SEPTEMBRE

Ier septembre 18.

Un nouveau mois. En verrai-je la fin ?

J’ai recommencé à descendre. Déjeuné en bas.

Depuis que j’ai cessé de me raser (juillet), je n’ai plus guère l’occasion de me regarder dans le miroir qui est au-dessus de mon lavabo. Tout à l’heure, dans le secrétariat, je me suis aperçu brusquement dans la glace. Hésité une seconde à me reconnaître dans ce moribond barbu. « Un peu d’âsthênie », reconnaît Bardot. C’est « cachexie » qu’il faut dire !

Impossible que ça se prolonge encore bien des semaines…

 

Les Anglais ont repris le mont Kemmel. Nous attaquons sur le canal du Nord. L’ennemi se replie sur la Lys.

 

Nuit du Ier.

Rachel. Pourquoi Rachel ?

Rachel. Ses cils roux, ce halo doré autour de son regard. Et la maturité de ce regard ! Sa main qu’elle appuyait sur mes yeux pour que je ne sois pas témoin de son plaisir. Sa main crispée, lourde, et qui se détendait tout à coup, en même temps que sa bouche, en même temps que tous les muscles de son corps…

 

2 septembre.

Un peu de vent. M’étais installé à l’abri de la maison. Au-dessus de moi, sous la véranda, j’entendais Goiran, Voisenet et l’adjudant, évoquer leur vie d’étudiants. (Quartier Latin, le Soufflot, le Vachette, les bals musette, les femmes, etc.) Prêté l’oreille quelques minutes, et suis remonté dans le hall, irrité, hargneux. Troublé, aussi.

 

Jean-Paul, ne crains pas trop de perdre ton temps.

Non, ce n’est pas ça que je devrais te dire. Persuade-toi, au contraire, que la vie d’un homme est incroyablement courte, et que tu auras très peu de temps pour te réaliser.

Mais gaspille tout de même un peu de ta jeunesse, mon petit. L’oncle Antoine, qui va mourir, est inconsolable de n’avoir jamais rien su gaspiller de la sienne…

 

3 septembre.

Premières lueurs du jour.

Rêvé de toi cette nuit, Jean-Paul. Tu étais dans le jardin d’ici, et je te tenais appuyé contre moi, et je te sentais ferme et cambré, pareil à un petit arbre qui pousse dru, dont rien ne peut arrêter l’élan. Et tu étais tout ensemble le petit que j’ai pris sur mes genoux il y a quelques semaines, l’adolescent que j’ai été, le médecin que je suis devenu. Au réveil, et pour la première fois, cette pensée m’est venue : « Peut-être sera-t-il médecin ? ».

Et mon imagination a vagabondé autour de ça. Et je pense maintenant à te léguer certains dossiers, certains paquets de notes, dix années d’observations, de recherches, de projets ébauchés. Quand tu auras vingt ans, si tu ne sais qu’en faire, donne-les à un jeune médecin.

Mais je ne veux pas si vite abandonner mon rêve. Dans ce jeune médecin qui me continuera, c’est toi, ce matin, que je vois, que je veux voir…

 

Midi.

Ai peut-être eu tort de renoncer à la rééducation du larynx, d’écourter les exercices respiratoires. En quinze jours, aggravation qui a nécessité ce matin une séance de galvano-cautère.

Matinée au lit.

Journaux. Lu et relu le nouveau message du Labour Day. Accent simple et noble, paroles de bon sens. Wilson répète que la paix véritable doit être autre chose et beaucoup plus qu’une nouvelle modification de l’équilibre européen. Dit nettement : « C’est une guerre d’émancipation. » (Comme celle d’Amérique.) Ne pas retomber dans les vieux errements, liquider une bonne fois cet état paradoxal de l’Europe d’avant-guerre : des peuples pacifiques, travailleurs, qui se laissaient ruiner par leurs armements, qui vivaient baïonnette au canon derrière leurs frontières. Union des nations réconciliées. Une paix qui apporte enfin au Vieux Continent cette sécurité qui fait la force des U. S. A. Une paix sans vainqueurs et sans humiliés, une paix qui ne laisse aucun ferment de revanche derrière elle, rien qui puisse favoriser un jour une résurrection de l’esprit de guerre.

Wilson marque bien la condition première d’une telle paix : abattre les gouvernements autocratiques. But essentiel. Pas de sécurité en Europe, tant que ne sera pas déraciné l’impérialisme germain. Tant que le bloc austro-allemand n’aura pas fait son évolution démocratique. Tant que ne sera pas détruit ce foyer d’idées fausses (fausses, parce qu’opposées aux intérêts généraux de l’humanité) : la mystique impériale, l’exaltation cynique de la force, la croyance à la supériorité de l’Allemand sur tous les autres peuples et au droit qu’il a de les dominer. (Messianisme de l’entourage du Kaiser, qui voudrait faire de chaque Allemand un croisé dont la mission serait d’imposer l’hégémonie germanique au monde.)

 

Soir.

Bonne visite de Goiran et de Voisenet, après leur dîner. Conversation sur l’Allemagne. Goiran a prétendu que cette néfaste mystique de la force n’est pas tant un résultat du régime impérial qu’un caractère ethnique, spécifique, de la race : instinct, plutôt que doctrine. Discussions : l’Allemagne n’est pas la Prusse, etc., Goiran reconnaît lui-même qu’il y a, en Allemagne, tous les éléments nécessaires à la formation d’une nation pacifique et libérale. Et quand bien même le messianisme germanique serait un instinct de la race ? Évident qu’un régime autocratique l’encourage, le développe, l’utilise ! Il dépend de nous, si nous sommes vainqueurs, il dépend du caractère des traités de paix, il dépend de notre attitude vis-à-vis des vaincus, que cette Allemagne malfaisante disparaisse. L’éducation démocratique à laquelle Wilson veut soumettre les Allemands, en laissant ce messianisme sans emploi, l’émousserait vite, ou bien le détournerait vers d’autres buts, si toutefois le traité de paix ne laisse au peuple allemand aucun prétexte de revanche. Ce serait l’affaire d’une quinzaine d’années. J’ai bon espoir. Je ne crois pas me tromper en pensant que l’Allemagne d’après 1930, républicaine, patriarcale, laborieuse et pacifique, sera devenue l’une des plus solides garanties de l’Union européenne.

Voisenet rappelait novembre 1911. Très juste. Pourquoi l’accord franco-allemand de Caillaux a-t-il seulement retardé la guerre ? Parce qu’il ne modifiait pas – ne pouvait pas modifier – le régime politique allemand. Parce que les buts de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Russie, continuaient à être ceux de leurs empereurs, de leurs ministres, de leurs généraux. Tout ça, Wilson l’a compris. Vaincre le Kaiser n’est rien, si on n’atteint pas l’esprit prussien, teutonique, du régime impérial, son ambition d’hégémonie, son pangermanisme. Supprimer les causes profondes, afin que l’esprit du régime ne puisse jamais ressusciter. Alors une paix durable sera assurée.

Ne pas oublier que c’est le gouvernement du Kaiser, seul contre toute l’Europe, qui a torpillé la conférence de La Haye. (Détails donnés par Goiran : l’unanimité était faite pour la limitation des armements ; un accord était conclu – accord dont les conséquences auraient été incalculables ; et, la veille de la signature, le représentant de l’Allemagne a reçu de son gouvernement l’ordre de ne pas s’engager.) Ce jour-là, l’Empire a jeté le masque. Si le principe d’arbitrage avait été voté, si la limitation des armements avait été acceptée par l’Allemagne comme elle l’était par les autres États, la situation de l’Europe en 1914 aurait été toute différente, et la guerre vraisemblablement évitée. S’en souvenir. Tant qu’un régime d’extension pangermaniste, placé au centre du continent, gardera pouvoir absolu sur soixante-dix millions de sujets dont il exaspère systématiquement l’orgueil national, pas de paix possible pour l’Europe.

 

4 septembre.

Depuis ce matin, points de côté, mobiles, successifs, très pénibles. (En plus du reste.)

Communiqué annonce de nouveau la prise de Péronne. N’avait jamais avoué, je crois, que Péronne avait été reperdue depuis août.

Courte lettre de Philip. On raconte à Paris que Foch projette trois offensives simultanées. L’une, sur Saint-Quentin. La seconde, sur l’Aisne. La troisième, avec les Américains, sur la Meuse. Comme dit Philip : « Encore de la casse en perspective… » Faut-il vraiment tant de morts, avant de s’entendre sur les principes de Wilson ?

 

Soir.

Visite de Goiran. Indigné. Me raconte les discussions soulevées au dîner par le nouveau message Wilson. Quasi-unanimité à considérer que la Ligue des Nations devra être, avant toutes choses, un moyen de prolonger après la guerre, par une institution stable, la coalition du monde civilisé contre l’Allemagne et l’Autriche. Goiran prétend que cette idée, solidement ancrée déjà dans toutes les caboches officielles françaises (à commencer par Poincaré et Clemenceau), peut être formulée ainsi : « L’unification pacifique de l’Europe ne peut pas se faire sans cette condition sine qua non : que les Boches soient exclus de la confédération. Race maudite. Ferment de guerres futures. Pas de paix possible, tant que subsistera en Europe une Allemagne vivace. Donc, la tenir en tutelle pour l’empêcher de nuire. »

Monstrueux. Si Goiran disait vrai, ce serait la trahison absolue de la pensée wilsonnienne. Écarter, de prime abord, d’une Ligue générale, un tiers de l’Europe, sous prétexte que ce tiers est responsable de la guerre, et qu’il est à tout jamais impossible de lui faire confiance, ce serait tuer dans l’œuf l’organisation juridique de l’Europe, se contenter d’une caricature de Société des Nations, avouer qu’on rêve de mettre l’Europe sous une hégémonie anglo-française, et cultiver à plaisir des germes de nouveaux conflits sanglants.

Wilson, trop sensé, trop averti, pour tomber dans ce piège impérialiste !

 

Le 5, jeudi.

Ne tiens pas debout, aujourd’hui. Suis vraiment un asphyxié qui marche. Mis cinq minutes à descendre l’escalier.

Lentement, régulièrement, poussé vers la mort. Ai repensé cette nuit à l’agonie de Père. Le refrain de son enfance, qu’il chantonnait :

Vite, vite, au rendez-vous !

Devrais ne pas attendre pour rédiger les notes sur mon père, que je veux laisser à Jean-Paul.

 

Que de fois, à l’arrière, dans un cantonnement de repos, au calme, heureux d’avoir retrouvé un lit, j’ai passé des heures, étendu, à imaginer l’après-guerre, à rêver naïvement aux temps qui allaient venir, à la vie meilleure, plus laborieuse, plus utile, que j’étais résolu à mener… Tout semblait devoir être si beau !

Mort, mort. Idée fixe. En moi, comme une intruse. Une étrangère. Un parasite. Un chancre.

Tout changerait si l’acceptation me devenait possible. Mais il faudrait recourir à la métaphysique. Et ça…

Étrange, que le retour au néant puisse soulever une telle résistance. Me demande ce que j’éprouverais si je croyais à l’enfer, et si j’avais la certitude d’être damné. Je doute que ce puisse être pire.

 

5 septembre, soir.

Le commandant m’a fait apporter par Joseph une revue marquée d’un signet. J’ouvre et lis : Les guerres ont toutes sortes de prétextes, mais n’ont jamais qu’une cause : l’armée. Ôtez l’armée, vous ôtez la guerre. Mais comment supprimer l’armée ? Par la suppression des despotismes. C’est une citation tirée d’un discours de Victor Hugo. Et Reymond a mis en marge, avec un point d’exclamation : Congrès de la Paix, 1869.

Qu’il ricane, tant qu’il voudra. Est-ce une raison parce qu’on prônait déjà la suppression des despotismes et la limitation des armements il y a cinquante ans, pour désespérer de voir l’humanité sortir enfin de l’absurde ?

Expectorations plus abondantes que jamais, ces jours-ci. Le nombre des fragments augmente. (Lambeaux de muqueuses et fausses membranes.)

 

6 septembre.

Reçu ce matin une lettre de Mme Roy. M’écrit chaque année, le jour de la mort de son fils.

(Lubin me rappelle souvent le petit Manuel Roy.)

Que penserait-il aujourd’hui, s’il vivait encore ? Je l’imagine assez bien, amoché (comme Lubin), mais toujours crâneur, et impatient de guérir pour retourner au front.

Jean-Paul, je me demande quelles seront tes idées sur la guerre, plus tard, en 1940, quand tu auras vingt-cinq ans. Tu vivras sans doute dans une Europe reconstruite, pacifiée. Pourras-tu seulement concevoir ce qu’était le « nationalisme » ? l’héroïsme mystique de ceux qui avaient ton âge en août 14, vingt-cinq ans, l’avenir devant eux – et qui sont partis se battre, superbement, comme mon cher petit Manuel Roy ? Ne sois pas injuste, sache comprendre. Ne méconnais pas la noblesse de ces jeunes hommes qui n’avaient pas envie de mourir, et qui ont accepté virilement de risquer leur vie pour leur pays en danger. Ils n’étaient pas tous des têtes folles. Beaucoup, comme Manuel Roy, ont consenti à ce sacrifice parce qu’ils étaient convaincus qu’il assurerait aux générations futures – dont tu es – un avenir plus beau. Oui, beaucoup. J’en ai connu. L’oncle Antoine témoigne pour eux.

 

Journaux. Nous avons passé la Somme, atteint Guiscard. Avancé aussi au nord de Soissons, repris Coucy. Empêcherons-nous les Allemands de s’installer derrière l’Escaut et le canal de Saint-Quentin ?

 

Le 7 au soir.

Pour Jean-Paul :

Je pense à l’avenir. À ton avenir. Cet avenir « plus beau » que souhaitaient les Manuel Roy. Plus beau ? Je l’espère pour toi. Mais nous vous laissons en héritage un monde chaotique. Je crains bien que tu n’entres dans la vie en un temps fort troublé. Contradictions, incertitudes, heurt de forces anciennes et nouvelles. Il faudra des poumons solides pour respirer cet air vicié. Attention ! La joie de vivre ne sera pas accessible à tous.

Je m’abstiens généralement de toute prophétie. Mais, pour entrevoir l’Europe de demain, il suffit de réfléchir. Économiquement, tous les États appauvris, la vie sociale déséquilibrée partout. Moralement, la rupture brusque avec le passé, l’effondrement des anciennes valeurs, etc. D’où, vraisemblablement, un grand désarroi. Une période de mue. Une crise de croissance, avec accès de fièvre, convulsions, élans et rechutes. L’équilibre au bout mais pas tout de suite. Un enfantement, qui n’ira pas sans les douleurs.

Que deviendras-tu là-dedans, Jean-Paul ? Il sera difficile d’y voir clair. Chacun croira détenir la vérité, chacun aura sa panacée à offrir, comme toujours. Époque d’anarchie, peut-être ? Goiran le croit. Moi, non. Si anarchie, anarchie apparente seulement, et provisoire. Car l’humanité ne va pas, ne peut pas aller vers l’anarchie. Impossible à penser. L’histoire est là. L’humanité, à travers d’inévitables fluctuations, ne peut aller que vers l’organisation. (Bien probable que cette guerre marquera un pas décisif, sinon vers la fraternité, du moins vers la compréhension mutuelle. Avec la paix de Wilson, l’horizon européen s’élargira ; les idées de solidarité humaine, de civilisation collective, tendront à se substituer à celles de nationalité, etc.)

De toutes façons, tu verras de vastes transformations, une refonte. Et, ce que je voulais écrire, c’est ceci : il me semble que, en ces temps qui viennent, l’opinion publique, les idées-forces qui la dirigent, auront une influence accrue, déterminante. L’avenir sera probablement plus plastique qu’il n’a jamais été. L’individu aura plus d’importance. L’homme de valeur aura, plus que dans le passé, des chances de pouvoir faire entendre et prévaloir son avis ; des possibilités de collaborer à la reconstruction.

Devenir un homme de valeur. Développer en soi une personnalité qui s’impose. Se défier des théories en cours. Il est tentant de se débarrasser du fardeau exigeant de sa personnalité ! Il est tentant de se laisser englober dans un vaste mouvement d’enthousiasme collectif ! Il est tentant de croire, parce que c’est commode, et parce que c’est suprêmement confortable ! Sauras-tu résister à la tentation !… Ce ne sera pas facile. Plus les pistes lui paraissent brouillées, plus l’homme est enclin pour sortir à tout prix de la confusion, à accepter une doctrine toute faite qui le rassure, qui le guide. Toute réponse à peu près plausible aux questions qu’il se pose et qu’il n’arrive pas à résoudre seul, s’offre à lui comme un refuge ; surtout si elle lui paraît accréditée par l’adhésion du grand nombre. Danger majeur ! Résiste, refuse les mots d’ordre ! Ne te laisse pas affilier ! Plutôt les angoisses de l’incertitude, que le paresseux bien-être moral offert à tout « adhérent » par les doctrinaires ! Tâtonner seul, dans le noir, ça n’est pas drôle ; mais c’est un moindre mal. Le pire, c’est de suivre docilement les vessies-lanternes que brandissent les voisins. Attention ! Que, sur ce point, le souvenir de ton père te soit un modèle ! Que sa vie solitaire, sa pensée inquiète, jamais fixée, te soient un exemple de loyauté vis-à-vis de soi-même, de scrupule, de force intérieure et de dignité.

 

Petit matin. Insomnie, insomnie.

(Ai tendance à prendre un ton « prêcheur », dès que je m’adresse à Jean-Paul. Renoncer aux : « Attention », etc.) !

Devenir un « homme de valeur »… N’ai oublié qu’une chose : lui donner la recette.

La recette ? En fait d’hommes de valeur, je n’ai guère approché que des médecins. Je suis d’ailleurs porté à croire que l’attitude d’un homme de valeur devant les événements, devant les réalités et les imprévus de la vie sociale, ne doit guère différer de celle du médecin devant la maladie. L’important : une certaine virginité du regard. En médecine, ce qu’on sait, ce qu’enseignent les livres, suffit bien rarement pour résoudre le problème nouveau que pose chaque cas particulier. Toute maladie – et, pareillement, toute crise sociale – se présente comme un cas premier, sans précédent identique ; comme un cas exceptionnel, pour lequel une thérapeutique nouvelle est toujours à inventer. Il faut beaucoup d’imagination pour être un homme de valeur…

 

Dimanche, 8 septembre 18.

Expectoré ce matin, au réveil, un fragment d’environ dix centimètres. L’ai fait remettre à Bardot, pour examen.

Relis ce que j’écrivais cette nuit. Surpris de pouvoir ainsi, par moments, porter intérêt à l’avenir, aux hommes d’après moi. Est-ce seulement à cause de Jean-Paul ?

À la réflexion, cet intérêt est tout spontané, et moins intermittent, que je ne dis. C’est, au contraire, ma surprise qui est le résultat d’un effort d’esprit, d’un retour sur moi-même. En réalité, penser à l’avenir reste pour moi une opération d’esprit constante, et toute naturelle… Étrange !

 

Avant déjeuner.

Me souviens d’un écho de presse qui avait frappé Philip. (Une de nos premières conversations extra-professionnelles. Je venais d’entrer dans son service.) Il s’agissait d’un condamné à mort, qui, arrivé devant le couperet, et saisi par les aides, s’était débattu pour crier au procureur : « N’oubliez pas ma lettre. » (Il avait appris, en prison, que sa maîtresse le trompait ; et, le matin de son exécution, il avait écrit aux magistrats pour confesser un mauvais coup, resté sans sanction, et auquel la femme avait pris une part active.)

Nous ne parvenions pas à comprendre. Jusqu’à la dernière seconde, s’intéresser aussi exclusivement aux affaires de ce monde ! Philip voyait là une preuve de la quasi-impossibilité, pour la plupart des hommes, de « réaliser » vraiment le non-être.

Cette histoire ne m’étonne plus autant.

 

9 septembre.

Un goût infect dans la bouche. À quoi bon ce supplice supplémentaire ? N’ai jamais rien espéré de cette potion à la créosote, qui rappelle le dentiste, qui m’enlève tout désir de manger.

 

Après-midi, dehors.

En écrivant ce matin la date : 9 septembre, me suis brusquement souvenu : aujourd’hui, deuxième anniversaire de Reuville.

 

Soir.

Vécu toute la journée dans le souvenir de Reuville.

Notre arrivée à la fin du jour. L’installation du poste de secours, dans la crypte. Le village en décombres. Deux cents marmites, tombées la veille. Nuit noire où s’élèvent les fusées éclairantes. Le P. C. du colonel, qui fait fonction de général de brigade, dans une maison dont il ne reste que trois pans de murs. Le fracas des 75, mis en batterie dans le bois. Les pignons en ruine autour de la mare. L’édredon rouge, éventré, près duquel je devais être blessé le lendemain matin. Le sol de détritus et de boue sèche, raviné par les convois. Et la crête, derrière le village, la crête qu’on voyait à travers les vitraux brisés de la crypte, la crête d’où venaient les blessés, par paquets, blancs de poussière, clopin-clopant, avec cet air absent et doux qu’ils avaient tous. Je la vois cette crête, découpée sur le ciel d’incendie, hérissée de pieux barbelés, tous penchés dans le même sens, comme bousculés par un cyclone. Et le vieux moulin, à gauche, effondré sur ses ailes, comme un joujou cassé. (Étrange plaisir à décrire tout ça. Pourquoi ? Le sauver de l’oubli ? Pour qui ? Pour que Jean-Paul sache qu’un matin, à Reuville, l’oncle Antoine ?…) La crypte, encombrée dès le début de la nuit. Les gémissements, les engueulades. La paille, au fond, où ils déposaient les morts, avec les intransportables. La lampe-tempête posée sur l’autel. La bougie, dans la bouteille. La ronde fantastique des ombres sur la voûte. Je revois la table, des planches sur deux tonneaux, les linges, je revois tout comme si j’avais eu le temps d’observer, pour retenir. Mon activité d’alors ! Cet état de demi-ivresse, de joie du métier, cet entrain au boulot. Agir vite. En gardant un maximum de pouvoir sur soi. Tous les sens prodigieusement en éveil, la volonté tendue tout le long des membres jusqu’à l’extrémité des doigts. Une espèce de détresse aussi ; et, en même temps, une insensibilité d’automate. Soutenu par le but, l’ouvrage à faire. Ne rien écouter, ne rien regarder, être tout entier à ce qu’on fait. Et faire dans l’ordre, prestement, sans hâte et sans perdre une seconde, chacun des gestes nécessaires pour que cette plaie soit aseptisée, cette artère liée à temps, cette fracture provisoirement immobilisée. Au suivant !

Je revois plus vaguement l’espèce d’auvent, de remise, où ils installaient les blessés sur les brancards, de l’autre côté de la ruelle. Mais je me rappelle bien cette ruelle où il fallait raser les murs à cause des balles. Et si bien les petits piaulements aux oreilles, et les claquements secs sur le mur de torchis ! Le regard rageur du petit commandant barbu avec son bras en écharpe, et la façon dont il agitait sa main valide à la hauteur de la tempe, comme s’il écartait un essaim : « Trop de mouches, ici. Trop de mouches. » (Et je pense brusquement à ce vieil engagé barbu, grisonnant, qui était avec nous à l’ambulance de Longpré-les-Corps-Saints, son air sinistre, son accent de faubourg quand il vidait son brancard d’un blessé : « Descendez, on vous d’mande ! »)

Toute la nuit, on a travaillé, sans se douter du mouvement tournant. Et à l’aube, l’arrivée de l’agent de liaison, le village pris de flanc, les tranchées d’évacuation devenues dangereuses, la place à traverser malgré les mitrailleuses pour atteindre le seul boyau praticable. Pas eu, un instant, l’idée que je risquais ma peau. En tombant, la vision de l’édredon rouge, et cette certitude lucide : « Poumon perforé… Cœur pas atteint… M’en tirerai. »

(À quoi tiennent les choses… Si, ce matin-là, j’avais été blessé à la jambe ou au bras, je ne serais pas où j’en suis : ce peu d’ypérite que j’ai respiré, plus tard, n’aurait pas fait ces ravages si j’avais eu deux poumons intacts.)

 

10 septembre.

Depuis hier, l’esprit tout occupé de souvenirs de guerre.

Veux noter pour Jean-Paul l’histoire des typhiques, – à quoi j’ai dû de rester au front bien plus longtemps que la plupart de mes confrères des hôpitaux. Dans l’hiver 1915. J’étais toujours attaché à mon régiment de Compiègne, et il se trouvait en ligne, dans le Nord. Mais on avait établi un roulement entre les majors des bataillons, et, toutes les quinzaines environ, chacun de nous s’en allait à six kilomètres en arrière pour diriger pendant quelques jours un petit dépôt, une infirmerie d’une vingtaine de lits. J’arrive là, un soir. Dix-huit malades, dans un sous-sol voûté. Tous avec de la température ; plusieurs avec 40 !… Je les examine, à la lueur de la lampe. Pas d’hésitation : dix-huit typhiques. Or, il avait été interdit d’avoir des typhiques au front. Pratiquement, la consigne était de ne jamais diagnostiquer une typhoïde. Je téléphone au quatre galons, le soir même. Je lui déclare que mes dix-huit « bonshommes » me paraissent atteints de troubles gastro-intestinaux graves, très voisins des troubles paratyphiques (j’évitais prudemment le mot typhoïde), et que, en conscience, je refusais la direction de l’infirmerie, convaincu que ces pauvres bougres allaient claquer dans leur cave si on ne les évacuait pas sur-le-champ. Le lendemain, à la première heure, on m’envoie chercher en auto. On me fait comparaître à la division. Je tiens tête aux autorités. Tant et si bien que j’obtiens l’évacuation immédiate. Mais, de ce jour-là, il y a eu dans mon service une certaine « note », à laquelle j’ai dû, jusqu’à ma blessure, de me voir refuser tout avancement !

 

Soir.

Je pense à mes rapports, ici, avec les autres. Promiscuité qui devrait rappeler celle du front. Non. Rien de comparable. Ici, camaraderie, rien de plus. Au front, le moindre cuistot est un frère.

Je pense à ceux que j’ai connus. Triste revue à passer. Presque tous réformés, mutilés, disparus… Carlier, Brault, Lambert, et le brave Dalin, et Huart, et Laisné, et Mulaton, où sont-ils ? Et Saunais ? Et le petit Nops ? Et tant d’autres ? Combien d’entre eux finiront la guerre indemnes ?

Je pense à la guerre, aujourd’hui, autrement que d’habitude. Ce que me disait Daniel, à Maisons : « La guerre, cette occasion d’amitié exceptionnelle entre les hommes… » (Une atroce occasion, et une éphémère amitié !) Tout de même, il avait raison : une espèce de pitié, et de générosité, de tendresse réciproque. Dans cette malédiction partagée, on finit par n’avoir plus que des réactions élémentaires, et les mêmes. Galonnés ou non, ce sont les mêmes servitudes, les mêmes souffrances, le même ennui, les mêmes peurs, les mêmes espoirs, la même boue, souvent la même soupe, le même journal. Moins de combines, de petites crasses, moins de méchanceté qu’ailleurs. On a tellement besoin les uns des autres. On aime et on aide, pour être aimé et aidé. Peu d’antipathies personnelles, pas de jalousies (au front). Pas de haines. (Pas même de haine pour le Boche d’en face, victime des mêmes absurdités.)

Et puis, ceci encore : par la force des choses, la guerre est un temps de méditation. Pour le type inculte comme pour le type instruit. Une méditation simple, profonde. À peu de chose près, la même pour tous. Est-ce le tête-à-tête quotidien avec la mort qui force à réfléchir les esprits les moins contemplatifs ? (Exemple, ce carnet…) Pas un de mes compagnons du bataillon, dont je n’aie surpris, un jour, la méditation. Une méditation solitaire, repliée, qu’on cultive comme un besoin, et qu’on cache. Le seul coin qu’on se réserve. Dans cette dépersonnalisation forcée, la méditation, c’est le dernier refuge de la personne.

Que restera-t-il des fruits de cette méditation à ceux qui auront échappé à la mort ? Pas grand-chose, peut-être. Un furieux appétit de vivre, en tout cas ; l’horreur des sacrifices inutiles, des grands mots, de l’héroïsme ? Ou bien, au contraire, une nostalgie des « vertus » du front ?

 

11.

Le fragment expectoré l’autre matin a été identifié histologiquement. Pas une fausse membrane : une moule de muqueuse.

 

Soir.

En réalité, je pense presque aussi souvent à ma vie qu’à ma mort. Je me retourne sans cesse vers mon passé. J’y fouille, comme un chiffonnier dans la poubelle. Du bout de mon crochet, je tire à moi quelque détritus, que j’examine, que j’interroge, sur lequel je rêve inlassablement.

Si peu de chose, une vie… (Et je ne pense pas cela parce que la mienne est écourtée. C’est vrai pour toute vie !) Archibanal : la brève lueur dans l’immense nuit, etc. Combien peu savent ce qu’ils disent en répétant ces lieux communs. Combien peu en sentent le pathétique !

Impossible de se débarrasser intégralement de la question oiseuse : « Quelle peut être la signification de la vie ? » Moi-même, en ruminant mon passé, je me surprends souvent à me demander : « À quoi ça rime ? »

À rien. À rien du tout. On éprouve quelque peine à accepter ça, parce qu’on a dix-huit siècles de christianisme dans les moelles. Mais, plus on réfléchit, plus on a regardé autour de soi, en soi, et plus on est pénétré par cette vérité évidente : « Ça ne rime à rien. » Des millions d’êtres se forment sur la croûte terrestre, y grouillent un instant, puis se décomposent et disparaissent, laissant la place à d’autres millions, qui, demain, se désagrégeront à leur tour. Leur courte apparition ne « rime » à rien. La vie n’a pas de sens. Et rien n’a d’importance si ce n’est de s’efforcer à être le moins malheureux possible au cours de cette éphémère villégiature…

Constatation qui n’est pas aussi décevante, ni aussi paralysante, qu’on pourrait croire. Se sentir bien nettoyé, bien affranchi, de toutes les illusions dont se bercent ceux qui veulent à tout prix que la vie ait un sens, cela peut donner un merveilleux sentiment de sérénité, de puissance, de liberté. Cela devrait même être une pensée assez tonique, si on savait la prendre…

Je songe tout à coup à cette salle de récréation, au rez-de-chaussée du Pavillon B, que je traversais tous les matins en quittant mon service d’hôpital. Je la revois pleine de gosses à quatre pattes, en train de jouer aux cubes. Il y avait là de petits incurables, des infirmes, des malades, des convalescents. Il y avait là des enfants arriérés, des demi-imbéciles, et d’autres très intelligents. Un microcosme, en somme… L’humanité vue par le gros bout de la lorgnette… Beaucoup se contentaient de remuer au hasard les cubes qui se trouvaient devant eux, de les déplacer, de les tourner et retourner sur leurs diverses faces. D’autres, plus éveillés, assortissaient les couleurs, alignaient les cubes, composaient des dessins géométriques. Quelques-uns, plus hardis, s’amusaient à monter de petits édifices branlants. Parfois, un esprit appliqué, tenace, inventif, ambitieux, se donnait un but difficile, réussissait, après dix tentatives vaines, à fabriquer un pont, un obélisque, une haute pyramide… À la fin de la récréation, tout s’effondrait. Il ne restait sur le lino qu’un amas de cubes éparpillés, tout prêts pour la récréation du lendemain.

C’est, somme toute, une image assez ressemblante de la vie. Chacun de nous, sans autre but que de jouer (quels que soient les beaux prétextes qu’il se donne), assemble, selon son caprice, selon ses capacités, les éléments que lui fournit l’existence, les cubes multicolores qu’il trouve autour de lui en naissant. Les plus doués cherchent à faire de leur vie une construction compliquée, une véritable œuvre d’art. Il faut tâcher d’être parmi ceux-là, pour que la récréation soit aussi amusante que possible…

Chacun selon ses moyens. Chacun avec les éléments que lui apporte le hasard. Et cela a-t-il vraiment beaucoup d’importance qu’on réussisse plus ou moins bien son obélisque ou sa pyramide ?

 

Même nuit.

Mon petit, je regrette ces pages écrites hier soir. Si tu les lis, elles te révolteront. « Pensées de vieillard », diras-tu, « pensées de moribond… » Tu as raison, sans doute. Je ne sais plus où est le vrai. Il y a d’autres réponses, moins négatives, à la question que tu te poses sans doute : « Au nom de quoi vivre, travailler, donner son maximum ? »

Au nom de quoi ? Au nom du passé et de l’avenir. Au nom de ton père et de tes fils, au nom du maillon que tu es dans la chaîne… Assurer la continuité… Transmettre ce qu’on a reçu – le transmettre amélioré, enrichi.

Et c’est peut-être ça, notre raison d’être ?

 

12 septembre, matin.

N’ai été qu’un homme moyen. Facultés moyennes, en harmonie avec ce que la vie exigeait de moi. Intelligence moyenne, mémoire, don d’assimilation. Caractère moyen. Et tout le reste, camouflage.

 

Après-midi.

La santé, le bonheur : des œillères. La maladie rend enfin lucide. (Les meilleures conditions, pour bien se comprendre et comprendre l’homme, seraient d’avoir été malade, et de récupérer la santé.) J’ai grande envie d’écrire : « L’homme bien portant depuis toujours est fatalement un imbécile. »

N’ai été qu’un homme moyen. Sans vraie culture. Ma culture était professionnelle, limitée à mon métier. Les grands, les vrais grands, ne sont pas limités à leur spécialisation. Les grands médecins, les grands philosophes, les grands mathématiciens, les grands politiques, ne sont pas uniquement médecins, philosophes, etc. Leur cerveau se meut à l’aise dans les autres domaines, s’évade au-delà des connaissances particulières.

 

Soir.

Sur moi-même :

Je ne suis guère plus qu’un type qui a eu de la chance. J’avais choisi la carrière où je pouvais le mieux réussir. (Ce qui prouve déjà une certaine intelligence pratique…) Mais une intelligence moyenne, juste assez bien équilibrée pour savoir tirer parti des circonstances favorables.

Ai vécu aveuglé d’orgueil.

Je m’imaginais devoir tout à mon cerveau et à mon énergie. Je m’imaginais avoir créé ma destinée et mérité mes réussites. Je me figurais que j’étais un type de premier plan, parce que j’étais parvenu à me faire juger tel par de moins doués que moi. Camouflage. J’ai donné le change à Philip lui-même.

Mirages, illusions, qui n’auraient pas pu durer toujours. La vie me réservait sans doute de brutales déceptions.

Je n’aurai été rien de plus qu’un bon médecin – comme tant d’autres.

 

13 septembre.

Expectorations rosées, ce matin. Onze heures. Au lit en attendant Joseph, pour des ventouses.

Ma chambre. Hideux petit univers, dont tous les détails me sont archiconnus, jusqu’à la nausée. Pas un clou, pas une trace d’ancien clou, pas une éraflure de ces murs rosâtres, sur lesquels mes yeux ne se soient posés des milliers de fois ! Et toujours des girls, collées au-dessus de la glace ! (Qui me manqueraient, peut-être, si j’obtenais enfin qu’on les arrache.)

Dans ce lit, des heures et des heures, des jours et des nuits. Moi, si actif !

Action. Je n’ai pas seulement été actif. J’ai eu pour l’action un culte fanatique, puéril.

(Ne pas être trop injuste pour l’activité d’autrefois. Ce que je sais, c’est l’action qui me l’a appris. Le corps à corps avec les réalités. J’ai été façonné par l’action. Même cet enfer de la guerre, si j’ai pu le supporter si fermement, c’est parce qu’il m’obligeait constamment à l’action.)

 

Après-midi.

Au fond, c’est chirurgien que j’aurais dû être. J’ai fait de la médecine avec un tempérament de chirurgien. Pour être tout à fait un bon médecin, il faut aussi pouvoir être un contemplatif.

 

Soir.

Je repense à ma belle activité d’autrefois. Non sans sévérité. J’y distingue maintenant la part – une part – de cabotinage. (Vis-à-vis de moi-même, plus encore que – en tout cas : autant que – vis-à-vis des autres.)

Ma faiblesse : un perpétuel besoin d’approbation. (Cet aveu me coûte, Jean-Paul !)

Ai constaté cent fois que la présence des autres m’était presque indispensable pour battre mon plein. Me sentir regardé, jugé, admiré, stimulait toutes mes facultés, exaltait mon audace, mon esprit de décision, le sentiment de ma puissance, donnait à ma volonté un élan irrésistible. (Exemples : bombardement de Péronne – ambulance de Montmirail – coup de main du Bois Brûlé, etc. Autre exemple : dans le civil, j’étais indiscutablement plus perspicace dans mon diagnostic, plus entreprenant en thérapeutique, quand je faisais ma consultation d’hôpital, sous l’œil de mes collaborateurs, que quand j’étais seul chez moi, dans mon cabinet, en face d’un client.)

J’ai conscience aujourd’hui que la véritable énergie, ce n’est pas celle-là : c’est celle qui se passe de spectateurs. La mienne avait besoin d’autrui pour donner son maximum. Seul dans l’île de Robinson, il est probable que je me serais supprimé. Mais l’arrivée de Vendredi m’aurait fait exécuter des prouesses…

 

Soir.

Cultive ta volonté, Jean-Paul. Si tu es capable de vouloir, rien ne te sera impossible.

 

14.

Récidive. Douleurs rétrosternales, en plus de tout le reste. Et spasmes inexplicables. Impossible de rien garder dans l’estomac. N’ai pu me lever.

Goiran m’a apporté ses journaux. En Suisse, on parle de propositions de paix austro-hongroises (?), et aussi d’un sourd mouvement révolutionnaire en Allemagne (?)… Les idées démocratiques y feraient-elles déjà leur chemin, grâce aux messages de Wilson ?

Moins incertaine, la nouvelle de l’avance américaine en direction de Saint-Mihiel. Et Saint-Mihiel, c’est la route de Briey, de Metz ! Mais nous arrivons sur la ligne Hindenburg, qu’on dit infranchissable.

 

16 septembre.

Un peu de mieux. Plus de nausées. Très affaibli par ces deux jours de diète.

Réponse de Clemenceau aux velléités de paix autrichiennes. Souverainement déplaisante. Le ton d’un officier de cavalerie. Pire : le ton d’un pangermaniste. L’effet des récents succès militaires ne se fait pas attendre : dès qu’un des adversaires croit tenir l’avantage, il démasque ses arrière-pensées, qui sont toujours impérialistes. Wilson aura fort à faire contre les hommes d’État de l’Entente, pour peu que la victoire des Alliés ne soit pas exclusivement américaine. L’Entente avait là une occasion de déclarer loyalement ce qu’elle voulait. Mais elle a voulu bluffer, paraître exiger le maximum, de peur de n’avoir pas, au règlement, tout ce qu’il sera possible de soutirer aux vaincus. Goiran dit : « Quelques succès, et déjà l’Entente est ivre. »

 

17.

Ils peuvent me raconter ce qu’ils voudront, ces répétitions de poussées broncho-pneumoniques ont toujours été considérées comme une forme d’infection pulmonaire à rechutes.

 

18.

Long examen de Bardot, puis consultation de Sègre. Fléchissement accusé du cœur droit, avec cyanose et hypotension.

Je m’y attendais depuis des semaines. Le vieil adage : « Poumons malades, soigne le cœur. »

La caractéristique d’un infirmier : n’être jamais à portée d’appel quand on a un urgent besoin de lui – et s’éterniser dans la chambre, aux moments où sa présence est insupportablement inopportune…

 

Nuit du 19 au 20.

La vie, la mort, les germinations ininterrompues, etc.

Cet après-midi, examiné avec Voisenet une carte du front de Champagne. Me suis brusquement souvenu de cette plaine blanchâtre (quelque part, au nord-est de Châlons), où nous avons fait halte pour casser la croûte, quand j’ai changé d’affectation, en juin 17. Le sol avait été si profondément retourné par les pilonnements du début de la guerre, que rien n’y poussait plus, pas même un brin de chiendent. Pourtant c’était au printemps, loin du front, et toute la région alentour avait été remise en culture. Et près de l’endroit où nous étions arrêtés, il y avait, au milieu de ce désert crayeux, un petit îlot tout vert. Je me suis approché. C’était un cimetière allemand. Des tombes à ras de terre, enfouies dans l’herbe haute, et, sur ces jeunes cadavres, un foisonnement d’avoines, de fleurs des champs, de papillons.

Archibanal. Mais, aujourd’hui, ce souvenir m’émeut autrement qu’alors. Rêvé toute la soirée à cette nature aveugle, etc. Sans savoir donner forme à ma pensée.

 

20 septembre.

Succès sur le front de Saint-Mihiel. Succès devant la ligne Hindenburg. Succès en Italie. Succès en Macédoine. Succès partout. Mais…

Mais au prix de quelles pertes ?

Et ce n’est pas tout. Comment se défendre d’une appréhension, quand on constate le changement de ton de la presse alliée depuis que nous nous sentons les plus forts ? Avec quelle intransigeance Balfour, Clemenceau et Lansing, ont rejeté les offres de l’Autriche ! Et obligé sans doute la Belgique à rejeter celles de l’Allemagne !

Visite de Goiran. Non, je ne puis imaginer aussi proche la fin de la guerre. Pour fonder la République allemande et remettre sur des pieds solides le colosse d’argile russe, ce sont de longs mois qu’il faudra encore, voire des années. Et plus nous serons victorieux, moins nous consentirons à une paix de conciliation, la seule durable.

 

Avec Goiran. Discussion irritante et vaine sur le progrès. Il dit : « Alors, vous ne croyez pas au progrès ? »

Si fait, si fait. Mais la belle avance ! Rien à espérer de l’homme avant des millénaires…

 

21.

Déjeuné en bas.

Lubin, Fabel, Reymond, si différentes que soient leurs opinions, sont tous, pareillement des sectaires. (Voisenet dit du commandant : « J’ai peine à croire que la nature lui ait donné un cerveau. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il n’a qu’une moelle épinière. »)

 

Pour Jean-Paul :

Pas de vérité, que provisoire.

(J’ai encore connu le temps où l’on croyait avoir tout résolu par les antiseptiques. « Tuer le microbe. » On s’est aperçu que, souvent, du même coup, on tuait les cellules vivantes.)

Tâtonner, hésiter. Ne rien affirmer définitivement. Toute voie où l’on se lance à fond devient une impasse. (Exemples fréquents dans la science médicale. Ai vu des esprits de même valeur, de même sagacité, animés de la même passion du vrai, aboutir, par l’étude des mêmes phénomènes et en faisant exactement les mêmes observations cliniques, à des conclusions très différentes, quelquefois diamétralement opposées.)

Se guérir jeune du goût de la certitude.

 

22.

Points de côté si pénibles que, quand je suis installé quelque part, je n’ai plus le courage de me déplacer. Bardot disait merveilles de cet onguent au para-amino-benzoate d’éthyle. Totalement inefficace.

 

23 septembre.

Ils ne savent plus où me faire leurs pointes de feu. Mon buste, une écumoire.

 

25.

Depuis hier, de nouveau, ces grandes oscillations de température.

Essayé de descendre quand même. Mais obligé de revenir me recoucher, après étourdissement sur le palier.

Cette chambre, ces murs rosâtres… Je ferme les yeux pour ne plus rien voir.

 

Je pense à l’avant-guerre, à ma vie d’alors, à ma jeunesse. Ma vraie source de force, c’était une secrète, une inaltérable confiance en l’avenir. Plus qu’une confiance : une certitude. Maintenant, ténèbres, là où était ma lumière. C’est une torture de tous les instants.

 

Nausées. Bardot, retenu en bas par trois arrivées. C’est Mazet qui est monté, deux fois, cet après-midi. Ne peux plus supporter ses façons bourrues, sa gueule de vieux colonial. Empoisonnait la sueur, comme toujours. J’ai cru vomir.

 

Jeudi, 26 septembre.

Mauvaise nuit. À l’auscultation, nouveaux foyers de râles sous-crépitants.

 

Soir.

Un peu soulagé par la piqûre. Pour combien de temps ?

Courte visite de Goiran, qui m’a fatigué. Offensive franco-américaine. Offensive anglo-belge. Les Allemands reculent partout. Succès alliés sur le front balkanique, aussi. La Bulgarie demande armistice. Goiran dit : « La paix bulgare, c’est l’annonce de la fin : le moment de la grossesse où la femme perd les eaux… »

En Allemagne, le torchon commence à brûler. Les socialistes ont posé des conditions précises à leur entrée dans le gouvernement. Mécontentement général du pays, avoué par les allusions qu’y fait le chancelier, dans son discours.

Trop beau. Les événements vont si vite qu’ils font peur. La Turquie écrasée. La Bulgarie et l’Autriche prêtes à capituler. Victoires partout. La paix s’ouvre comme un gouffre. Vertige. L’Europe est-elle mûre pour une vraie paix ?

Au Grand Hôtel de Grasse, un Américain a parié mille dollars contre un louis que la guerre serait finie pour Christmas.

Heureux ceux qui fêteront Noël.

 

27.

Faiblesse augmente. Étouffements. Complètement aphone depuis lundi. Visite de Sègre, amené par Bardot. Long examen. Moins distant que d’habitude. Inquiet ?

 

Soir.

Analyse des crachats : pneumocoques, mais surtout streptos, de plus en plus abondants, malgré leurs sérums spécifiques. Toxi-infection caractérisée.

Radio demain matin.

 

28.

Symptômes d’infection générale très nets. Bardot et Mazet montent plusieurs fois par jour. Bardot a décidé, à la suite de l’examen radioscopique, une ponction exploratrice.

Que craint-il ? Abcès dans le parenchyme ?

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