AOUT

1er août 18.

Toujours l’offensive du Tardenois. Tient-on enfin le bon bout ? Mais à quel prix ? Avance importante entre Soissons et Reims. Bardot a reçu une lettre de la Somme ; on dit qu’une autre offensive, franco-anglaise, se prépare à l’est d’Amiens. (Amiens, en août 14… Cette pagaïe, partout ! J’en ai bien profité ! Ce que j’ai pu rafler de morphine, et de cocaïne, grâce au petit Ruault, à la pharmacie de l’hôpital, pour réapprovisionner notre poste de secours ! Et ce que ça m’a servi, quinze jours plus tard, pendant la Marne !)

La Chambre a voté l’appel de la classe 20. Ce doit être celle de Loulou. Pauvre gosse, il n’a pas fini de regretter l’hôpital Fontanin.

 

2 août.

Plus aucun espoir de vaincre l’obstination de Jenny. Cette fois, le non définitif. Lettre courte, pleine d’affection, mais inébranlable. Et tant pis. (Le temps est loin où le moindre échec m’était impossible à accepter. J’abandonne.) Son refus, elle en fait maintenant une question de principe – et assez inattendu ! – de principe révolutionnaire… Elle ne craint pas d’écrire : « Jean-Paul est un bâtard, il restera un bâtard, et si cette situation irrégulière doit mettre, de bonne heure, l’enfant de Jacques en lutte contre la société, tant mieux : son père n’aurait pas souhaité de meilleur départ pour son fils ! » (Possible, en effet… Soit, donc ! Et que triomphe, même après la mort, l’esprit de révolte que Jacques portait en lui !)

 

3, nuit.

C’est l’heure où j’aime écrire. Plus lucide que dans la journée, plus seul encore avec moi.

Jenny. Réserve faite quant au fond, je dois reconnaître que ses lettres forment un tout, parfaitement cohérent. Ne manquent ni de force ni de grandeur. Imposent le respect.

À Jean-Paul :

Tu les admireras un jour, ces lettres, mon petit, si tu as la curiosité de lire les papiers de l’oncle Antoine. Je sais que dans ce débat tu donneras sans hésiter raison à ta mère. Soit. Le courage, la générosité de cœur, sont de son côté, non du mien. Je te demande seulement de me comprendre, de voir dans mon insistance autre chose qu’une soumission opportuniste et rétrograde aux préjugés bourgeois. Cette génération qui vient et qui est la tienne, je crains qu’elle ne soit aux prises, dans tous les domaines, avec des difficultés terribles et pour longtemps peut-être insurmontables. Auprès desquelles, celles que nous avons pu rencontrer, ton père et moi, ne sont rien. Cette pensée, mon petit, m’étreint le cœur. Je ne serai pas là pour t’assister dans cette lutte. Alors, il m’aurait été doux de penser que j’avais tout de même fait quelque chose pour toi. De me dire que, en te laissant un état civil régulier, en te faisant porter mon nom, le nom de ton père, j’avais du moins supprimé de ta route un de ces obstacles qui t’attendent, le seul contre quoi je pouvais quelque chose ; – et dont je veux bien croire, avec ta maman, que je m’exagère un peu l’importance.

 

4 août.

Journaux. Soissons, repris. Il était occupé par eux depuis la fin de mars. Nous voilà sur l’Aisne et sur la Vesle, devant Fismes. (Fismes, encore des souvenirs ! C’est là que j’ai croisé le frère de Saunders, qui montait en ligne, et qui n’est pas revenu.)

Sage discours du père Lansdowne. L’écoutera-t-on ? Du train dont vont les choses – c’est aussi l’avis de Goiran – il y aura essai de négociations avant l’hiver. Mais Clemenceau fera le sourd tant qu’il n’aura pas joué sa dernière carte : les Américains.

En Russie. Là-bas aussi, il doit se passer des choses. Débarquement des Alliés à Arkhangelsk, des Japonais à Vladivostok. Mais, avec le peu de renseignement qu’on laisse passer, comment comprendre quelque chose au chaos russe ?

 

Soir.

Sègre revient de Marseille. À l’état-major, on dit que la première partie de la contre-offensive alliée, commencée le 18, s’achève. Les buts seraient atteints : front rectiligne de l’Oise à la Meuse ; plus de saillie permettant un coup de force imprévu. Va-t-on s’installer sur cette nouvelle ligne pour tout l’hiver ?

 

5 août.

Dois-je me féliciter des résultats du nouveau calmant de Mazet ? Aucun effet sur insomnie. Mais pouls régulier, apaisement nerveux, sensibilité moindre. Lucidité d’esprit, activité d’esprit, décuplées. (Semble-t-il.) Tout compte fait, nuits sans sommeil mais presque agréables, comparées à certaines.

Profitables au carnet !

 

Joseph, parti en permission. Remplacé par le vieux Ludovic. Ses bavardages me cassent la tête. Je fuis, quand il vient faire le ménage. Ce matin, retenu tard au lit pour les pointes de feu, me suis trouvé à sa merci. Conversation d’autant plus fatigante qu’elle était coupée de hoquets, aboiements, etc., etc., parce qu’il s’était mis dans l’idée de cirer « son » parquet. Dansait une sorte de gigue sur deux brosses, en monologuant.

M’a raconté son enfance, en Savoie. Et toujours : « C’était le bon temps, Monsieur le major ! » (Oui, vieux Ludovic, moi aussi, maintenant, chaque fois que ma mémoire repêche une parcelle du passé, – même une parcelle qui a été pénible à vivre : « C’était le bon temps ! »)

Il use de locutions savoureuses, comme Clotilde, mais d’un autre style, moins patoisant. M’a dit notamment que son père était apiéceur. C’est-à-dire l’ouvrier qui, dans les ateliers de confection, est chargé d’apiécer, d’ajuster entre elles les pièces taillées par le coupeur. Joli mot. Que d’esprits (Jacques)… auraient besoin de recourir à l’apiéceur pour coordonner ce qu’ils ont appris !

Jenny, dans une de ses dernières lettres, parle de Jacques, de sa « doctrine ». Pas de terme plus impropre. Me garderai bien d’ouvrir un débat là-dessus avec elle. Mais il me paraît assez dangereux pour l’éducation du petit qu’elle considère comme une « doctrine » les pensées plus ou moins décousues que Jacques a pu exprimer devant elle, et qu’elle a plus ou moins exactement retenues !

Si tu lis jamais ceci, Jean-Paul, n’en conclus pas trop vite que les pensées de ton père étaient jugées incohérentes par l’oncle Antoine. Je veux seulement dire que ton père, comme les impulsifs, donnait l’impression d’avoir sur la plupart des questions des vues diverses, souvent contradictoires, et qu’il ne parvenait guère lui-même à coordonner. Dont il ne réussissait guère, tout au moins, à tirer une certitude précise, solide, durable, des directives nettement orientées. Sa personnalité, de même, était composée d’éléments hétérogènes, opposés et également impérieux – ce qui constituait sa richesse – mais entre lesquels il avait du mal à faire un choix, et dont il n’a jamais su faire un tout harmonieux. De là son éternelle inquiétude, et ce malaise passionné dans lequel il a vécu.

Peut-être, d’ailleurs, sommes-nous tous, à des degrés variables, pareils à lui. Nous, j’entends : ceux qui n’ont jamais adhéré à un système tout construit ; ceux qui – faute d’avoir, à un certain moment de leur évolution, adopté une philosophie précise, une religion, une de ces plates-formes stables, placées une fois pour toutes hors d’atteinte, hors de discussion, – sont condamnés à faire périodiquement la révision de leurs points d’appui, et à s’improviser des équilibres successifs.

 

6 août, 7 heures du soir.

Le vieux Ludovic. Avec ces mêmes gros doigts qui ont mis puis retiré le thermomètre au 49, nettoyé le crachoir du 55 et du 57, il me sucre ma tasse de tilleul, après avoir entré sa main jusqu’au fond du sucrier. Et je dis : « Merci, Ludovic… »

Journée médiocre. Mais je n’ai plus le droit de faire le difficile.

Ce soir, piqûre. Répit.

 

Nuit.

Souffre peu. Mais insomnie.

Ce que j’écrivais hier pour Jean-Paul : passablement inexact en ce qui me concerne. Tu pourrais croire que j’ai passé mon temps à la recherche d’un équilibre. Non. Grâce à mon métier sans doute, je me suis toujours senti d’aplomb. N’offrais guère de prise à l’inquiétude.

Sur moi-même :

D’assez bonne heure (dès ma première année de médecine), sans accepter aucun dogme religieux ou philosophique, j’étais assez bien arrivé à concilier toutes mes tendances, à me confectionner un cadre solide de vie, de pensée ; une façon de morale. Cadre limité, mais je ne souffrais pas de ces limites. J’y trouvais même un sentiment de quiétude. Vivre satisfait entre les limites que je m’étais assignées était devenu pour moi la condition d’un bien-être que je sentais indispensable à mon travail. Ainsi, très tôt, je m’étais commodément installé au centre de quelques principes – j’écris principes, à défaut de mieux ; le terme est prétentieux, et forcé, – principes qui convenaient aux besoins de ma nature, et à mon existence de médecin. (En gros : une philosophie élémentaire d’homme d’action, basée sur le culte de l’énergie, l’exercice de la volonté, etc.)

Rigoureusement vrai, en tout cas, pour la période d’avant-guerre. Vrai, même, pour la période de guerre, au moins jusqu’à ma première blessure. Alors (convalescence à l’hôpital de Saint-Dizier), j’ai commencé à remettre en question certaines façons de penser et de se conduire qui m’avaient assuré jusque-là une certaine pondération, une confortable harmonie, et m’avaient permis de tirer bon rendement de mes facultés.

Fatigué. J’hésite à poursuivre cette espèce d’analyse. Manque d’entraînement. Je m’y enferre. Plus j’avance, plus ce que j’écris sur moi me semble sujet à caution.

Par exemple. Je songe à quelques-uns des actes les plus importants de ma vie. Je constate que ceux que j’ai accomplis avec le maximum de spontanéité étaient justement en contradiction flagrante avec les fameux « principes ». À chacune de ces minutes décisives, j’ai pris des résolutions que mon « éthique » ne justifiait pas. Des résolutions qui m’étaient imposées soudain par une force intérieure plus impérieuse que toutes les habitudes, que tous les raisonnements. À la suite de quoi, j’étais généralement amené à douter de cette « éthique », et de moi-même. Je me demandais alors avec inquiétude : « Suis-je vraiment l’homme que je crois être ? » (Inquiétudes qui, somme toute, se dissipaient vite, et ne m’empêchaient pas de reprendre équilibre sur mes positions coutumières.)

Ici, ce soir (solitude, recul), j’aperçois avec assez de netteté que, par ces règles de vie, par le pli que j’avais pris de m’y soumettre, je m’étais déformé, artificiellement, sans le vouloir, et que je m’étais créé une sorte de masque. Et le port de ce masque avait peu à peu modifié mon caractère originel. Dans le courant de l’existence, (et puis, guère de loisir pour couper des cheveux en quatre), je me conformais sans effort à ce caractère fabriqué. Mais, à certaines heures graves, les décisions qu’il m’arrivait spontanément de prendre étaient sans doute des réactions de mon caractère véritable, démasquant brusquement le fond réel de ma nature.

(Suis assez content d’avoir tiré ça au clair.)

Je suppose d’ailleurs que le cas est fréquent. Ce qui amène à penser que, pour avoir la révélation de leur nature intime, ce ne serait pas dans le comportement habituel des êtres qu’il faudrait chercher, mais bien dans ces actes imprévus, d’apparence mal explicables, scandaleux quelquefois, qui leur échappent. Et par quoi se trahit l’a uthentique.

Suis porté à croire qu’il n’en était pas de Jacques comme de moi. Chez lui, ce devait être la nature profonde (l’authentique), qui commandait la plupart du temps la conduite de sa vie. D’où, pour ceux qui le regardaient vivre, l’instabilité de son humeur, l’imprévisibilité de ses réactions, et souvent leur apparente incohérence.

Premier halo du jour dans la fenêtre. Encore une nuit, – une nuit de moins… Vais essayer de m’assoupir. (Pour une fois, ne regrette pas trop mon insomnie.)

 

8 août, dehors.

280 à l’ombre. Chaleur intense, mais légère, vivifiante. Merveilleux climat. (Incompréhensible, qu’une si grande partie de l’humanité se soit confinée dans le Nord hostile !)

Tout à l’heure, à table, je les entendais causer de leur avenir. Ils croient tous – ou feignent de croire – qu’un « gazé » n’est pas handicapé pour toujours. Ils croient aussi pouvoir reprendre leur existence au point exact où la mobilisation l’a interrompue. Comme si le monde n’attendait que la paix pour reprendre, tel quel, son trantran d’autrefois. Se préparent, je crains, de brutales déconvenues…

Mais, le plus étonnant pour moi : la façon dont ils parlent de leurs besognes civiles. Jamais comme d’une carrière choisie, aimée, préférée. Comme un potache parle de ses classes ; quand ce n’est pas comme un bagnard, des travaux forcés. Grande pitié ! Rien de pire que d’entrer dans la vie sans une vocation forte. (Rien, – si ce n’est d’entrer dans la vie avec une fausse vocation.)

À Jean-Paul :

Mon petit, méfie-toi de la « fausse vocation ». La plupart des existences manquées, des vieillesses aigries, n’ont pas d’autre origine.

Je te vois adolescent. À seize, à dix-sept ans. L’âge, par excellence, de la grande confusion. L’âge où ta raison commencera à prendre conscience d’elle-même, à s’illusionner sur ses forces. L’âge où ton cœur, peut-être, commencera à parler haut, et où il deviendra difficile de modérer ses élans. L’âge où ton esprit, tout étourdi, grisé par les horizons qu’il aura récemment découverts, hésitera devant des possibilités multiples. L’âge où l’homme, encore faible et se croyant fort, éprouve le besoin de trouver des appuis, des repères, et se jette avidement vers la première certitude, la première discipline qui s’offre… Attention ! L’âge, aussi, – et tu ne t’en douteras guère, – où ton imagination sera le plus encline à déformer le réel : jusqu’à prendre le faux pour le vrai. Tu diras : « Je sais »… « Je sens »… « Je suis sûr »… Attention ! Le garçon de dix-sept ans, il est souvent pareil à un pilote qui se fierait à une boussole affolée. Il croit dur comme fer que ses goûts d’adolescent lui sont naturels, qu’il doit les prendre pour guides, qu’ils lui montrent indubitablement la direction à prendre. Et il ne soupçonne pas qu’il est, en général, à la remorque de goûts factices, provisoires, arbitraires. Il ne soupçonne pas que ses penchants, qui lui semblent si authentiquement être siens, lui sont au contraire foncièrement étrangers ; qu’il les a ramassés, comme un déguisement, au hasard, à la suite de quelque rencontre faite, un jour, dans les livres ou dans le monde.

Comment te préserveras-tu de ces dangers ? Je tremble pour toi. Écouteras-tu mes conseils ?

Je voudrais, d’abord, que tu ne rejettes pas trop impatiemment les avis de tes maîtres, de ceux qui t’entourent, qui t’aiment ; qui te paraissent ne pas te comprendre, et qui, peut-être, te connaissent mieux que tu ne te connais toi-même. Leurs avertissements t’agacent ? Dans la mesure, sans doute, où, obscurément, tu les sens fondés…

Mais, surtout, je voudrais que tu te défendes toi-même contre toi. Sois obsédé par la crainte de te tromper sur toi, d’être dupe d’apparences. Exerce ta sincérité à tes dépens, pour la rendre clairvoyante et utile. Comprends, essaie de comprendre, ceci : pour les garçons de ton milieu – je veux dire : instruits, nourris de lectures, ayant vécu dans l’intimité de gens intelligents et libres dans leurs propos – la notion de certaines choses, de certains sentiments, devance l’expérience. Ils connaissent, en esprit, par l’imagination, une foule de sensations dont ils n’ont encore aucune pratique personnelle, directe. Ils ne s’en avisent pas : ils confondent savoir et éprouver. Ils croient éprouver des sentiments, des besoins, qu’ils savent seulement qu’on éprouve…

Écoute-moi. La vocation ! Prenons un exemple. À dix, à douze ans, tu t’es cru sans doute la vocation de marin, d’explorateur, parce que tu t’étais passionné pour des récits d’aventure. Maintenant, tu as assez de jugeote pour en sourire. Eh bien, à seize, à dix-sept ans, des erreurs analogues te guettent. Sois averti, méfie-toi de tes inclinations. Ne t’imagine pas trop vite que tu es un artiste, ou un homme d’action, ou victime d’un grand amour, parce que tu as eu l’occasion d’admirer, dans les livres ou dans la vie, des poètes, de grands réalisateurs, des amoureux. Cherche patiemment quel est l’essentiel de ta nature. Tâche de découvrir, peu à peu, ta personnalité réelle. Pas facile ! Beaucoup n’y parviennent que trop tard. Beaucoup n’y parviennent jamais. Prends ton temps, rien ne presse. Il faut tâtonner longtemps avant de savoir qui l’on est. Mais, quand tu te seras trouvé toi-même, alors, rejette vite tous les vêtements d’emprunt. Accepte-toi, avec tes bornes et tes manques. Et applique-toi à te développer, sainement, normalement, sans tricher, dans ta vraie destination. Car, se connaître et s’accepter, ce n’est pas renoncer à l’effort, au perfectionnement : bien au contraire ! C’est même avoir les meilleures chances d’atteindre son maximum, parce que l’élan se trouve alors orienté dans le bon sens, celui où tous les efforts portent fruit. Élargir ses frontières, le plus qu’on peut. Mais ses frontières naturelles, et seulement après avoir bien compris quelles elles sont. Ceux qui ratent leur vie, ce sont, le plus souvent, ou bien ceux qui, au départ, se sont trompés sur leur nature et se sont fourvoyés sur une piste qui n’était pas la leur ; ou bien ceux qui, partis dans la bonne direction, n’ont pas su, ou pas eu le courage, de s’en tenir à leur possible.

 

9 août.

Journaux. Discours optimiste de Lloyd George. Optimisme sans doute exagéré pour les besoins de la cause. Malgré tout, ce qui s’est passé depuis vingt jours sur le front français était inespéré. (Conversation de Rumelles, à Paris.) Et l’offensive de Picardie paraît déclenchée depuis hier. Et les Américains à l’horizon. Le plan Pershing serait, croit-on, de laisser Foch redresser le front et dégager largement Paris ; puis, pendant que Français et Anglais tiendront l’ancien front, une massive poussée américaine en direction de l’Alsace, pour passer la frontière et envahir l’Allemagne. Ce jour-là, dit-on, la guerre serait gagnée, grâce à l’emploi d’un certain gaz, qui ne peut être utilisé qu’en territoire ennemi parce qu’il détruit tout, empêche toute végétation pendant des années, etc. (À table, enthousiasme général. Tous ces pauvres gazés, dont beaucoup ne se remettront jamais, jubilaient à l’idée de ce gaz nouveau…)

Darros nous a lu une lettre de son frère, interprète, en liaison avec les troupes américaines. Dit qu’il est agacé par leur confiance puérile. Officiers et soldats sont convaincus qu’il leur suffira d’attaquer, pour remporter à bref délai la victoire finale. Raconte aussi qu’ils sont tous décidés à ne pas s’encombrer de prisonniers, et qu’ils déclarent cyniquement que tout paquet de prisonniers, inférieur à cinq cents hommes, doit être passé à la mitrailleuse. (Ce qui n’empêche pas ces idéologues, au sourire féroce et aux yeux candides, de répéter, paraît-il, à toute occasion, qu’ils viennent se battre pour la Justice et pour le Droit.)

 

10 août.

Ai repris un certain goût à lire. Concentre mon attention sans trop de mal, surtout la nuit. Achève en ce moment l’excellent travail d’un nommé Dawson (Bull, méd. de Londres) sur les séquelles dépendant de l’ypérite, comparées à celles dues aux autres gaz. Ces observations confirment sur beaucoup de points les miennes. (Infections secondaires ayant tendance à devenir chroniques, etc.) Tentation de lui écrire, de lui envoyer copie de certaines pages de l’agenda. Mais je redoute de commencer une correspondance. Pas assez sûr de pouvoir continuer. Pourtant, sensiblement mieux depuis le 1er. Aucune amélioration de fond, mais douleurs atténuées. Période de rémission provisoire. Comparée aux semaines précédentes, celle-ci a été presque supportable. N’étaient, chaque matin, ce traitement épuisant, et ces crises d’étouffements (surtout le soir, coucher du soleil), et ces insomnies… Mais les insomnies, moins pénibles quand je peux lire, comme ces nuits-ci. Et grâce au carnet.

 

Avant déjeuner, de ma fenêtre :

La majesté de ce paysage, de ces amples vallonnements. Ces centaines d’étroites terrasses cultivées qui montent à l’assaut des collines. Cette pente verte, striée parallèlement par tous ces traits crayeux que font les petits murets de pierres sèches. Et là-haut, ce diadème de roches dénudées, d’un gris pierre ponce, si tendre, avec des reflets mauves et orangés. Et plus bas, très loin, juste à la limite de la culture et de la roche, ce petit village étagé : une poignée de graviers luisants, qui serait restée accrochée dans un pli du terrain. En ce moment, les ombres des nuages baladent sur cette étendue d’un vert éclatant des plaques sombres, larges, doucement mouvantes.

Combien me reste-t-il de semaines à regarder ça ?

 

11.

Mazet est un médecin dans le genre de Dezavelles, le quatre galons de Saint-Dizier, qui renonçait totalement à s’occuper de ceux qu’il « flairait » condamnés. Disait : « Un bon toubib doit avoir le flair : sentir le moment précis où le malade cesse d’être intéressant. »

Suis-je encore intéressant aux yeux de Mazet ? Et pour combien de temps ?

Depuis que Langlois a eu son abcès, il ne va plus le voir.

 

L’offensive de la Somme semble bien engagée. Les Anglais n’ont pas voulu être en reste. Le plateau de Santerre est reconquis. La grande ligne Paris-Amiens, dégagée. Bataille à Montdidier. (Tous ces noms, Montdidier, Lassigny, Ressons-sur-Matz, tous les souvenirs de 16 !…)

Goiran, très optimiste. Soutient que maintenant tous les espoirs sont légitimes. Je crois aussi. (J’imagine qu’il y a bien des gens étonnés. Et d’abord tous nos grands chefs, militaires et civils, qui avaient mesuré de si près l’abîme, au printemps ! Doivent tous redresser la crête. Pourvu qu’ils ne la redressent pas trop.)

 

12 août, soir.

Passé l’après-midi à recopier extraits de l’agenda, pour ma lettre à Dawson.

Journaux. Les Anglais sont sous Péronne. Pauvre Péronne ! Qu’est-ce qu’il en reste ? (Me rappelle si bien l’évacuation en 14, la ville sans lumière, les falots qui couraient dans la nuit, la retraite de la cavalerie, hommes fourbus, canassons boiteux… Et tous ces brancards alignés au rez-de-chaussée de l’hôtel de ville, jusque sur le trottoir !)

 

13, soir.

Respiration plus difficile aujourd’hui. Ai pourtant terminé les notes que j’enverrai à Dawson.

Cette révision de l’agenda me laisse bonne impression. Excellente même. Progression du mal, lisible comme sur un graphique. Ensemble documentaire important. Peut-être unique. Peut-être appelé à faire autorité, à servir longtemps de base aux recherches. Devrai lutter contre la tentation d’en finir. Attendre le plus tard possible, pour mener jusqu’au bout l’analyse. Laisser au moins derrière moi l’historique complet d’un de ces cas, encore si mal connus.

À certains moments, cette pensée me soutient. À d’autres, suis obligé de me battre lamentablement les flancs pour y trouver un petit brin de consolation…

 

1 heure du matin.

Réminiscence. (Curieux de s’interrompre au cours d’une rêverie pour remonter la chaîne des associations d’idées, suivre en sens inverse le chemin de la pensée, jusqu’au point de départ.)

Ce soir, au moment où Ludovic est entré avec le plateau, la capsule de la salière, mal vissée, est tombée en tintant sur l’assiette.

J’y avais à peine fait attention. Mais, toute la soirée, pendant mon traitement, et en faisant ma toilette, et en recopiant des notes, j’ai pensé à Père. Défilé d’anciens souvenirs, évoquant des repas en famille, les dîners silencieux de la rue de l’Université, Mlle de Waize et ses petites mains sur la nappe, les déjeuners du dimanche à Maisons-Laffitte, avec la fenêtre ouverte et du soleil plein le jardin, etc.

Pourquoi ? Je le sais maintenant. C’est parce que le tintement de la capsule sur la faïence m’avait (mécaniquement) rappelé le bruit particulier que faisait le lorgnon de Père, au début du repas, lorsque Père s’asseyait lourdement à sa place, et que le lorgnon, pendu au bout du fil, heurtait le bord de son assiette.

 

Je devrais rédiger quelques notes sur Père, pour Jean-Paul. Personne n’aura l’occasion de lui parler de son aïeul paternel.

Il n’était guère aimé. Même de ses fils. Il était bien difficile à aimer. Je l’ai jugé très sévèrement. Ai-je toujours été juste ? Il m’apparaît, aujourd’hui, que ce qui l’empêchait d’être aimé n’était que l’envers, ou l’excès, de certaines forces morales, de certaines austères vertus. J’hésite à écrire que sa vie forçait l’estime ; et pourtant, vue sous un certain angle, elle a toute été consacrée à faire ce qu’il pensait être le bien. Ses travers éloignaient de lui tout le monde, et ses vertus n’attiraient personne. Il avait une façon de les exercer qui écartait de lui plus que n’auraient fait les pires défauts… Je crois qu’il en a eu conscience, et qu’il a cruellement souffert de son isolement.

Un jour, Jean-Paul, il faudra que je fasse l’effort de t’expliquer l’homme qu’était ton grand-père Thibault.

 

14 août, matin.

Encore ce vieux bavard de Ludovic. Il affirme (en mettant sa grosse main sur sa moustache) : « Monsieur le major, croyez-moi : le lieutenant Darros n’est qu’un dissimulateur. »

Je proteste, naturellement. Ludovic, d’un air entendu : « On sait ce qu’on sait. » Il précise : quand Darros habitait l’annexe, Ludovic a remarqué qu’il « trichait » en prenant sa température, qu’il ne mettait jamais le thermomètre sans s’être agité un bon quart d’heure, qu’il s’octroyait quelques dixièmes de trop en pointant sa feuille, etc.

Je proteste, mais… Ai constaté moi-même certaines choses troublantes. Salle d’inhalation, par exemple. La mollesse avec laquelle Darros fait son traitement. L’écourte toujours, dès que Bardot ou Mazet ont tourné le dos. Se dérobe en général à tous soins qu’on lui laisse prendre seul, etc. Négligences d’autant plus étranges que Darros s’inquiète beaucoup de lui, m’a questionné souvent, parle de sa « santé définitivement compromise », etc. (Darros n’a pas de lésions, mais état bronchique mauvais, et qui ne s’améliore pas.)

 

Fin après-midi, dans le potager.

J’aime venir là, jusqu’au banc. Ombres des cyprès sur l’allée. Claies de roseaux. Plates-bandes alignées. Le bruit de la noria. Le va-et-vient de Pierre et de Vincent, avec leurs arrosoirs.

Obsédé par racontars de Ludovic. Si c’était vrai, si Darros est un simulateur, je me pose la question : est-ce mal ?

Pas si simple. Ça dépend pour qui. Pour Ludovic, dont les deux fils ont été tués, c’est mal, c’est même un crime, une sorte de désertion. Il pense sans doute que Darros mérite de passer en conseil. Pour le père de Darros aussi, ce serait sûrement mal. (Le connais un peu. Il vient quelquefois voir son fils. Pasteur à Avignon. Vieux puritain patriote. A poussé son plus jeune fils à s’engager.) Oui, sûrement, pour le père Darros, c’est mal. Mais pour d’autres ? Pour Bardot, par exemple ? Il soigne Darros depuis quatre mois, il l’aime bien. À supposer qu’il s’aperçoive de quelque chose, sévirait-il ? Ou fermerait-il les yeux ? Et pour Darros lui-même, s’il est vraiment coupable de « tricher », a-t-il le sentiment que c’est mal ?

Et pour moi ? Me pose la question. Est-ce mal ? Certes, je ne peux pas dire que c’est bien. Instinctive répugnance à l’égard des embusqués d’hôpitaux, qui « s’arrangent » pour ne pas guérir. Mais ne me décide pas à répondre catégoriquement : c’est mal.

Étrange histoire. Intéressant de chercher à tirer ça un peu au clair. Bien ou mal ?

Constate d’abord ceci : que je le suppose, ou non, coupable de jouer la comédie, Darros me reste sympathique. Garçon sensible, réfléchi, cultivé, que je crois foncièrement honnête. Je l’estime, même si c’est un dissimulateur. M’a souvent parlé avec confiance. De son père, de sa jeunesse, de la terrible éducation protestante au point de vue sexuel. De sa vie conjugale aussi. Le jour, notamment, où il m’a raconté son passage à Lyon, avec sa femme, le soir de la mobilisation. (Ils arrivaient d’Avignon, où ils passaient leurs vacances. Le lendemain, à l’aube, Darros devait rejoindre son régiment de réserve. Ils ont fini par trouver une chambre, dans un hôtel borgne. La ville en rumeur, le branle-bas de guerre. Me rappelle de quelle voix il disait : « Thérèse tremblait de peur, elle serrait les dents pour ne pas pleurer. J’ai passé la nuit dans ses bras, à sangloter comme un gosse. Je n’oublierai jamais ça. Elle me caressait doucement les cheveux, sans pouvoir parler. Et sur les pavés, toute la nuit, les trains d’artillerie, sans arrêt, un tintamarre infernal. »)

Peut-être un simulateur, aujourd’hui. Mais pas un lâche. Quarante mois d’infanterie, deux blessures, trois citations, et, pour finir, les gaz aux Hauts-de-Meuse. Marié six mois avant la guerre. Un enfant. Une femme de santé fragile. Pas de fortune. Un poste médiocre, dans l’enseignement, à Marseille. C’est en février dernier qu’il a été gazé (légèrement). Il a d’abord été soigné à Troyes, et sa femme – j’attache à ce détail une certaine importance – est venue s’y installer ; ils ont pu revivre ensemble, un long mois. Ensuite, on l’a expédié ici, à cent lieues de la guerre. On lui a rendu son ciel bleu, son soleil, une vie de vacances… J’imagine si bien ce qui a pu se passer en lui !… S’il a pris la résolution d’user de tous les moyens pour faire durer ses troubles pulmonaires le plus longtemps possible – et, qui sait ? la paix n’est peut-être plus si éloignée – cela n’a pas été, chez ce protestant de bonne trempe, sans débats de conscience. S’il a choisi finalement de sauver coûte que coûte sa peau – au risque même d’aggraver son mal faute de soins – est-ce bien ? est-ce mal ?

Que répondre ?

Non, même s’il a pris ce parti, je ne veux pas lui retirer mon estime.

 

Minuit.

Insomnie, insomnie. Interminables méditations des heures noires… Sorte d’instinct de conservation qui m’aide, chaque fois que ce n’est pas par trop impossible, à détourner mon attention de moi, des « spectres ».

 

Darros. Tout de même assez grave, cette histoire Darros. Je veux dire grave pour moi, pour tout ce qu’elle soulève de problèmes pour moi.

Constatation marginale : je ne crois plus à la responsabilité.

Y ai-je cru, jadis ? Oui. Dans la mesure où un médecin peut y croire. (Pour nous, les limites de la responsabilité ne sont jamais tout à fait là où les situe l’opinion courante. – Me rappelle, à Verneuil, discussions avec ce médecin-légiste, aide-major au bataillon de tirailleurs. Savons trop, nous autres, que nos actes sont la conséquence de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure. Responsables de notre hérédité ? de notre éducation ? des exemples donnés ? des circonstances ? Non, c’est l’évidence même.)

Mais j’ai toujours agi comme si je croyais à ma responsabilité absolue. Et j’avais très fort le sentiment – éducation chrétienne ? – du mérite et du démérite.

(Avec des faiblesses, d’ailleurs : tendance à me sentir relativement irresponsable des fautes commises, et à revendiquer le mérite de ce que je faisais de bon…)

Tout : ça, assez contradictoire.

 

(Pour Jean-Paul :

Ne pas trop redouter les contradictions. Elles sont inconfortables, mais salubres. C’est toujours aux instants où mon esprit s’est vu prisonnier de contradictions inextricables, que je me suis en même temps senti le plus proche de cette Vérité avec majuscule, qui se dérobe toujours.

Si je devais « revivre », je voudrais que ce soit sous le signe du doute.)

Point de vue biologique.

Pendant mes premières années de guerre, j’ai cédé – rageusement, mais j’ai cédé – à la tentation de penser les problèmes moraux et sociaux à la seule lumière simpliste de la biologie. (Réflexions de ce genre : « L’homme, brute sanguinaire, spécifiquement, etc. Limiter ses dégâts par une organisation sociale inflexible. Et ne rien espérer de mieux. ») Traînais même dans ma cantine un volume du père Fabre, déniché à Compiègne. Me complaisais à ne plus considérer les hommes, et moi-même, que comme de grands insectes armés pour le combat, l’agression et la défense, la conquête, l’entremangement, etc. Me répétais hargneusement : « Que cette guerre t’ouvre au moins les yeux, imbécile. Voir le monde tel qu’il est. L’univers : un ensemble de forces aveugles, qui s’équilibrent par la destruction des moins résistants. La nature : un champ de carnage où s’entredévorent les êtres, les races, opposés par leurs instincts. Ni bien ni mal. Pas plus pour l’homme que pour la fouine, ou l’épervier, etc. »

Comment nier que la force prime le droit, du fond d’une cave ambulance pleine de blessés ? (Quelques souvenirs précis : Soir du Cateau. Attaque de Péronne, derrière le petit mur. Poste de secours de Nanteuil-le-Haudouin. Agonie des deux petits chasseurs, dans la grange, entre Verdun et Calonne.) Me souviens de certaines heures où je me suis saoulé, désespérément, de cette vue zoologique du monde.

Courte vue… Le pessimisme mortel où j’avais sombré aurait dû m’avertir que ça mène à des bas-fonds où l’air n’est plus respirable.

Vais éteindre, pour essayer de m’assoupir.

 

1 heure.

Inutile d’espérer dormir cette nuit.

Ce brave Darros (il ne s’en doute guère) est cause que me voici empêtré depuis quinze heures dans les « problèmes moraux » – plus que je ne l’ai été durant toute ma vie !

Littéralement, ces questions ne se posaient pas pour moi. Le bien, le mal : locutions usuelles, commodes, que j’employais comme chacun, sans y attacher de valeur réelle. Notions vides pour moi de tout impératif. Les règles de la morale traditionnelle, je les acceptais – pour les autres. Je les acceptais en ce sens que si, par hypothèse, quelque pouvoir révolutionnaire victorieux avait voulu les déclarer caduques – et s’il m’avait fait l’honneur de me consulter – je l’aurais probablement dissuadé de saper d’un coup ces bases sociales. Elles m’apparaissaient totalement arbitraires, mais d’une utilité pratique incontestable pour les rapports des « autres » entre eux. Quant à moi, dans mes rapports avec moi-même, je n’en tenais aucun compte.

(Je me demande, d’ailleurs, sous quelle forme j’aurais pu préciser ma règle personnelle de vie, si j’avais eu à le faire, – ce dont je n’avais ni le loisir ni l’idée. Je crois que je m’en serais tenu à quelque formule élastique, de ce genre : « Tout ce qui accroît la vie en moi et favorise mon épanouissement est bien ; tout ce qui entrave la réalisation de mon être est mal. » – Resterait maintenant à définir ce que j’entendais par « la vie » et par « réaliser mon être »… J’y renonce.)

À vrai dire, ceux qui m’ont regardé vivre, s’il en est – Jacques, par exemple, ou Philip – n’ont guère pu s’apercevoir de la liberté quasi totale que je m’octroyais en principe. Car, dans mes actes, je me suis toujours, et sans même y prendre garde, conformé à ce qu’on est convenu d’appeler « la morale » – « la morale des honnêtes gens ». Pourtant, à plusieurs reprises, – n’exagérons pas : trois ou quatre fois, peut-être, en quinze ans – à certaines heures graves de mon existence privée ou professionnelle, j’ai pris soudain conscience que mon affranchissement n’était pas uniquement théorique. Trois ou quatre fois dans ma vie, je me suis trouvé d’emblée transporté dans une région où ces règles, que j’acceptais habituellement, n’avaient pas cours ; où la raison même n’avait pas accès ; où l’intuition, l’impulsion, étaient maîtresses. Une région aérée et sereine, une région de désordre supérieur, où je me sentais merveilleusement solitaire, puissant, assuré. Assuré, oui. Car j’éprouvais avec intensité la sensation de m’être infiniment rapproché, tout à coup, de… (Bien du mal à terminer cette phrase…) – mettons : de ce qui serait, pour un Dieu, la pure Vérité. (Celle à majuscule.) Oui, trois fois au moins, à ma connaissance, j’ai sciemment et fermement enfreint les lois les plus unanimement accréditées de la morale. Je n’en ai jamais eu aucun remords. Et j’y pense aujourd’hui avec un complet détachement, sans la plus petite ombre de regret. (D’ailleurs, je peux bien dire que je n’ai aucune expérience du remords. Une disposition foncière à accepter mes pensées ou mes actes, quels qu’ils soient, comme autant de phénomènes naturels. Et légitimes.)

 

Me sens, cette nuit, particulièrement en train pour écrire. Et lucide. Si je dois payer, demain, par une mauvaise journée, tant pis.

Me suis relu. Rêvé sur tout ça, et autour, un bon moment.

Me suis posé, entre autres, cette question : Pour la moyenne des gens (dont la vie s’écoule, en somme, sans qu’ils se permettent d’infractions bien accusées aux règles morales admises), qu’est-ce qui peut bien les retenir ? Car, il n’y en a guère, parmi eux, qui échappent à la tentation de commettre des actes réputés « immoraux »… J’écarte, bien entendu, les croyants, ceux qu’une profonde conviction religieuse ou philosophique aide à triompher des pièges du Malin. Mais les autres, tous les autres, qu’est-ce qui les arrête ? Timidité ? Respect humain, crainte des on-dit ? Crainte du juge d’instruction ? Crainte des conséquences qu’ils risquent d’encourir dans leur vie privée, ou publique ? Tout ça joue, évidemment. Ces obstacles sont forts, et sans doute infranchissables aux yeux d’un grand nombre de « tentés ». Mais ce sont des obstacles d’ordre matériel. S’il n’y en avait pas d’autres, et d’ordre spirituel, on pourrait soutenir que l’individu, pour peu qu’il soit affranchi du joug religieux, n’est maintenu dans la voie droite que par la peur du gendarme, ou, tout au moins, du scandale. Et on pourrait soutenir, en conséquence, que tout individu incroyant, si on le suppose aux prises avec la tentation et placé dans des circonstances telles qu’il est sûr d’un secret total et d’une impunité absolue, céderait aussitôt à l’appel, et commettrait le « mal », avec une satisfaction éperdue… Ce qui reviendrait à dire qu’il n’existe pas de considérations « morales » susceptibles de retenir un incroyant ; et que, pour celui qui n’est soumis à aucune loi divine, à aucun idéal religieux ou philosophique, il n’existe aucune interdiction morale efficace.

Une parenthèse : Cela semblerait donner raison à ceux qui expliquent la conscience morale (et la distinction que nous faisons tous, spontanément, entre ce que l’on doit faire et ce que l’on ne doit pas faire, entre ce qui est bien et ce qui est mal) par une survivance en l’homme moderne d’une soumission d’origine religieuse, longtemps acceptée par les générations précédentes, et devenue caractère acquis. Je veux bien. Mais il me semble que c’est raisonner en oubliant que Dieu n’est qu’une hypothèse humaine. Car, cette distinction du bien et du mal, ce n’est pas Dieu, invention de l’homme, qui peut l’avoir imposée à l’esprit humain : c’est, au contraire, l’homme qui l’a attribuée à Dieu, et qui en a fait un précepte divin. Si cette distinction est d’origine religieuse, autant dire que c’est l’homme, un jour, qui l’a prêtée à Dieu. Et donc qu’il l’avait en lui. Et même qu’elle était en lui si fortement enracinée, qu’il a senti le besoin de donner à cette distinction une suprême, et à jamais indiscutable, autorité…

Comment résoudre ?

 

4 heures.

Vaincu par la fatigue au milieu de ma parenthèse. Dormi plus de deux heures d’affilée. Appréciable résultat du carnet. Et de mes velléités philosophiques…

Ne sais plus où je voulais en venir. « Comment résoudre ?… » Oui, comment ? J’avais pourtant l’impression d’être arrivé à y voir un peu plus clair. Mais bien incapable de retrouver l’enchaînement.

Problème de la conscience morale, de ses origines. Pourquoi pas : survivance d’une habitude sociale ? (J’invente peut-être à mon usage une explication archi-connue. Peu importe. Nouvelle pour moi.)

Autant je rejette l’idée que la conscience morale aurait pour source quelque loi divine, autant il me paraît plausible d’admettre qu’elle a ses origines dans le passé humain, qu’elle est une habitude qui survit à la cause qui l’a fait naître, et qui est fixée en nous, à la fois par hérédité et par tradition. Un résidu des expériences que les anciens groupements humains ont eu à faire pour organiser leur vie collective et régler leurs rapports sociaux. Résidu de règlements de bonne police. Je trouverais assez séduisant, assez satisfaisant même pour l’amour-propre de pouvoir se dire que cette conscience morale, cette distinction d’un bien et d’un mal (distinction qui préexiste en chacun de nous ; et qui est souvent absurde dans les ordres qu’elle nous dicte ; et qui, néanmoins, nous contraint sans cesse à lui obéir ; et qui même, parfois, nous dirige aux heures où la raison hésite et se récuse ; et qui fait accomplir aux plus sages des gestes que leur raison, appelée en contrôle, ne saurait pas justifier) – il me séduirait assez d’admettre qu’elle est la survivance d’un instinct essentiel à l’homme, animal social. Un instinct, qui s’est perpétué en nous à travers les millénaires, et grâce auquel la société humaine s’achemine vers son perfectionnement.

 

15 août, jardin.

Temps glorieux. Cloches des vêpres. Un air de fête, sur tout. Insolence de ce ciel, de ces fleurs, de cet horizon qui tremble dans le halo lumineux des beaux jours. Envie de s’opposer à la beauté du monde, de détruire, d’appeler la catastrophe ! Non, envie de fuir, de se cacher, envie de se replier davantage sur soi, pour souffrir.

À Spa, grand conseil de guerre, le Kaiser, les chefs de l’armée. Trois lignes dans un journal suisse. Rien dans les journaux français. Et peut-être une date historique, que les écoliers apprendront plus tard dans des manuels, et dont les conséquences auront changé le cours de la guerre…

Goiran affirme que parmi ces messieurs du Quai d’Orsay, nombreux maintenant sont ceux qui annoncent la paix pour cet hiver.

Pas grand-chose dans le communiqué. Attente qui pèse comme une chaleur d’orage.

 

Soir, 10 heures.

Viens de relire mes élucubrations de la nuit dernière. Surpris et mécontent d’avoir noirci tant de pages. J’y montre un peu trop mes limites… (Et puis ce misérable vocabulaire humain qui, quoi qu’on fasse, est toujours celui du sentiment, et non celui de la logique !)

 

Pour Jean-Paul :

Ce n’est pas sur ces balbutiements de malade qu’il faudra juger l’oncle Antoine, mon petit. L’oncle Antoine s’est toujours senti très mal à l’aise dans les labyrinthes de l’idéologie : il s’y égare dès les premiers pas… Lorsque je préparais à Louis-le-Grand mon bachot de philo (le seul examen où j’ai dû me présenter deux fois avant d’être reçu), je traversais parfois des heures bien mortifiantes… Un lourdaud qui veut jongler avec des bulles de savon !… Je constate que le tête-à-tête avec la mort ne change rien à ces dispositions. Je quitterai ce monde sans avoir rien pu changer à cette inaptitude fondamentale aux spéculations abstraites !…

 

Bientôt minuit.

Ce Journal de Vigny ne m’ennuie pas, mais, à chaque instant, mon attention m’échappe, le livre me tombe des mains. Énervement d’insomnie. Mes pensées tournent en rond ; la mort, le peu qu’est une vie, le peu qu’est un homme ; l’énigme à laquelle l’esprit se heurte, dans laquelle il s’enlise, dès qu’il cherche à comprendre. Toujours cet insoluble « au nom de quoi ? »

Au nom de quoi un être comme moi, affranchi de toute discipline morale, a-t-il mené cette existence que je peux bien dire exemplaire, si je songe à ce qu’étaient mes journées, à tout ce que j’ai sacrifié pour mes malades, à l’extrême scrupule que j’ai toujours apporté dans l’accomplissement de mes devoirs ?

(Je m’étais juré d’écarter ces problèmes, qu’il faudrait affronter avec d’autres dons. Peut-être, d’ailleurs, n’était-ce pas le meilleur moyen de m’en délivrer ?)

Au nom de quoi les sentiments désintéressés, le dévouement, la conscience professionnelle, etc. ?

Mais, au nom de quoi la lionne blessée se laisse-t-elle abattre pour ne pas quitter ses petits ? Au nom de quoi le repliement de la sensitive ? – ou les mouvements amiboïdes des leucocytes ? – ou l’oxydation des métaux ? etc.

Au nom de rien, voilà tout. Poser la question, c’est postuler qu’il y a « quelque chose », c’est tomber dans le traquenard métaphysique… Non ! Il faut accepter les limites du connaissable. (Le Dantec, etc.) La sagesse : renoncer aux « pourquoi », se contenter des« comment ». (Il y a déjà de quoi s’occuper, avec les « comment » !) Renoncer, avant tout, au désir puéril que tout soit explicable, logique. Donc, renoncer à vouloir m’expliquer à moi-même, comme si j’étais un tout cohérent. (Longtemps, j’ai cru l’être. Orgueil des Thibault ? – Plutôt, suffisance d’Antoine…)

Tout de même, parmi les attitudes possibles, il y a celle-ci : accepter les conventions morales, sans être dupe. On peut aimer l’ordre, et le vouloir, sans en faire pour cela une entité morale, sans perdre de vue que cet ordre n’est rien de plus qu’une nécessité pratique de la vie collective, la condition d’un appréciable bien-être social, (j’écris : l’ordre, pour éviter d’écrire : le bien.)

Se sentir ordonné, et ne rien démêler des lois auxquelles on se sent soumis – éternel sujet d’irritation ! J’ai cru longtemps que je finirais bien, un jour, par trouver le mot de l’énigme. Suis condamné à mourir sans avoir compris grand-chose à moi-même – ni au monde…

Un croyant répondrait : « Mais c’est si simple !… » Pas pour moi !

 

Recru de fatigue, et incapable de m’endormir. C’est là le supplice de l’insomnie : la contradiction entre cet épuisement du corps qui veut à tout prix le repos, et cette activité déréglée de l’esprit, qui ne laisse pas approcher le sommeil.

Me tourne et me retourne sur mes oreillers depuis une heure. Travaillé par cette pensée : « J’ai vécu dans l’optimisme, je ne dois pas mourir dans le doute et la négation. »

Mon optimisme. J’ai vécu dans l’optimisme. Je n’en ai peut-être pas eu conscience, mais cela m’apparaît aujourd’hui avec évidence. Cet état d’intuition joyeuse, de confiance active, qui m’a perpétuellement soulevé et soutenu, c’est, je crois, dans le commerce de la science qu’il a pris sa source et qu’il a trouvé de quoi s’alimenter chaque jour.

La science. Elle est plus que simple connaissance. Elle est désir d’accord avec l’univers – avec l’univers dont elle pressent les lois. (Et ceux qui suivent cette route-là, débouchent sur un merveilleux, autrement plus vaste et plus exaltant que celui des religions !) Par la science, on se sent profondément en contact, en harmonie, avec la nature et ses secrets.

Sentiment religieux ? Le mot fait peur ; mais, après tout… ?

Charité, espérance et foi. L’abbé Vécard m’a fait remarquer, un jour, que moi aussi je pratiquais les vertus théologales. J’ai protesté. J’acceptais, à la rigueur charité et espérance, mais je refusais foi. Pourtant ? Si je voulais aujourd’hui justifier cet élan continu qui m’a porté durant quinze ans, si je cherchais le fin mot de cette indomptable confiance, ce que je trouverais serait peut-être assez proche d’une foi… En quoi ? Eh bien, ne serait-ce qu’en la croissance possible et sans doute infinie des formes vivantes. Foi dans une accession universelle à des états supérieurs…

Est-ce être « finaliste » sans le savoir ? Peu importe. En tout cas, je ne veux pas d’autre « finalité ».

 

16 août.

Température. Respiration difficile, plus sifflante. Ai dû recourir plusieurs fois à l’oxygène. Me suis levé, mais sans descendre.

Visite de Goiran, avec les journaux. Continue à croire la paix possible au cours de l’hiver. Défend son point de vue avec adresse et force. Curieux bonhomme. Curieux de le voir dire des choses rassurantes, avec cet air incurablement soucieux que lui donnent ses petits yeux clignotants, trop rapprochés, ce long nez, ce masque qui avance en museau de lévrier. Tousse et expectore sans arrêt. M’a parlé de son métier comme d’une besogne. Pourtant ! Enseigner l’histoire à Henri-IV ne devrait pas être une tâche ingrate, sans joies. M’a aussi parlé de ses études à Normale. Esprit dénigreur. Prend trop de plaisir à critiquer, pour rester juste. Me donne parfois l’impression d’un esprit faux. Par excès d’intelligence, peut-être, – d’une certaine intelligence, complaisante à elle-même, indifférente à autrui, sans générosité. Avec ça, spirituel souvent.

Spirituel ? Il y a deux façons d’être spirituel : par l’esprit qu’on met dans ce qu’on dit (Philip), et par celui qu’on met dans sa manière de dire. Goiran est de ceux qui paraissent spirituels sans vraiment rien dire qui le soit. Par une certaine élocution, insistance sur les finales, par certains déplacements de voix, certaines mimiques amusantes, certaines tournures elliptiques, sibyllines ; par le pétillement malicieux du regard, qui glisse des sous-entendus derrière chaque mot. Si l’on répète un propos de Philip, il reste acéré, subtil, il continue à faire mouche. Si l’on s’avisait de répéter ceux de Goiran, il ne resterait le plus souvent rien qui porte.

 

17 août.

Respiration de plus en plus gênée. Passé à la radio. L’écran montre que l’excursion du diaphragme est nulle dans les inspirations profondes. Bardot en permission pour trois jours. Me sens malade, malade, impossible penser à rien d’autre.

 

18 août.

Mauvais jours, plus mauvaises nuits. Nouveau traitement de Mazet, en l’absence de Bardot.

 

19 août.

Très abattu par le traitement.

 

20 août.

Étrangement mieux ce matin. La piqûre de cette nuit m’a fait dormir près de cinq heures ! Bronches sensiblement dégagées. Lu les journaux.

 

Soir.

Ai somnolé tout l’après-midi. La crise paraît enrayée. Mazet content.

Obsédé par le souvenir de Rachel. Est-ce un symptôme d’affaiblissement, cette emprise des souvenirs ? Quand je vivais, je ne me souvenais pas. Le passé ne m’était rien.

 

Pour Jean-Paul :

Morale. Vie morale. À chacun de découvrir son devoir, d’en préciser le caractère, les limites. Choisir son attitude, d’après son jugement personnel, au cours d’une expérience jamais interrompue, d’une continuelle recherche. Patiente discipline. Naviguer entre le relatif et l’absolu, le possible et le souhaitable, sans perdre de vue le réel, en écoutant la voix de la sagesse profonde qui est en nous.

Sauvegarder son être. Ne pas craindre de se tromper. Ne pas craindre de se renier sans cesse. Voir ses fautes, pour aller plus avant dans l’éclaircissement de soi-même et la découverte de son devoir propre.

(Au fond, on n’a de devoir qu’envers soi.)

 

21 août, matin.

Journaux. Les Anglais n’avancent guère. Nous, non plus, malgré de petites progressions ici ou là. (J’écris « petites progressions », comme le communiqué. Mais, moi, je vois ce que ça représente pour ceux qui « progressent » : cratères des éclatements, rampements dans les boyaux, postes de secours envahis…)

Me suis levé pour le traitement. Essaierai de descendre déjeuner.

 

Nuit, à la lueur de la veilleuse.

J’espérais dormir un peu. (Hier soir, température presque normale : 37,8.) Mais, toute une nuit d’insomnie, pas une minute d’inconscience. Et voilà l’aube.

Très douce nuit néanmoins.

 

Matin du 22.

Panne d’électricité, hier soir, qui m’a empêché d’écrire. Je voudrais noter cette admirable nuit d’étoiles filantes.

Si chaud, que j’étais allé, vers une heure, pour lever les jalousies. De mon lit, je plongeais dans ce beau ciel d’été. Nocturne, profond. Un ciel qu’on aurait dit tout en éclatements de shrapnells, une pluie de feu, un ruissellement d’étoiles en tous sens. Me suis rappelé l’offensive de la Somme, les tranchées de Maréaucourt, mes nuits d’août 16 : les étoiles filantes et les fusées des Anglais, se croisant, se mélangeant, dans un féerique, feu d’artifice.

Me suis dit tout à coup (et je suis sûr que c’est vrai), qu’un astronome, habitué à vivre en pensée dans les espaces interplanétaires, doit avoir beaucoup moins de mal qu’un autre à mourir.

Rêvé longtemps, longtemps, sur tout ça. Les regards perdus dans le ciel. Ce ciel sans limites, qui recule toujours dès que nous perfectionnons un peu nos télescopes. Rêverie apaisante entre toutes. Ces espaces sans fin, où tournent lentement des multitudes d’astres semblables à notre soleil, et où ce soleil – qui nous paraît immense, qui est, je crois, un million de fois plus grand que la terre – n’est rien, rien qu’une unité parmi des myriades d’autres…

La Voie Lactée, une poussière d’astres, de soleils, autour desquels gravitent des milliards de planètes, séparées les unes des autres par des centaines de millions de kilomètres ! Et toutes les nébuleuses, d’où sortiront d’autres essaims de soleils futurs ! Et les calculs des astronomes établissent que ce fourmillement de mondes n’est rien encore, n’occupe qu’une place infime dans l’immensité de l’Espace, dans cet éther que l’on devine tout sillonné, tout frissonnant, de radiations et d’interinfluences gravitiques, dont nous ignorons tout.

Rien que d’écrire ça, l’imagination chancelle. Vertige bienfaisant. Cette nuit, pour la première fois, pour la dernière peut-être, j’ai pu penser à ma mort avec une espèce de calme, d’indifférence transcendante. Délivré de l’angoisse, devenu presque étranger à mon organisme périssable. Moi, une infinitésimale et totalement inintéressante miette de matière…

Me suis juré de regarder le ciel, toutes les nuits, pour retrouver cette sérénité.

Et maintenant, le jour. Un nouveau jour.

 

Après-midi, jardin.

Je rouvre ce carnet avec reconnaissance. Jamais il ne m’a paru répondre si bien à son but : me délivrer des fantômes.

Suis encore tout envoûté par la contemplation de cette nuit.

Étanchéité de l’animal humain. Nous aussi, nous gravitons les uns autour des autres, sans nous rencontrer, sans nous fondre. Chacun faisant cavalier seul. Chacun dans sa solitude hermétique, chacun dans son sac de peau. Pour accomplir sa vie, et disparaître. Naissances et morts se succèdent à un rythme ininterrompu. Dans le monde, une naissance par seconde, soixante par minute. Plus de trois mille nouveau-nés par heure ; et autant de morts ! Chaque année, trois millions d’êtres cèdent la place à trois millions de vies nouvelles. Celui qui aurait vraiment compris, annexé, « réalisé » cela, pourrait-il, comme avant, s’émouvoir égocentriquement sur son destin ?

 

6 heures.

Je plane aujourd’hui. Je me sens merveilleusement allégé de mon poids. Une parcelle de matière vivante qui serait pleinement consciente de sa parcellarité.

Me suis remémoré les passionnantes conversations que nous avons eues, à Paris, quand Zellinger amenait son ami Jean Rostand passer la soirée avec nous…

Singulière condition que celle de l’homme dans cet immense univers. Elle m’apparaît aujourd’hui avec la même clarté qu’alors, quand nous écoutions Rostand la définir de sa voix incisive et désabusée, avec la prudente précision d’un savant, l’émotion lyrique et la fraîcheur d’images d’un poète. La proximité de la mort donne aujourd’hui à ces pensées un attrait particulier. Je les manie avec piété. Aurais-je trouvé là un remède à ma détresse ?

Me refuse d’instinct aux illusions métaphysiques. Jamais le néant n’a eu pour moi tant d’évidence. Je m’en approche avec horreur, avec une révolte de l’instinct ; mais aucune tentation de le nier, de chercher refuge dans d’absurdes espérances.

Ai plus que jamais conscience du peu que je suis. Une merveille, pourtant ! Je contemple, comme du dehors, cet assemblage prodigieux de molécules, qui, pour quelque temps encore, est moi. Je crois percevoir au fond de mon être ces mystérieux échanges qui, sans arrêt, depuis trente ans et plus, s’effectuent entre ces milliards de cellules dont je suis fait. Ces mystérieuses réactions chimiques, ces transformations d’énergie, qui s’accomplissent à mon insu dans les cellules de mon écorce cérébrale, et qui font de moi, en ce moment même, cet animal qui pense et qui écrit. Ma pensée, ma volonté, etc. Toutes ces activités spirituelles dont je me suis tant enorgueilli – rien d’autre qu’un composé de réflexes, indépendants de moi, rien de plus qu’un phénomène naturel, instable, qu’il suffira, pour faire cesser à tout jamais, de quelques minutes d’asphyxie cellulaire…

 

Soir.

Recouché. Calme. L’esprit lucide, un peu grisé.

Continue à rêver sur l’Homme et sur la Vie… Songé avec un mélange de stupeur et d’admiration à la lignée organique dont je suis l’épanouissement. J’aperçois, derrière moi, à travers des milliards de siècles, tous les degrés de l’échelle vivante. Depuis l’origine, depuis cette inexplicable et peut-être accidentelle association chimique, qui s’est produite un jour, quelque part, au fond des mers chaudes ou sur la croûte calcinée de la terre, et d’où sont nées les premières manifestations du protoplasme initial, jusqu’à cet étrange et compliqué animal, doué de conscience, capable de concevoir l’ordre, les lois de la raison, la justice… – jusqu’à Descartes, jusqu’à Wilson.

Et cette idée bouleversante, et parfaitement plausible, après tout : que d’autres formes de vie, appelées à produire des êtres infiniment supérieurs à l’homme, ont pu être détruites en germe par les cataclysmes cosmiques. N’est-il pas miraculeux que cette chaîne organique dont l’homme moderne est le dernier chaînon, ait pu se dérouler au cours des âges jusqu’à maintenant ? ait pu traverser, sans être anéantie, les mille perturbations géologiques du globe ? ait pu échapper aux aveugles gaspillages de la nature ?

Et ce miracle, jusqu’à quand se poursuivra-t-il ? Vers quelle fin (inévitable) notre espèce s’achemine-t-elle ? Disparaîtra-t-elle à son tour, comme ont disparu les trilobites, les scorpions géants, et tant d’espèces nageantes et rampantes, dont nous savons l’existence ? Ou bien l’humanité aura-t-elle la chance de se maintenir, à travers tous les chaos, sur l’écorce de la planète, et à évoluer longtemps encore ? Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que le soleil, refroidi et immobilisé, lui refuse la chaleur, la possibilité de vie ? Et quels nouveaux progrès aura-t-elle réussi à faire, avant de disparaître ? Rêve vertigineux…

Quels progrès ?

Je ne parviens pas à croire à un plan cosmique, où l’animal humain aurait un rôle privilégié. Je me suis trop heurté aux absurdités, aux contradictions de la nature, pour admettre une harmonie préexistante. Aucun Dieu n’a jamais répondu aux appels, aux interrogations de l’homme. Ce qu’il prend pour des réponses, c’est seulement l’écho de sa voix. Son univers est clos, limité à lui. La seule ambition qui lui soit permise, c’est d’aménager au mieux de ses besoins ce domaine borné, qui peut évidemment lui apparaître immense, comparé à sa petitesse, mais qui est minuscule, par rapport à l’univers. La science lui apprendra-t-elle enfin à s’en contenter ? À trouver l’équilibre, le bonheur, dans la conscience même de sa petitesse ? Pas impossible. La science peut encore beaucoup. Elle peut enseigner à l’homme à accepter ses limites naturelles, les hasards qui l’ont fait naître, le peu qu’il est. Elle peut l’amener, de façon durable, à ce calme que j’éprouve ce soir. À cette contemplation presque paisible du néant qui m’attend bientôt, du néant où tout se résorbe.

 

23.

Au réveil. Sommeil un peu plus long, plus profond, que de coutume. Reposé. Me sentirais presque bien, sans ces sécrétions qui m’étouffent, et cette respiration de soufflet percé.

Me suis endormi dans une espèce d’ivresse. D’ivresse désespérée, et douce, pourtant. Tout ce qui m’accable de nouveau, ce matin, me semblait sans poids, sans importance ; le néant, ma mort prochaine, s’imposaient à moi avec une certitude d’un caractère particulier, qui excluait la révolte. Pas exactement du fatalisme, non : le sentiment de participer, même par la maladie et la mort, au destin de l’univers.

Je voudrais tant retrouver mon état d’esprit d’hier soir !

 

Sous la véranda, avant le déjeuner. Conversations. Gramophone. Journaux.

On se bat devant Noyon, et sur tout le front entre Oise et Aisne. Avance de quatre kilomètres en vingt-quatre heures. Occupons Lassigny. Les Anglais ont repris Albert, Bray-sur-Somme. (C’est à Bray, derrière le presbytère, que le pauvre Delacour a été tué, si bêtement, aux feuillées, par une balle perdue.)

 

Soir.

Retrouver mon calme d’hier. Ce soir, à l’heure du dîner, crise d’étouffement très forte, très longue. Suivie d’un abattement sans bornes.

 

26.

Depuis hier matin, douleurs rétrosternales à peu près constantes. Cette nuit, intolérables. Accompagnées de nausées.

 

27.

Sept heures du soir. Bu un peu de lait. Joseph va revenir, avant de disparaître jusqu’à demain matin. Je l’attends. J’écoute les pas. Beaucoup de choses importantes à faire : arranger le lit, les oreillers, la moustiquaire, préparer la potion, l’urinal, régler les jalousies, nettoyer le crachoir, mettre à portée le verre d’eau, le flacon de gouttes, la poire pour la lumière, la poire pour la sonnerie… « Bonsoir, Monsieur le major. » – « Bonsoir, Joseph. » Attendre huit heures et demie, l’apparition du père Hector, l’infirmier de nuit. Il ne parle pas. Il entrouvre la porte et passe la tête. Il semble dire : « Je suis arrivé. Je veille. Ne craignez rien. »

Après, c’est la solitude, l’interminable nuit qui commence.

 

Minuit.

Sans courage. Tout en moi se détraque.

Ramène tout à moi, c’est-à-dire à ma fin. Si je pense à quelqu’un d’autrefois, c’est pour me dire aussitôt : « Encore un qui ne sait pas que je suis perdu. » Ou bien : « Qu’est-ce qu’il dira, celui-là, en apprenant ma mort ? »

 

28.

Douleurs semblent s’atténuer. Elles disparaîtront peut-être comme elles sont venues ?

Mauvaise radio. La prolifération du tissu fibreux s’est considérablement accélérée depuis le dernier examen. Surtout poumon droit.

 

29 août.

Souffre moins. Très épuisé par ces quatre mauvais jours.

Communiqué : Les nouvelles offensives (entre la Scarpe et la Vesle) progressent. Les Anglais avancent sur Noyon. Bapaume est à nous.

 

Pour Jean-Paul :

Orgueilleux, tu le seras. Nous le sommes. Accepte-toi. Sois orgueilleux, délibérément. Humilité : vertu parasite, qui rapetisse. (N’est, d’ailleurs, bien souvent, que la conscience intime d’une impuissance.) Ni vanité ni modestie. Se savoir fort, pour l’être.

Parasites aussi, le goût du renoncement, le désir de se soumettre, l’aspiration à recevoir des ordres, la fierté d’obéir, etc. Principes de faiblesse et d’inaction. Peur de la liberté. Il faut choisir les vertus qui grandissent. Vertu suprême : l’énergie. C’est l’énergie qui fait la grandeur.

Rançon : la solitude.

 

30.

Noyon est dépassé. Mais à quel prix ?

Surpris qu’on laisse la presse répéter que la fin de la guerre approche. L’Amérique n’est pas entrée en campagne pour se contenter d’une victoire militaire, d’une paix militaire. Wilson veut décapiter politiquement l’Allemagne et l’Autriche. Leur arracher la tutelle de la Russie. Au train où évoluent les événements, ce n’est tout de même pas en six mois qu’on peut espérer l’effondrement des deux Empires, la constitution, à Berlin, à Vienne, à Pétersbourg, de régimes républicains solides, avec lesquels on puisse efficacement traiter ?

 

Ma fenêtre. Une demi-douzaine de fils électriques, bien tendus, traversent ce rectangle de ciel comme des rayures sur une plaque de photo. Les jours d’orage, de fines perles d’eau glissent sur les fils, à quelques centimètres d’intervalle, toutes dans le même sens, interminablement, sans jamais s’atteindre. À ces moments-là, impossible de rien faire, de rien regarder d’autre…

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