sur une photo subrepticement tirée d’une poche ; ou se signant avant de se mettre au lit ; ou, moins encore : souriant à une pensée secrète, d’un air vaguement égaré) – pour découvrir aussitôt en lui le prochain, le semblable, un pareil à moi, dont, une minute, je rêve de faire mon ami !

Et pourtant, inaptitude totale à « faire ami ». N’ai pas d’ami. N’en ai jamais eu. (Ce que j’enviais tant à Jacques : ses amitiés.)

 

Retrouve du plaisir à écrire. Vais certainement beaucoup mieux depuis ces derniers jours.

 

Soir.

Ce matin, à table, souvenirs de guerre. (Après la paix, les histoires de guerre remplaceront les histoires de chasse.) Darros raconte une patrouille, en Alsace, tout à fait au début. Le soir, il traverse avec quelques hommes un village évacué, silencieux, sous la lune. Trois fantassins allemands, couchés sur le trottoir, leurs flingots près d’eux, endormis, ronflants. Il dit : « De si près, ça n’était plus des Boches, ça n’était plus que des copains fourbus. J’ai hésité deux secondes. J’ai décidé de continuer ma route, sans voir. Et les huit bonshommes qui étaient derrière moi ont fait de même. Nous avons passé à dix mètres des dormeurs, sans tourner la tête. Et jamais aucun de nous n’a fait allusion à ce que nous avions fait, d’un commun accord, ce soir-là. »

 

20 juillet.

Hier, « inspection » de la clinique par une « Commission ». Toutes les huiles de la région. Depuis la veille, Sègre, Bardot et Mazet étaient sur les dents. Sinistres souvenirs de caserne. À l’arrière, la guerre n’a rien changé.

Rien à dire sur « discipline, force des armées » – parbleu !… Je songe à Brun, à d’autres médecins militaires. Leur infériorité par rapport aux médecins de réserve. Due pour une grande part au fait qu’ils ont travaillé des années dans le respect de la hiérarchie. Habitude prise d’obéir ; de limiter au nombre de leurs galons la liberté de leur diagnostic, le sens de leur responsabilité.

Discipline militaire. Me souviens du féroce Paoli, le sous-officier de l’infirmerie, au dépôt de Compiègne. Sa tête de souteneur, ses yeux toujours injectés. Pas mauvais bougre, peut-être : il allait tous les soirs au bord de l’eau cueillir du chènevis pour son sansonnet… De cette race abominable et réprouvée des rempilés d’avant-guerre. (Pourquoi rempilé ? Sans doute parce qu’il avait trouvé dans ce métier l’unique occasion de pouvoir régner sur ses semblables, par la terreur.) Il était chargé par le major d’inscrire les jeunes soldats qui se présentaient à la visite. J’entendais, de mon bureau, les malades frapper à sa porte. Toujours la même question, à pleine gueule : « Alors, nom de Dieu ! Est-ce oui ou merde ? » J’imaginais la tête effarée du bleu. « Eh bien, si c’est merde, vous pouvez disposer ! » Le bleu faisait demi-tour, sans demander son reste ! Le major prétendait que Paoli était un excellent gradé : « Avec lui, plus jamais de fricoteurs. »

« L’Armée est la grande école d’une nation », disait Père. Et il poussait vers les bureaux de recrutement ses pupilles de Crouy.

 

21, dimanche.

Analyses de la semaine marquent déphosphatisation et déminéralisation régulièrement progressives, malgré tous les efforts.

Communiqué. Les nouvelles sont bonnes. Avance au sud de l’Ourcq. Avance sur Château-Thierry. Le mouvement va de l’Aisne à la Marne. On a dit que Foch se réservait, à son heure, de passer de la défensive à l’offensive. L’heure est-elle venue ?

Le commandant occupe ses journées à déplacer ses drapeaux sur la carte. Discussions envenimées sur la « trahison » Malvy et la Haute Cour. La politique reprend ses droits dès que les communiqués sont meilleurs.

 

22, soir.

Kérazel a eu aujourd’hui la visite de son beau-frère, député de la Nièvre. A déjeuné avec nous. Radical-socialiste, je crois. Peu importe : tous les partis, maintenant, ont adopté le conformisme de l’état de guerre, et rabâchent les mêmes lieux communs. Conversation d’une médiocrité accablante. Ceci, pourtant : à propos des offres de paix de l’Autriche, transmises au gouvernement français par Sixte de Bourbon, au printemps de l’an dernier. Goiran s’indignait du refus de la France. Il paraît que le plus intransigeant aurait été le vieux Ribot, qui a su convaincre Poincaré et Lloyd George. Et l’un des arguments invoqués dans les milieux politiques français aurait été celui-ci : « Impossible d’examiner une paix apportée à la République par un membre de la maison de Bourbon. La propagande monarchiste en tirerait trop grand avantage. Danger pour l’avenir du régime. Surtout à l’heure où le pouvoir est entre les mains des généraux !… »

À peine croyable !

 

23 juillet.

Le député, hier. Beau spécimen de la fébrilité moderne ! Arrivé de Paris par le rapide de nuit, pour gagner douze heures. Consulte sans cesse sa montre, d’un œil fiévreux. Comme une légère ébriété : sa main vacillait en touchant la carafe. Sa pensée trébuche en maniant les idées.

Prend le déplacement pour l’activité, et son activité incohérente pour du travail. Prend la hauteur du verbe pour un argument rationnel. Et le ton péremptoire pour un signe d’autorité, de compétence. Dans la conversation, prend le détail anecdotique pour une idée générale. En politique, prend l’absence de générosité pour du réalisme intelligent. Prend sa bonne santé pour du cran, et la satisfaction de ses appétits pour une philosophie de la vie. Etc.

Peut-être aussi a-t-il pris mon silence pour une approbation béate ?…

 

23 juillet, soir.

Le courrier. Réponse de Jenny.

Je regrette maintenant de ne pas m’être d’abord adressé à la mère, comme j’y avais songé. Jenny refuse. Lettre mesurée, mais ferme. Elle revendique dignement l’entière responsabilité de ses actes. C’est librement qu’elle s’est donnée. L’enfant de Jacques ne doit pas avoir d’autre père, même aux seuls yeux de la loi. La femme de Jacques ne doit pas se remarier. Elle n’a rien à redouter des jugements de son fils, etc.

Il est visible que mes considérations pratiques, loin de l’ébranler, lui paraissent parfaitement négligeables, voire mesquines. Ne le dit pas, mais emploie plusieurs fois les termes de « convenances sociales », « préjugés d’autrefois », etc., sur un ton clairement méprisant.

Bien entendu, je ne renonce pas. Revenir à la charge, autrement. Puisque ces « convenances sociales » n’ont aucune valeur, pourquoi s’insurger contre elles ? C’est justement leur donner une importance qu’elles n’ont pas ! Surtout, insister sur ceci : qu’il ne s’agit pas d’elle, mais de Jean-Paul. Le discrédit, qui s’attache encore aux naissances irrégulières, est absurde – d’accord. Mais c’est un fait. Si je lui fais comprendre ça, elle n’hésitera pas à accepter mon nom et à me laisser reconnaître l’enfant. Les circonstances sont exceptionnelles : tout est tellement simplifié par ma disparition prochaine !

Vais tâcher de lui répondre aujourd’hui même.

Ai eu le tort, aussi, de ne pas donner assez de précisions sur la manière dont les choses se passeront. Elle a dû imaginer des situations gênantes. Mettre les points sur les i. Lui dire : « Vous aurez simplement à prendre, un soir, le rapide. Je vous attendrai à Grasse. Tout sera prêt à la mairie. Et deux heures après votre arrivée, vous reprendrez le train pour Paris. Mais avec un état civil en règle ! »

 

24.

Content de ma lettre d’hier. Ai bien fait de ne pas remettre à aujourd’hui. Mauvaise journée. Très fatigué par le nouveau traitement.

Trop bête de penser qu’il suffit d’une formalité administrative, pour épargner définitivement à ce petit toutes les difficultés qui l’attendent. Impossible que je ne parvienne pas à convaincre Jenny.

 

25 juillet.

Journaux. Château-Thierry est occupé par nous. Défaite allemande, ou recul stratégique ? La presse suisse affirme que l’offensive de Foch n’est pas commencée. Le but actuel serait seulement d’entraver le repli des Allemands. L’immobilité des Anglais sur le front rend l’hypothèse plausible.

Crises d’étouffements, plus nombreuses, avec angoisses. Oscillations de température. Abattement.

 

Samedi 27.

Mauvaise nuit. Mauvais courrier : Jenny s’obstine.

 

Après-midi.

Piqûre. Deux heures de répit.

Lettre de Jenny. Elle ne veut pas comprendre. Se bute. Ce qui n’est qu’un jeu d’écriture prend à ses yeux de femme l’importance d’un reniement. (« Si je pouvais consulter Jacques, il me déconseillerait sans aucun doute cette concession aux préjugés les plus bas… Je croirais le trahir, si je… » Etc.)

Irritant, tout ce temps perdu à discuter. Plus elle tardera à consentir, moins je serai en état pour toutes les démarches (réunir les pièces, obtenir que le mariage ait lieu ici, publication des bans, etc.).

Trop peu vaillant pour lui écrire aujourd’hui. Suis décidé à porter, moi aussi, la question sur le terrain sentimental. Mettre en avant l’apaisement moral que j’éprouverais, si j’avais enfin la certitude d’épargner à ce petit une existence difficile. Exagérer même mes inquiétudes. Conjurer Jenny de ne pas me refuser cette dernière joie, etc.

 

28.

Lettre écrite, et expédiée. Non sans un pénible effort.

 

29 juillet.

Journaux. Pression sur la totalité du front, de l’Aisne, de la Vesle. La Marne, dégagée. Fresnes, la forêt de la Fère, Villeneuve, et Ronchères, et Romigny, et Ville-en-Tardenois…

Me souviens si bien de tous ces coins-là !

 

Dans le jardin.

Ce que j’ai sous les yeux. Tout autour, d’autres jardins pareils au nôtre, avec leurs orangers en boule, leurs citronniers, leurs oliviers gris, les troncs écorchés des eucalyptus, les tamaris plumeux, et ces plantes à larges feuilles, genre rhubarbe, et ces jarres d’où tombent des cascades de roses, de géraniums. Débauche de couleurs : toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Chacune de ces habitations qu’on aperçoit, et qui brille au soleil à travers sa haie de cyprès, est crépie d’un ton différent : blanc, rose, mauve, orangé. Le vermillon des tuiles, contre le bleu du ciel. Et ces vérandas de bois, peintes en brun, en pourpre, en vert sombre ! À droite, la plus proche : une maison ocre à volets bleu pervenche. Et cette autre, d’un blanc si cru, avec ses jalousies d’un vert acide, et son large pan d’ombre violacée !

Qu’il serait bon d’avoir sa maison là, de faire son bonheur là, d’avoir toute une vie à vivre là…

Dans la rangée noire des cyprès, un coup de soleil donne un éclat presque insoutenable aux porcelaines du poteau télégraphique.

 

30, soir.

Suis redescendu aujourd’hui. Ce que je n’avais pu faire ces deux jours.

Désemparé, hébété. Je regarde la vie, les autres, comme si l’univers m’était devenu surprenant, incompréhensible, depuis que je suis rejeté hors de l’avenir.

L’avance paraît déjà arrêtée.

Et voilà les Russes (Lénine) qui déclarent la guerre aux Alliés.

 

Soir.

Souvenir : après la mort de Père, j’avais emporté chez moi son papier à lettres ; trois mois plus tard, j’écrivais un mot au Patron, je retourne la feuille, elle avait été commencée par Père : Lundi. Cher Monsieur, j’ai reçu ce matin seulement… Rencontre brutale qui fait toucher la mort comme avec la main ! Sa petite écriture appliquée, ces quelques mots vivants, cet effort interrompu à jamais !

 

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