V

Bien que ce fût dimanche, Rumelles était à son bureau du Quai d’Orsay, lorsque Antoine, resté seul après le départ de Gise, l’appela au téléphone. Le diplomate s’excusa de ne pouvoir disposer d’une heure dans le courant de l’après-midi, et invita Antoine à venir le prendre pour dîner.

À huit heures, Antoine arriva au ministère. Rumelles l’attendait au bas de l’escalier, où brûlait une ampoule en veilleuse. Dans cette pénombre réglementaire, le va-et-vient silencieux des employés qui quittaient leurs bureaux et de quelques visiteurs tardifs prenait un aspect étrange, clandestin.

– « Je vous emmène chez Maxim’s, ça vous changera un peu de votre vie d’hôpital », proposa Rumelles, avec un sourire gentiment protecteur, en conduisant Antoine vers l’une des autos à fanion qui stationnaient dans la cour.

– « Je suis un piètre convive », avoua Antoine, « le soir, je ne prends que du lait. »

– « Ils en ont de l’excellent, en carafes frappées », affirma Rumelles, qui avait décidé de dîner chez Maxim’s.

Antoine acquiesça d’un mouvement de tête. Il était exténué de sa journée, qu’il avait passée chez lui à fouiller dans ses cartonniers et ses bibliothèques. Cette soirée de conversation n’était pas sans lui faire peur. Il se hâta de prévenir Rumelles qu’il parlait avec effort, et devait ménager ses cordes vocales.

– « Bonne aubaine pour un bavard comme moi », s’écria le diplomate. Il affectait un ton plaisant, pour ne rien laisser paraître de la fâcheuse impression que lui causaient les traits tirés, la voix caverneuse et oppressée, de son ami.

Dans la salle illuminée du restaurant, l’amaigrissement, la mauvaise mine d’Antoine, le frappèrent davantage encore. Mais il évita de l’interroger avec trop d’intérêt sur sa santé, et, après quelques questions imprécises, s’empressa de parler d’autre chose :

– « Pas de potage. Quelques huîtres, plutôt. C’est la fin de la saison, mais elles sont encore bonnes… Je dîne souvent ici. »

– « J’y suis beaucoup venu, moi aussi », murmura Antoine. Son regard fit lentement le tour de la salle, et s’arrêta sur le vieux maître d’hôtel, qui, debout, attendait la commande. « Vous ne me reconnaissez pas, Jean ? »

– « Oh, parfaitement si, Monsieur », fit l’autre, en s’inclinant avec un sourire banal…

« Il ment », songea Antoine, « il m’appelait toujours : Monsieur le docteur… »

– « C’est si près de mon bureau », continua Rumelles. « Et, les soirs d’alerte, c’est assez commode : je n’ai qu’à traverser la rue, pour trouver un bon abri, au ministère de la Marine. »

Antoine l’observa, tandis qu’il composait son menu. Il avait changé, lui aussi. Son masque léonin s’était empâté ; la crinière avait passablement blanchi ; autour des yeux, d’innombrables petites rides plissaient en tous sens sa peau de blond vieillissant. Le regard restait bleu et vif ; mais, sous les paupières inférieures, des boursouflures mauves surplombaient des pommettes vermiculées de couperose.

– « Pour le dessert, je verrai », achevait-il d’un air las, en rendant la carte au maître d’hôtel. Il renversa la tête, posa un instant ses mains à plat sur sa figure, appuyant ses doigts sur ses paupières brûlantes, et soupira profondément : « Tel que vous me voyez, cher ami, je n’ai pas pris un jour de vacances depuis la mobilisation. Je suis à bout. »

Cela se voyait. La fatigue accumulée se traduisait, chez ce nerveux, par une extrême fébrilité ; Antoine avait quitté un Rumelles-1914, assuré, maître de lui, un peu suffisant et qui pérorait volontiers sur toutes choses, mais avec une retenue étudiée. Quatre années de surmenage en avaient fait cet homme au rire brusque et convulsif, au regard papillotant, cet homme gesticulant, qui sautait sans transition d’un sujet à l’autre, et dont le visage congestionné passait soudain d’une agitation maladive au plus morne abattement. Néanmoins, il s’efforçait de porter beau, comme naguère. À chaque aveu de fatigue, à chaque abandon, succédait un bref redressement : il renversait un peu la tête, peignait sa chevelure d’un ample geste de la main, et arborait un sourire plein d’ardeur retrouvée.

Antoine voulut le remercier de sa longue enquête sur la mort de Jacques, et de l’aide qu’il avait apportée à Jenny lorsqu’elle avait voulu gagner la Suisse. Rumelles l’arrêta avec vivacité :

– « Tout naturel, voyons ! Laissez donc, mon cher !… » Puis il lança étourdiment : « La jeune femme m’a paru charmante… tout à fait charmante… »

« Trop homme du monde pour n’être pas souvent un sot », pensa Antoine.

Rumelles lui avait coupé la parole et il ne la lâchait plus. Il entreprit un récit détaillé des démarches qu’il avait faites, comme si Antoine eût été étranger à l’affaire. Tout était demeuré étonnamment précis dans sa tête : il citait sans hésiter des noms d’intermédiaires, des dates.

– « Triste fin ! », soupira-t-il, en conclusion. « Vous ne buvez pas votre lait ? Il va tiédir… » Il coula vers Antoine un regard hésitant, trempa ses lèvres dans son verre, essuya ses moustaches ébouriffées de chat, et soupira de nouveau : « Oui, triste fin… Bien pensé à vous, je vous assure… Mais, étant données les circonstances… vos idées… l’honorabilité du nom… on peut se demander si – pour la famille, du moins, – cette fin… n’a pas été, somme toute, une chose… heureuse ?… »

Antoine fronça les sourcils, sans répondre. Le propos de Rumelles le blessait au vif. Pourtant, cette pensée, il lui fallait bien reconnaître qu’il l’avait eue lui-même, lorsqu’il avait connu la vérité sur les derniers jours de Jacques. Oui, il l’avait eue ; mais aujourd’hui il ne l’avait plus ; et il éprouvait même, à se souvenir qu’il l’avait eue, une poignante confusion. Ces dernières années de guerre, les réflexions qu’il avait été amené à faire pendant les longues insomnies de la clinique, avaient mis un grand désarroi dans la plupart de ses jugements antérieurs.

Il n’avait aucune velléité d’aborder avec Rumelles ces questions personnelles. Et ici moins qu’ailleurs. Sa présence, dans cette salle où il était si fréquemment venu dîner avec Anne, lui causait, depuis son arrivée, un surcroît de gêne. Il était surpris, naïvement, qu’il y eût tant de monde dans ce restaurant de luxe, en ce quarante-quatrième mois de guerre. Toutes les tables étaient occupées, comme autrefois aux soirs d’affluence. Les femmes étaient peut-être moins nombreuses – moins élégantes aussi : beaucoup d’entre elles gardaient leur allure d’infirmière. La grande majorité des hommes appartenait à l’armée : sanglés dans leurs baudriers bien cirés, ils plastronnaient, la tunique barrée de rubans multicolores. Quelques permissionnaires, officiers de troupe ; mais, la plupart, officiers de la Place de Paris ou du Grand Quartier général. Un grand nombre d’aviateurs, bruyants et fêtés, le regard triste, un peu fou, et qui paraissaient ivres avant d’avoir bu. Un échantillonnage bariolé d’uniformes italiens, belges, roumains, japonais. Quelques officiers de marine. Mais surtout des Anglais – vestes kaki à cols ouverts et linge impeccable – qui venaient là pour dîner au champagne.

– « N’oubliez pas de me prévenir quand vous serez à la fin de votre convalescence », dit aimablement Rumelles. « Il ne faut pas qu’on vous renvoie sur le front. Vous avez largement payé votre part… »

Antoine voulut rectifier. Depuis l’hiver 17, époque où il avait été jugé guéri de sa première blessure, on l’avait affecté à des hôpitaux de l’arrière. Mais Rumelles continuait de parler :

– « Moi, je suis à peu près sûr, maintenant, que je finirai la guerre sans quitter le ministère. À l’arrivée de M. Clemenceau, j’ai bien failli être envoyé à Londres : sans le président Poincaré, avec qui je suis resté en excellents termes, et surtout sans la protestation de M. Berthelot, dont je connais toutes les manies et qui a besoin de moi, j’étais débarqué. Évidemment, la vie là-bas, en ce moment, n’aurait pas été sans intérêt. Mais je n’aurais plus été au centre de tout, comme je suis ici. Ce qui est passionnant ! »

– « Je le crois sans peine… Vous, au moins, vous êtes de ces privilégiés qui peuvent comprendre quelque chose aux événements… Et, qui sait ? prévoir un peu l’avenir ! »

– « Oh », coupa Rumelles, « comprendre, non ; et prévoir, moins encore… On a beau connaître le dessous de cartes, mon cher, on ne comprend rien à ce qui se passe ; à peine si, rétrospectivement, on comprend quelque chose à ce qui s’est passé… Ne croyez pas qu’un homme d’État d’aujourd’hui, fût-il entier et tyrannique comme M. Clemenceau, ait prise directe sur les faits. Il est à la remorque des circonstances… Gouverner, en temps de guerre, c’est quelque chose comme piloter un navire qui fait eau de toutes parts : il s’agit d’improviser, d’heure en heure, des trucs pour aveugler les voies d’eau les plus menaçantes ; on vit dans une atmosphère de naufrage ; à peine si on a, de temps à autre, le loisir de faire le point, de regarder la carte, d’indiquer une vague direction… M. Clemenceau fait comme les autres : il subit les événements, et, quand il le peut, il les exploite. Je le vois d’assez près, au poste où je suis. Curieux phénomène… » Il prit un air pensif, et débita, avec des hésitations étudiées : « M. Clemenceau, voyez-vous, c’est un paradoxal mélange de scepticisme naturel… de pessimisme réfléchi… et d’optimisme résolu ; mais il faut reconnaître que le dosage est excellent ! » Il souriait finement, jusque dans le coin des paupières, comme s’il s’amusait lui-même de son improvisation et savourait la qualité des formules qu’il venait de trouver. Or, de toute évidence, c’était un cliché qu’il servait depuis des mois à chaque nouvel interlocuteur. « Et puis », continua-t-il, « ce grand douteur est mû par une foi de charbonnier : il croit dur comme fer que la patrie de M. Clemenceau ne peut pas être battue. Cela, mon cher, c’est une force incomparable ! Même en ce moment – où pourtant, avouons-le tout bas, je vois chanceler la confiance des plus optimistes – eh bien, pour ce vieux patriote, la victoire reste absolument certaine ! Certaine, comme si, par droit divin, la cause de la France ne pouvait pas ne pas triompher glorieusement ! »

Antoine, toussotant, – à la table voisine, un major anglais venait d’allumer un cigare – essaya de prendre la parole. Mais la voix était si faible, étouffée encore par la serviette qu’il appuyait sur ses lèvres, que, seuls, quelques mots furent intelligibles :

– « … aide américaine… Wilson… »

Rumelles trouva plus simple de faire comme s’il avait entendu. Il prit même un air particulièrement intéressé :

– « Peuh », fit-il, en se caressant la joue d’un geste rêveur, « vous savez, pour nous autres, le président Wilson… ! Nous sommes bien obligés, en France et en Angleterre, d’afficher une respectueuse considération pour les fantaisies de ce professeur américain ; mais nous ne nous méprenons pas sur son compte. C’est un esprit obtus, et qui n’a aucune notion du relatif. Pour un homme d’État… ! Il vit dans un univers irréel que son imagination mystique a créé de toutes pièces… Dieu nous préserve de voir le moralisme simpliste de ce puritain, venir fausser les rouages subtils de nos vieilles affaires européennes ! »

Antoine aurait souhaité pouvoir intervenir. L’état de sa voix ne le lui permettait guère. Wilson était le seul, parmi les grands responsables de l’heure, qui lui parût capable de regarder au-delà de la guerre ; le seul, capable de penser l’avenir du monde. Il se contenta d’ébaucher un geste énergique de protestation.

Rumelles sourit, amusé :

– « Non, sans blague, mon cher ? Vous ne marchez tout de même pas pour les billevesées du président Wilson ! Cela peut être pris au sérieux de l’autre côté de l’Atlantique, dans un pays d’enfants, à demi sauvage. Mais dans notre vieille et sage Europe, allons donc ! Acclimater chez nous ces utopies, ce serait préparer un beau gâchis ! Voyez-vous, on ne se méfiera jamais assez du mal que peuvent faire certains grands mots à majuscules : “Droit”, “Justice”, “Liberté”, etc. Dans la France de Napoléon III, on devrait pourtant savoir à quels désastres conduisent les politiques “généreuses” ! »

Il allongea le bras, posa sur la nappe sa main trapue, tachée de son, et, se penchant, confidentiel :

– « D’ailleurs, les gens renseignés prétendent que le président Wilson est bien moins naïf qu’il ne le paraît, et qu’il n’est pas dupe lui-même de ses Messages… Ce champion de la “paix sans victoire” aurait tout simplement l’ambition très réaliste de profiter des circonstances pour mettre le Vieux Continent sous la tutelle américaine, en empêchant les Alliés de prendre, demain, dans les affaires du monde, la place prépondérante qu’une victoire pourrait leur assurer. Ce qui, entre parenthèses, révèle une fameuse dose d’ingénuité ! Car il faut être bien naïf pour supposer que la France et l’Angleterre accepteraient de s’être épuisées pendant des années dans une lutte aussi ruineuse, sans en tirer de sérieux profits matériels ! »

« Mais », répliquait Antoine en son for intérieur, « est-ce que l’établissement d’une véritable paix, d’une paix enfin durable, ne serait pas, pour les peuples européens, le plus matériel des profits de guerre ? » Il se taisait, néanmoins. La chaleur, le bruit, l’odeur des victuailles mêlée à la fumée du tabac, lui causaient un malaise croissant. Son oppression ne cessait d’augmenter. « Pourquoi suis-je là ? », songeait-il, furieux contre lui-même. « Je me prépare une belle nuit ! »

Rumelles ne s’apercevait de rien. Il semblait prendre un plaisir personnel à dénigrer Wilson. Dans les couloirs du Quai d’Orsay, c’était depuis des mois la cible sur laquelle la verve de ces messieurs s’exerçait férocement. Il coupait ses phrases d’un rire de gorge, vindicatif, et s’agitait sur sa chaise comme s’il eût été assis sur des chardons :

– « Heureusement, le président Poincaré et M. Clemenceau, en bons réalistes, en bons Latins qu’ils sont, ont compris, non seulement l’inanité de ses chimères, mais aussi la secrète mégalomanie du président Wilson… Laquelle peut être utilisée à des fins… qui rapportent ! L’important, à l’heure présente, c’est de soutirer d’Amérique autant de pétrole, de matériel, d’avions et d’hommes que possible. Pour cela, prendre bien garde de contredire le puissant pourvoyeur. Au besoin, même, donner complaisamment dans ses marottes. Comme on fait avec les doux aliénés. Et, ma foi, jusqu’ici, les résultats de cette tactique sont appréciables… » Il inclina le buste vers Antoine et lui souffla à l’oreille : « Saviez-vous que c’est grâce aux deux mille tonnes d’essence qu’il nous a procurées en quelques semaines, et grâce aux trois cent mille hommes qu’il nous expédie chaque mois, que nous avons pu tenir le coup, cette année, après le désastre anglais en Picardie ?… Il n’y a donc qu’à continuer. À flatter les manies chimériques de ce Lohengrin à binocle… Quand nous aurons, sur notre sol français, une solide armée américaine pour prendre la relève, alors nous pourrons souffler un peu, et attendre en spectateurs que l’Amérique nous tire les marrons du feu ! »

Antoine, pensivement, regardait Rumelles mordre dans son tournedos, – qu’il avait commandé : « À peine cuit : bleu ! » Il souleva la main comme pour demander la parole :

– « Ainsi, vous croyez… à plusieurs années de guerre encore ? »

Rumelles repoussa son assiette, se renversa légèrement en arrière :

– « Plusieurs années, non ; en réalité, je ne crois pas. Je crois même que nous pourrions avoir d’heureuses surprises… » Il examina un instant ses ongles, en silence : « Écoutez, Thibault », reprit-il, baissant de nouveau la voix pour ne pas être entendu des voisins. « Je me rappelle. C’était en février 15. M. Deschanel, un soir, a déclaré devant moi : “La durée et les péripéties de cette guerre sont incalculables. Pour moi, c’est le recommencement des guerres de la Révolution et de l’Empire. Peut-être y aura-t-il des trêves ; mais la paix finale est loin !” Eh bien, à ce moment-là, j’ai cru que c’était une boutade. Aujourd’hui… Aujourd’hui, je suis bien près de considérer cela comme une vision prophétique. » Il fit une pause, joua un instant avec la salière, et ajouta : « À telle enseigne que si, demain, après un succès écrasant des Alliés, les Centraux proposaient de déposer les armes, je penserais, avec M. Deschanel : Voilà la trêve ; mais la paix finale est encore loin. ».

Il soupira, et, sans quitter ce ton de leçon apprise, qui agaçait tant Antoine, il se lança dans un brillant compte rendu des diverses phases de la guerre depuis l’invasion de la Belgique. Ainsi décantés, réduits à des schèmes bien nets, les événements s’enchaînaient avec une logique impressionnante. On eût dit le récit d’une partie d’échecs. Cette guerre – qu’Antoine, lui, jour après jour, avait faite – elle lui apparaissait soudain avec le recul du temps et sous son aspect historique. Dans la bouche diserte du diplomate, la Marne, la Somme, Verdun – ces noms qui, jusqu’alors, évoquaient pour Antoine des souvenirs concrets, personnels et tragiques – devenaient, dépouillés soudain de leur réalité, les jalons précis d’un exposé technique, les têtes de chapitres d’un manuel pour les générations futures.

– « Et nous voici en 18 », conclut Rumelles. « L’entrée des États-Unis dans la guerre, c’est le resserrement du blocus, la démoralisation des peuples germaniques. Logiquement, c’est leur défaite inévitable. Devant ce fait neuf, ils avaient le choix entre deux attitudes : négocier une paix boiteuse, tandis qu’il en était encore temps ou bien, reprendre désespérément l’offensive, pour essayer de vaincre avant l’arrivée massive des Américains. Ils ont opté pour l’offensive. D’où le formidable coup de bélier de mars, en Picardie. Une fois de plus il s’en est fallu de peu qu’ils ne l’emportent. Aussi reviennent-ils à la charge. Et nous en sommes là. Réussiront-ils ce coup-ci ? C’est possible : rien ne permet de dire que nous ne serons pas réduits à demander la paix, avant cet été. Mais, s’ils échouent, alors ils auront joué leur ultime carte. Alors ils auront perdu la guerre. Soit que nous attendions passivement l’heure de la ruée américaine ; soit que – ce qui, paraît-il, serait le projet du général Foch – nous jetions nos dernières forces dans une attaque sur tous les fronts, et prenions des gages sérieux, avant que les Américains se soient mis en branle. C’est pourquoi je dirais volontiers : la véritable paix, la paix finale, elle est peut-être encore éloignée ; mais une trêve est vraisemblablement assez proche. »

Il dut s’interrompre : Antoine était en proie à une quinte si violente qu’il était difficile, cette fois, de ne pas paraître s’en apercevoir.

– « Excusez-moi, mon cher… Je vous éreinte avec mes bavardages… Partons. »

Il fit un signe au maître d’hôtel, sortit de la poche de son pantalon – à la manière des soldats américains – une poignée de billets froissés, et régla négligemment l’addition.

 

La rue Royale était obscure. L’auto, feux éteints, attendait au bord du trottoir.

Rumelles leva le nez en l’air :

– « Le ciel est clair, ils pourraient bien venir, cette nuit… Je retourne au ministère, voir s’il y a du neuf. Mais, d’abord, je vais vous déposer chez vous. »

Avant de monter dans la voiture, où déjà Antoine avait pris place, il acheta plusieurs feuilles du soir à une vendeuse de journaux.

– « Bourrage de crâne », murmura Antoine.

Rumelles ne répondit pas tout de suite. Il prit la précaution de clore le châssis vitré qui les séparait du chauffeur.

– « Bien sûr, bourrage de crâne ! » fit-il alors, en se tournant presque agressif vers Antoine. « Comment ne comprenez-vous pas que l’approvisionnement régulier en nouvelles rassurantes est aussi essentiel pour le pays que le ravitaillement en vivres ou en munitions ? »

– « C’est vrai, vous avez charge d’âmes », lança ironiquement Antoine.

Rumelles lui tapota familièrement le genou :

– « Allons, allons, Thibault, soyez sérieux. Réfléchissez. Que peut un gouvernement en guerre ? Diriger les événements ? Vous savez bien que non. Mais diriger l’opinion ? ça, oui : c’est même la seule chose qu’il puisse faire !… Eh bien, nous nous y employons. Notre principal travail, c’est – comment dirais-je ? – la transmission arrangée des faits… Il faut bien alimenter sans cesse la foi de la nation en sa victoire finale… Il faut bien protéger, quotidiennement, la confiance qu’elle a mise, à tort ou à raison, dans la valeur de ses chefs, militaires ou civils… »

– « Et tous les moyens vous sont bons ! »

– « Bien sûr ! »

– « Le mensonge organisé ! »

– « Franchement : croyez-vous possible de laisser dire – je ne sais pas, moi… – que nos bombardements aériens sur Stuttgart et sur Carlsruhe ont fait, dans la population civile, infiniment plus “d’innocentes victimes”, que tous les obus que la Bertha pourra lancer sur Paris ?… Ou bien, que la campagne des sous-marins boches, que nous avons présentée comme un crime de lèse-humanité, était, pour les Centraux, une opération nécessaire, la seule chance qui leur restait de briser notre résistance après l’échec des offensives de 1916 ?… Ou bien, que le fameux torpillage du Lusitania était, à tout prendre, un acte de représailles parfaitement justifié, une très bénigne réponse, en somme, à ce blocus implacable qui a déjà tué, en Allemagne et en Autriche, dix ou vingt mille fois plus de femmes et d’enfants qu’il n’y en avait sur le Lusitania ?… Non, non, la vérité est très rarement bonne à dire ! Il est indispensable que l’ennemi ait toujours tort, et que la cause des Alliés soit la seule juste ! Il est indispensable… »

– « … de mentir ! »

– « Oui, ne fût-ce que pour cacher, à ceux qui se battent, ce qui se trame à l’arrière ! Ne fût-ce que pour cacher à ceux de l’arrière les choses effroyables qui se passent au front !… Indispensable de taire, aux uns comme aux autres, ce qui se fait dans la coulisse des chancelleries, chez l’adversaire, chez les neutres ! Mais oui, mon cher ! Aussi, le plus clair de notre activité – je veux dire l’activité des chefs civils – est-elle employée… pas seulement à mentir, comme vous dites, mais à bien mentir ! Ce qui n’est pas toujours facile, veuillez le croire ! Ce qui exige une longue expérience, et une ingéniosité, un esprit d’invention, qui ne soient jamais à court. Il y faut une espèce de génie… Et, je peux l’affirmer : l’avenir nous rendra justice ! Dans ce domaine du mensonge utile, nous avons, en France, accompli des prodiges, depuis quatre ans ! »

La voiture, après avoir suivi, à faible allure, le boulevard Saint-Germain et la rue de l’Université, à peine éclairés, venait de stopper devant la porte d’Antoine. Les deux hommes descendirent.

– « Tenez », poursuivit Rumelles, « je me rappelle la semaine de l’offensive Nivelle, en avril 17… » Sa voix trahit soudain une recrudescence de fébrilité. Il saisit Antoine par le bras, pour l’entraîner à quelque distance du chauffeur : « Vous n’imaginez pas ce que cela a pu être, pour nous qui savions tout, heure par heure… – qui assistions à cette accumulation de fautes… – qui pouvions calculer, chaque soir, le total des pertes ! Trente-quatre mille tués, plus de quatre-vingt mille blessés, en quatre ou cinq jours !… Et la rébellion de ces régiments décimés !… Pourtant, il ne s’agissait ni d’être véridiques ni d’être justes. Il fallait, coûte que coûte, réprimer impitoyablement l’insurrection des troupes avant qu’elle ne gagne toute l’armée ! Question de vie ou de mort pour le pays… Il fallait, coûte que coûte, soutenir le commandement, camoufler ses fautes, sauvegarder son prestige… Pire encore : il fallait, sciemment, persévérer dans l’erreur, et reprendre l’offensive, et jeter d’autres divisions dans la fournaise, et sacrifier vingt ou vingt-cinq mille nouveaux soldats, au Chemin des Dames, devant Laffaux… »

– « Mais pourquoi ? »

– « Pour obtenir un petit succès, si mince fût-il, sur lequel nous puissions greffer le mensonge salutaire ! Et redresser la confiance, qui flanchait de toutes parts !… Enfin, nous avons eu l’heureux coup de main de Craonne. Nous avons pu en faire une éclatante victoire. Nous étions sauvés !… Dix jours plus tard, le gouvernement limogeait les chefs, et nommait le général Pétain… »

Antoine, épuisé, incapable de rester plus longtemps debout, s’était adossé au mur. Rumelles le soutint jusqu’à la porte cochère :

– « Oui », poursuivait-il, « nous étions sauvés ; mais, je vous jure, je donnerais un an de ma vie plutôt que d’avoir à revivre ces quatre ou cinq semaines-là ! » Il semblait sincère. « Je vous laisse. J’ai été si heureux de vous revoir… » Et tandis qu’Antoine franchissait le seuil : « Soignez-vous sérieusement, mon cher ! Les médecins sont tous les mêmes : quand il s’agit de leur propre santé, les plus consciencieux sont d’une négligence !… »

 

La chambre avait été préparée par Gise. Les volets et les rideaux étaient clos, les housses retirées des sièges, le lit fait ; un verre et une carafe d’eau fraîche avaient été posés à portée de la main, sur la table de chevet. Ces menues attentions troublèrent Antoine si fort, qu’il se dit : « Je dois être encore plus fatigué que je ne crois… »

Son premier soin fut de se faire une injection d’oxygène. Après quoi, il se laissa tomber dans un fauteuil, et demeura une dizaine de minutes, immobile, le buste droit, la nuque appuyée au dossier.

Il pensait à Rumelles avec une hostilité soudaine, violente, injuste sans doute, et dont il était lui-même surpris : « Ceux qui la font… Ceux qui ne la font pas… Entre nous et eux, jamais plus la réconciliation ne sera possible ! »

Son étouffement cédait peu à peu. Il se leva pour prendre sa température. 38°1… Rien d’excessif après une pareille journée…

Il prit encore le temps de faire une bonne inhalation, avant de se mettre au lit.

« Non », se dit-il, en enfonçant rageusement sa tête dans l’oreiller, « pas d’entente possible avec eux ! Le jour de la démobilisation, ceux qui ne l’auront pas faite, devront se cacher, disparaître. La France, l’Europe, de demain, seront, de droit, aux anciens combattants. Nulle part, ceux qui l’auront faite n’accepteront de collaborer avec ceux qui n’y auront pas été ! »

L’obscurité lui pesait, mais il se retint de rallumer. Sa chambre était l’ancienne chambre de M. Thibault, celle où le vieillard avait tant lutté, tant souffert, avant de mourir. Antoine se rappelait les moindres détails, le dernier bain, Jacques, la piqûre libératrice, toutes les péripéties de cette agonie. Et c’était la chambre de son père, avec le grand lit d’acajou, le prie-Dieu de tapisserie, et la commode chargée de médicaments, que ses yeux, grands ouverts dans le noir, croyaient apercevoir autour de lui.

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