OCTOBRE

6 octobre.

Huit jours.

Encore trop faible pour écrire. Somnolent. Petite joie de retrouver ce carnet. Et même ma chambre. Et mes girls.

Tiré d’affaire, une fois encore ?

 

7 octobre.

Pas touché le carnet pendant ces huit jours. Les forces reviennent. La température a définitivement baissé, normale le matin, 37,9 ou 38 le soir.

M’ont tous cru fichu. Et puis, non.

Transporté le lundi 30 à la clinique de Grasse. Opéré par Mical, dans l’après-midi. Sègre et Bardot assistaient. Gros abcès dans le poumon droit. Heureusement bien limité. Ont pu me ramener au Mousquier le cinquième jour.

Pourquoi ne me suis-je pas tué le 29, après la ponction ? N’y ai pas pensé. (Strictement vrai !)

 

Mardi, 8 octobre.

Moins faible. Je devrais penser qu’il est bien regrettable qu’ils m’aient tiré de là ; mais non : j’accepte ce nouvel entracte, avec une joie lâche…

L’interruption dans la lecture des journaux me gêne pour comprendre. J’ignorais la démission du cabinet allemand. Il s’est passé là-bas des choses graves, à coup sûr. La presse suisse dit que Max de Bade a été nommé chancelier pour négocier la paix.

 

9 octobre.

Pas de quoi être bien fier. N’ai même pas été effleuré par la tentation du suicide. N’y ai pensé qu’à mon retour dans cette chambre. Entre le diagnostic de l’abcès et l’intervention, n’ai pensé qu’à une chose : que l’opération soit faite au plus vite – pour réussir.

Plus humiliant encore : pendant tout mon séjour à Grasse, j’ai été obsédé par le regret d’avoir laissé ici le collier d’ambre. J’avais même pris la décision de le confier à Bardot, dès mon retour ici, en lui faisant promettre… de le déposer dans mon cercueil !

Je ne sais pas si je le ferai. Enfantillage de moribond. Si je cède à la tentation, ne me juge pas trop vite, mon petit, ne méprise pas l’oncle Antoine. Le souvenir qui s’attache à ce collier est lié à une pauvre aventure, mais cette pauvre aventure est, malgré tout, ce qu’il y a eu de meilleur dans ma pauvre vie.

10.

Visite de Mical.

 

11 octobre, vendredi.

Fatigué hier par la visite du chirurgien. M’a donné tous les détails. Gros abcès, bien collecté, cloisonné par des travées fibreuses très résistantes. Pus épais, lié. Avoue qu’il a trouvé le poumon en état de congestion œdémateuse intense. Analyse bactériologique : cultures de streptocoques.

Mical, intéressé par le cas. Relativement peu fréquent : en un an, sur soixante-dix-neuf ypérités traités ici, seulement sept abcès simples, dont le mien. Quatre opérés avec succès. Les trois autres…

Plus rares encore, heureusement, les cas d’abcès multiples. Jamais opérables. Trois cas seulement sur soixante-dix-neuf gazés, et trois morts.

J’ai eu de la veine. (Phrase écrite spontanément. Ne l’aurais certes pas écrite si j’avais pris le temps de réfléchir. Mais, l’ayant écrite, je ne la biffe pas. Sans doute, pas encore assez détaché de la vie pour appeler « déveine » une prolongation du supplice…)

 

12 octobre.

Recommencé à me lever, hier après-midi. Encore amaigri. Perdu 2 kg 400 depuis le 20 septembre.

Le cœur flanche toujours. Digitaline, drosera, deux fois par jour. Perpétuellement en sueur. Malaises, faiblesse, quintes sèches, étouffements, – tout à la fois. Et si l’on me demande comment je vais, je réponds, ces jours-ci, de bonne foi : « Pas mal… »

 

13.

Journaux suisses donnent des détails plausibles : sur les démarches indirectes, tentées auprès de Wilson par le nouveau cabinet allemand, pour entamer des négociations. Demande d’armistice immédiat, ouvertement formulée. Plausibles, car le dernier discours du chancelier au Reichstag est une franche proposition de paix. L’Allemagne, hier encore si arrogante !

Pourvu que les Alliés n’abusent pas ! Pourvu qu’ils résistent à la tentation de triompher trop… Déjà, partout, une insolence de jockey gagnant. Suis sûr que Rumelles lui-même a oublié que, au printemps, il envisageait le pire : il ne doit pas y avoir, aujourd’hui, triomphateur plus intransigeant que lui !

Le mot « joie », qui revient sans cesse dans la presse française, est choquant. « Délivrance », mais pas « joie » ! Comment oublier si vite la somme de douleurs qui pèse sur l’Europe ? Rien, pas même la fin de la guerre, ne peut empêcher que la douleur domine, et demeure.

 

14 octobre, nuit.

Les insomnies recommencent. Je me surprends à regretter les somnolences de l’infection. Tête vide, abattement. Livré aux « spectres ». Juste assez conscient pour bien souffrir.

J’avais voulu donner dans ce carnet une image de moi. Pour Jean-Paul. J’étais déjà, quand j’ai commencé d’y écrire, incapable d’attention, de suite, de travail. Encore un rêve non réalisé.

Qu’importe ? Indifférence gagne, fait tache d’huile.

 

Le 15.

Offensive générale. Succès partout. Tous les fronts donnent à la fois. On dirait que, depuis qu’il est question de paix, le commandement allié veut mettre bouchées doubles, jouir de son reste. La dernière « battue »…

Un peu mieux, aujourd’hui. Plaisir à écrire.

Visite de Voisenet. Sa figure de bouddha. Face plate ; yeux écartés, sans profondeur d’orbites, paupières épaisses et courbes comme des pétales de fleurs charnues (magnolia, camélia) ; large bouche, lèvres épaisses, lentes à se mouvoir. Visage plein de sagesse. Reposant à regarder. Une espèce de sérénité fataliste, très extrême-orientale.

Prétend avoir des renseignements récents sur l’état d’esprit dans les états-majors. Inquiétant. Les pertes ne comptent plus, depuis qu’on croit pouvoir compter sur la « réserve » américaine, réputée inépuisable. Et sourde résistance contre la paix. Refuser tout armistice, envahir l’Allemagne, signer la paix, à Berlin, etc. Voisenet dit : « Ils pensent victoire, au lieu depenser fin de la guerre. » Et, de plus en plus ouvertement, hostiles à Wilson. Déclarent déjà que les « quatorze points » sont seulement des vues personnelles de W. ; que l’Entente ne les a jamais ratifiés officiellement, etc. Voisenet me fait remarquer que, depuis juillet, depuis les premiers succès militaires, la presse (censurée) parle encore parfois de « Société des Nations », mais plus jamais d’« États-Unis européens ».

 

Soir.

Voisenet m’avait laissé quelques numéros de l’Humanité. Frappé de voir combien nos socialistes font piètre figure, quand on a goûté des messages américains. Un ton de partisans bornés. Rien de grand ne peut naître de ces éléments-là, de ces hommes-là. Les politiciens socialistes d’Europe, à ranger parmi les débris de l’ancien monde. À balayer, avec les autres détritus.

Socialisme. Démocratie. Je me demande si Philip n’avait pas raison, et si les gouvernements vainqueurs vont renoncer aux habitudes de dictature, prises depuis quatre ans. L’impérialisme (républicain), représenté par Clemenceau, se défendra peut-être avant de céder la place ! Peut-être que le foyer du vrai socialisme futur se fondera d’abord dans l’Allemagne vaincue. Parce que vaincue.

 

16.

Légèrement mieux ces huit derniers jours.

Goiran m’a retrouvé le texte du message du 27. N’ajoute rien de nouveau aux précédents, mais définit avec plus de précision les buts de paix. « Cette guerre prépare un ordre nouveau, etc. » Alliance générale des peuples, seule garantie de la sécurité collective. Quand je vois l’effet de ces paroles sur le « mort en sursis » que je suis, j’imagine ce que peuvent éprouver les millions de combattants, les millions de femmes, de mères ! On n’éveille pas en vain pareilles espérances. Que les dirigeants alliés soient ou non sincères dans leur adhésion aux principes de Wilson, peu importe maintenant : les choses sont telles, la pression unanime sera si forte, que, l’heure venue, aucun politicien d’Europe ne pourra se dérober à la paix qu’on attend.

Je songe à Jean-Paul. À toi, mon petit. Infini soulagement. Un monde nouveau va naître. Tu le verras se consolider. Tu y collaboreras. Sois fort, pour bien collaborer !

 

Jeudi, 17.

Réponse draconienne de Wilson aux premières avances de l’Allemagne. Exige nettement, avant tous pourparlers, la chute de l’Empire, l’exclusion de la caste militaire, la démocratisation du régime. Au risque, évidemment, de retarder la paix. Intransigeance sans doute indispensable. Ne pas perdre de vue les buts essentiels. Il ne s’agit pas d’obtenir un armistice prématuré ni même une capitulation du Kaiser. Il s’agit du désarmement général et d’une Fédération européenne. Irréalisables, sans la disparition de l’Allemagne et de l’Autriche impériales.

Goiran, très déçu. Ai défendu Wilson contre lui et les autres. Wilson : un praticien averti, qui sait où est le foyer d’infection, et qui vide l’abcès avant de commencer son pansement.

À propos d’abcès, ce bon géant de Bardot explique fort bien que l’ypérite n’est qu’une cause occasionnelle de l’abcès. Lequel, en fait, relève d’une infection secondaire, déterminée par les microbes envahissant le parenchyme à la faveur des lésions congestives provoquées par le gaz.

 

18 octobre.

Grand-peine aujourd’hui à surmonter ma fatigue. Impossible de lire, si ce n’est les journaux.

Le ton de la presse alliée pour parler de nos « victoires » ! Hugo, devant l’épopée napoléonienne… Cette guerre (aucune guerre) n’a rien d’une épopée héroïque. Elle est sauvage et désespérée. Elle s’achève, comme un cauchemar, dans les sueurs de l’angoisse. Les actes d’héroïsme qu’elle a pu susciter restent noyés dans l’horreur. Ils ont été accomplis au fond des tranchées, dans la gadoue et le sang. Avec le courage du désespoir. Avec le dégoût d’une œuvre répugnante qu’il fallait bien mener jusqu’à son terme. Elle ne laissera que de hideux souvenirs. Toutes les sonneries de clairon, tous les saluts au drapeau, n’y changent rien.

 

21.

Deux mauvais jours. Hier soir, injection intratrachéale d’huile goménolée. Mais l’infiltration et l’hyperesthésie laryngée ont rendu la manœuvre difficile. Ils se sont mis à trois pour en venir à bout. Ce pauvre Bardot suait à grosses gouttes. J’ai dormi trois grandes heures. Un peu soulagé aujourd’hui.

 

Mercredi (23 octobre).

Les nouvelles doses de digitaline paraissent un peu plus efficaces.

Je remarque, quand je ne suis pas complètement aphone, que je bégaye plus fréquemment. Autrefois, c’était rare, et toujours le signe d’un grand trouble de conscience. Aujourd’hui, rien d’autre sans doute qu’un indice de déchéance physique.

Journaux. Les Belges à Ostende et à Bruges. Les Anglais à Lille, à Douai, à Roubaix, à Tourcoing. Progression irrésistible. Mais lenteur désespérante des échanges de notes entre l’Allemagne et l’Amérique. Pourtant Wilson paraît avoir obtenu, comme condition préalable, une réforme de la constitution impériale, et l’établissement du suffrage universel. Ce serait un grand point. Obtenir ensuite l’abdication du Kaiser. Demain, ou dans six mois ? La presse insiste sur les troubles intérieurs. Ne pas se leurrer : une révolution allemande pourrait hâter les choses, mais les compliquer aussi. Car Wilson semble décidé à ne traiter qu’avec un gouvernement très stable.

 

24 octobre.

Non, je n’envie pas l’ignorance habituelle des malades, leurs naïves illusions. On a dit des sottises sur la lucidité du médecin qui se voit mourir. Je crois, au contraire, que cette lucidité m’a aidé à tenir. M’aidera peut-être jusqu’aux approches de la fin. Savoir, n’est pas une malédiction, mais une force. Je sais. Je sais ce qui se passe là-dedans. Mes lésions, je les vois. Elles m’intéressent. Je suis les efforts de Bardot. Dans une certaine mesure, cette curiosité m’est un soutien.

Voudrais pouvoir mieux analyser tout ça. Et l’écrire à Philip.

 

Nuit du 24-25.

Journée passable. (N’ai plus le droit d’être exigeant.)

Le carnet, contre les « spectres ».

Trois heures du matin. Longue insomnie, dominée par la pensée de tout ce que la mort d’un individu entraîne dans l’oubli. Me suis d’abord abandonné à cette pensée avec désespoir, comme si elle était juste. Mais non. Pas juste du tout. La mort entraîne peu de chose dans le néant, très peu.

Me suis patiemment appliqué à repêcher des souvenirs. Fautes commises, aventures secrètes, petites hontes, etc. Pour chacune, je me demandais : « Et ceci, est-ce que ça disparaîtra entièrement avec moi ? Est-ce qu’il n’en reste vraiment aucune trace, ailleurs qu’en moi ? » Me suis acharné, près d’une heure durant, à retrouver dans mon passé quelque chose, un acte un peu particulier, dont je sois sûr qu’il ne subsiste rien, rien, nulle part ailleurs que dans ma conscience ; pas le moindre prolongement, pas la moindre conséquence matérielle ou morale, aucun germe de pensée qui puisse, après moi, lever dans la mémoire d’un autre être. Mais, pour chacun de mes souvenirs, je finissais par trouver quelque témoin possible, quelqu’un qui avait su la chose ou qui avait été à même de la deviner – quelqu’un qui vivait peut-être encore, et qui, moi disparu, pourrait, un jour, au hasard d’une réminiscence… Je me tournais et me retournais sur mes oreillers, torturé par un inexplicable sentiment de regret, de mortification, à l’idée que si je ne parvenais pas à trouver quelque chose, ma mort serait une dérision, je n’aurais même pas cette consolation pour l’orgueil d’emporter dans le néant quelque chose m’appartenant en exclusivité.

Et tout à coup j’ai trouvé ! L’hôpital Laënnec, la petite Algérienne.

Je le tiens donc enfin ce souvenir dont je suis sûr d’être l’unique dépositaire ! Dont rien, rien, absolument rien, ne survivra, dès l’instant où j’aurai cessé d’être !

 

Petit matin. Épuisé de fatigue et incapable de dormir. Brèves somnolences, dont je suis aussitôt tiré par les quintes.

Me suis débattu toute la nuit avec ce souvenir-fantôme. Écartelé entre la tentation d’écrire ma confession dans ce carnet, pour sauver du néant cette trouble histoire, – et, au contraire, le désir jaloux de la garder pour moi seul ; d’avoir au moins ce secret à entraîner avec moi dans la mort.

Non. Je n’écrirai rien.

 

25 octobre, midi.

Faiblesse ? Obsession ? Commencement de délire ? Depuis la nuit dernière, ma fin ne m’apparaît plus qu’en fonction du secret. Ce n’est plus à moi, à ma disparition, que je pense, mais à celle du souvenir de Laënnec. (Joseph est venu me parler de la paix : « Bientôt, nous serons démobilisés, Monsieur le major. » J’ai répondu : « Bientôt, Joseph, je serai mort. » Mais ma pensée secrète était : « Bientôt, il ne restera plus rien de l’histoire de la petite Algérienne. »)

Du coup, c’est comme si j’étais devenu maître de mon destin. Par là, j’ai barre sur la mort, puisqu’il dépend de moi, puisqu’il dépend d’une note écrite, d’une confidence à n’importe qui, que ce secret soit ou non dérobé au néant.

 

Après-midi.

N’ai pas pu me retenir d’en parler à Goiran. Sans rien lui dire d’explicite, bien entendu. Sans même une allusion à la petite Algérienne, sans même prononcer le nom de l’hôpital Laënnec. Exactement comme font les enfants qu’un secret étouffe, et qui crient à tous venants : « Je sais quelque chose, mais je ne dirai rien. » Il m’a regardé avec un certain malaise, un certain effroi. Il s’est évidemment demandé si je devenais fou. J’ai goûté – pour la dernière fois, sans doute, – une intense satisfaction d’orgueil.

 

Soir.

Essayé de reposer mon cerveau en feuilletant les journaux. En Allemagne aussi, la caste militaire essaie de torpiller la paix. Ludendorff aurait pris la tête d’un mouvement d’opposition contre le chancelier, qu’il accuse publiquement de trahison, pour avoir voulu négocier avec l’Amérique. Mais le courant vers la paix a été le plus fort. Et c’est Ludendorff qui a dû se démettre de son commandement. Bon signe.

Visite de Goiran. Inquiétant discours de Balfour. L’appétit anglais s’éveille : il veut maintenant annexer les colonies allemandes ! Goiran me rappelle que, l’an dernier encore, aux Communes, Lord Robert Cecil affirmait : « Nous sommes entrés dans cette guerre sans aucune visée d’impérialisme conquérant. » (Ils n’en sortiront pas comme ils y sont entrés…)

Wilson est là, heureusement. Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ne laissera pas, j’espère, les vainqueurs se partager des noirs comme des têtes de bétail !

Goiran et le problème colonial. Explique très intelligemment l’impardonnable faute que commettraient les Alliés s’ils cédaient à la tentation de se partager les possessions coloniales allemandes. Occasion unique de réviser, en grand, toute la question de la colonisation. Constituer, sous le contrôle de la Ligue des Nations, une vaste exploitation en commun des richesses mondiales. Garantie de paix !

 

26.

Aggravation subite. Toute la journée, étouffements.

 

27.

Mes étouffements tendent à prendre un nouveau caractère : spasmodique. Atrocement pénible. Mon larynx se contracte, comme pris dans un poing qui serre. L’étranglement s’ajoute à l’étouffement.

Passé près d’une heure à noter dans l’agenda les progrès du mal. (Ne suis pas certain de pouvoir bien longtemps encore tenir l’agenda à jour.)

 

28.

C’est le petit Marius qui vient de me monter les journaux. Sentiments affreux. (Ce teint lisse, ces yeux clairs, cette jeunesse… Cette merveilleuse indifférence à sa santé !) Ne voudrais plus voir que des vieux, des malades. Comprends qu’un condamné à mort se jette sur son gardien et l’étrangle, pour ne plus voir cet homme libre, bien portant…

La mécanique se détraque de plus en plus vite. Pas possible que les facultés mentales, elles aussi… Sans doute, assez diminué déjà pour n’en pas avoir conscience.

 

29 octobre.

Aurais-je moins de regret, si, dans ce tête-à-tête, j’avais le souvenir de ce qu’ils appellent dans les livres : un « grand » amour ?

Je pense encore à Rachel. Souvent. Mais en égoïste, en malade : je me dis qu’il serait bon de l’avoir là, de mourir dans ses bras.

À Paris, quand j’ai trouvé ce collier, mon émotion ! Cet élan vers elle ! Fini.

L’ai-je « aimée » ? Personne d’autre, en tout cas. Personne autant, personne davantage. Mais est-ce ça qu’ils appellent tous « l’Amour » ?

 

Soir.

Depuis deux jours, la digitaline complètement impuissante. Bardot reviendra tout à l’heure pour essayer une injection d’huile éthérocamphrée.

 

30.

Visites.

Je les regarde s’agiter. Qu’est-ce que la vie leur réserve encore ? Peut-être que le privilégié, c’est moi.

Las. Las de moi-même. Las – à désirer maintenant que ça finisse !

Je m’aperçois bien que je leur fais peur.

En ces derniers jours j’ai sûrement beaucoup changé. Ça avance vite. Je dois avoir le visage de ceux qui étouffent : le masque d’angoisse… Je sais, rien de plus pénible à voir.

 

31 octobre.

L’aumônier d’à côté a désiré me voir. Il était déjà venu samedi, mais je souffrais trop. L’ai laissé monter aujourd’hui. M’a fatigué. A essayé d’aborder la question, « votre enfance chrétienne, etc. » Je lui ai dit : « Pas ma faute si je suis né avec le besoin de comprendre et l’incapacité de croire. » M’a proposé de m’apporter de « bons livres ». Je lui ai dit : « Qu’est-ce que l’Église attend pour désavouer la guerre ? Vos évêques de France et ceux d’Allemagne bénissent les drapeaux et chantent des Te Deum pour remercier Dieu des massacres, etc. » M’a fait cette réponse stupéfiante (orthodoxe) : « Une guerre juste lève l’interdiction chrétienne de l’homicide. »

Entretien volontairement cordial. Ne savait pas par quel biais me prendre. M’a dit, en partant : « Allons, allons, un homme de votre valeur ne peut pas consentir à mourir comme un chien. » Je lui ai dit : « Et qu’y puis-je, si je suis incroyant – comme un chien ? » Il était à la porte, il m’a regardé curieusement. (Mélange de sévérité, de surprise, de tristesse ; et aussi, m’a-t-il semblé, d’affection.) « Pourquoi vous calomnier, mon fils ? »

Je crois qu’il ne reviendra pas.

 

Soir.

Consentirais, à la rigueur, si ça devait faire plaisir à quelqu’un. Mais pour qui jouerais-je une mort chrétienne ?

 

L’Autriche demande armistice à l’Italie. Goiran vient de monter. La Hongrie proclame son indépendance, et la république.

Est-enfin la paix ?

 

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