IV

Dès qu’ils furent installés côte à côte à l’un des bouts de la grande table, Gise prit un petit air résolu :

– « Maintenant, parle-moi sérieusement de ta santé. »

Il fit la moue. Il n’était que trop enclin à parler de lui, de son mal, de son traitement ; mais il ne lui déplaisait pas de se faire prier, et il répondit sans empressement aux premières questions de la jeune fille. Il s’aperçut vite que ces questions n’étaient pas sottes. Cette petite Gise, qu’il avait toujours tendance à traiter comme une enfant, avait, en ses trois années d’hôpital, acquis des compétences précises. On pouvait parler médecine avec elle. Un lien de plus entre eux… Encouragé par l’attention qu’elle lui portait, il fit un exposé de son cas, et passa en revue les diverses phases qu’il avait traversées ces derniers mois. Si elle avait paru prendre à la légère ce qu’il lui disait, et si elle avait cru bon de lui prodiguer des paroles d’encouragement, il aurait aussitôt exagéré ses inquiétudes. Mais elle l’avait écouté avec un visage si tendu, elle fixait sur lui un regard si préoccupé, si scrutateur, qu’il prit, au contraire, un ton rassurant pour conclure :

– « Tout compte fait, je m’en tirerai. » (Et c’était, en effet, le fond de sa pensée.) « Ce sera plus ou moins long », reprit-il, souriant avec confiance. « Mais, pour m’en tirer, ça oui : je m’en tirerai… Seulement, voilà : me remettrai-je jamais complètement ? Imagine que je reste infirme du larynx, ou très fragile des cordes vocales, pourrai-je exercer, comme avant ?… Tu comprends, il ne me suffit pas d’avoir la certitude de vivre. Je ne me soucie pas, à l’avenir, de mener l’existence d’un homme diminué. Je voudrais être sûr de retrouver ma belle santé d’autrefois ! Et ça, c’est moins certain… »

Elle avait cessé de manger, pour mieux écouter, mieux comprendre. Elle le considérait de ses yeux ronds, étonnés, immobiles, enfantins et fidèles comme ceux des êtres primitifs. Ce tendre intérêt, dont il était sevré depuis des années, lui semblait très doux. Il eut un petit rire assuré :

– « C’est moins certain, mais ce n’est pas impossible. Avec de la ténacité, il y a fort peu de choses impossibles !… Jusqu’à maintenant, tout ce que j’ai voulu énergiquement, je l’ai fait. Pourquoi ne réussirais-je pas cette fois encore ?… Je veux guérir. Je guérirai. »

Il avait forcé la voix sur ces derniers mots, et dut s’arrêter pour tousser. La quinte fut forte, et dura une grande minute, pendant laquelle Gise, penchée sur son assiette, l’observait à la dérobée. Elle s’efforçait de se tranquilliser : « Il peut ce qu’il veut. Il saura se soigner. Il saura guérir. »

Lorsque la crise fut passée, elle se tourna vers lui. Il fit signe qu’il préférait demeurer quelques instants sans parler.

– « Bois un peu d’eau », dit-elle, en emplissant son verre. Et, incapable de retenir la question qui lui brûlait les lèvres : « Combien de jours restes-tu avec nous ? »

Il ne répondit pas. C’était un sujet qu’il aurait voulu éviter. En réalité, sa permission était de quatre jours. Mais il pensait l’écourter : il n’avait guère envie de passer à Paris quatre longs jours, réduit à des soins improvisés, exposé à cent occasions de fatigue.

– « Combien ? » reprit-elle, en l’interrogeant du regard. « Huit ? Six ? Cinq ? »

Il secouait négativement la tête. Il fit une aspiration profonde, sourit, et dit enfin :

– « Je repars demain. »

– « Demain ? » Elle était si déçue que sa voix trembla : « Alors, tu ne viendras pas nous voir à Maisons-Laffitte ? »

– « Pas possible, ma petite Gise… Pas possible, cette fois-ci… Plus tard… Dans le courant de l’été, peut-être… »

– « Mais je t’aurai à peine vu ! Après si longtemps !… Demain ?… Et je ne peux même pas rester à Paris avec toi : il faut que je rentre coucher ce soir à Maisons ! J’ai mon service demain matin, qui m’attend. Pense donc ! Trois jours que je suis partie ; et la veille de mon départ, il venait d’arriver six nouveaux ! »

– « Nous avons du moins une bonne journée à passer ensemble », fit-il, conciliant.

– « Mais, ça aussi, c’est impossible ! », s’écria-t-elle, consternée. « J’ai rendez-vous à l’Asile, tout à l’heure. Il faut bien en finir, là-bas, avec les affaires, les meubles, de ma tante : ils ont besoin de la chambre… »

Des larmes gonflaient ses paupières. Il se souvint aussitôt de ses désespoirs, quand elle était enfant. Et, de nouveau, cette pensée le traversa : « Il serait bon d’être soigné par elle, de sentir cette affection autour de moi… »

Il ne savait que dire. Lui-même, il était tout désappointé que cette rencontre fût si courte.

– « Peut-être pourrai-je obtenir une prolongation… », hasarda-t-il hypocritement. « Je ne sais pas… Je peux essayer… »

Les yeux de Gise s’éclairèrent d’un coup, redevinrent rieurs. Ils étaient beaux à travers les larmes… (Et cela aussi rappelait à Antoine les années d’autrefois.)

– « C’est ça qu’il faut faire ! », décida-t-elle en battant des mains. « Et tu viendras passer quelques jours à Maisons, avec nous ! »

« Elle est encore une enfant », se dit-il. « Et ce je ne sais quoi de puéril, qui contraste avec sa maturité de femme, est plein de charme… »

Pour changer le tour de la conversation, il se pencha, d’un air interrogatif :

– « Maintenant, explique-moi quelque chose. Comment se fait-il que personne ne soit venu à Paris avec toi ! Maisons n’est pas si loin. T’avoir laissée toute seule pour cet enterrement ! »

Elle protesta aussitôt :

– « Mais tu n’as aucune idée du travail que nous avons là-bas ! Comment veux-tu ?… Et, moi partie, les autres avaient encore plus à faire ! »

Il ne put s’empêcher de sourire de cet air indigné. Alors, pour le convaincre, elle se lança dans une volubile explication de ce qu’était le service de l’hôpital, leur vie à Maisons, etc.

(Dès la mi-septembre 1914, après la Marne, Mme de Fontanin, que dévorait le besoin de se rendre utile, avait formé le projet de fonder un hôpital à Maisons-Laffitte. Elle y possédait toujours la propriété de son père, à la lisière de la forêt de Saint-Germain ; les locataires, des Anglais, avaient quitté la France à la déclaration de guerre ; le vieux chalet familial était donc libre. Mais, outre qu’il était trop exigu, il se trouvait trop éloigné de la gare et des ressources. C’est alors que Mme de Fontanin avait eu l’idée de demander à Antoine s’il consentirait à lui prêter la maison de M. Thibault, qui était beaucoup plus importante que la sienne, et située à proximité du « pays ». Antoine avait naturellement acquiescé ; et il avait aussitôt écrit à Gise, restée à Paris, de se mettre, avec les deux bonnes, à la disposition de Mme de Fontanin pour la transformation de la villa. De son côté, Mme de Fontanin s’était assuré la collaboration de sa nièce Nicole Héquet, la femme du chirurgien, laquelle possédait son diplôme d’infirmière. Un comité de direction, placé sous le contrôle de la Société de secours aux blessés militaires, avait été rapidement constitué. Et, six semaines plus tard, la villa Thibault, hâtivement équipée, figurait sous la désignation : Hôpital n° 7, sur les états du Service sanitaire, et se trouvait prête à recevoir sa première fournée de convalescents. Depuis lors, l’Hôpital n° 7, dirigé par Mme de Fontanin et par Nicole, n’avait pas chômé un seul jour.)

Antoine avait été tenu au courant de tout cela, par des lettres. Il avait été heureux que la propriété de son père servît à quelque chose ; heureux surtout que Gise, qu’il s’inquiétait de savoir désœuvrée à Paris, eût trouvé un si chaud accueil dans la famille Fontanin. Mais, à vrai dire, il n’avait pas attaché grand intérêt au fonctionnement de l’Hôpital n° 7 ; non plus qu’à l’organisation du chalet des Fontanin, devenu, sous la conduite de la robuste Clotilde, l’ancienne cuisinière de M. Thibault, un bizarre phalanstère – où logeaient Nicole et Gise – où Daniel avait échoué après son amputation – et où Jenny était venue habiter avec son enfant, à son retour de Suisse. Aussi écoutait-il avec curiosité le bavardage de Gise : l’existence de ce petit groupe humain, auquel il ne songeait pas souvent, prenait soudain une réalité à ses yeux.

– « De nous toutes, c’est encore Jenny qui se donne le plus de mal », expliquait Gise, pleine de son sujet. « Elle a, non seulement à s’occuper de Jean-Paul, mais à diriger le service de la lingerie : et tu imagines ce que c’est, le blanchissage, le repassage, le raccommodage, la comptabilité, et le rangement, et la distribution quotidienne, de tout le linge nécessaire à un hôpital de trente-huit lits, parfois quarante, et même quarante-cinq ! Elle rentre éreintée le soir. Elle passe tous ses après-midi à l’hôpital, mais elle reste au chalet le matin, pour les soins du petit… Quant à Mme de Fontanin, elle loge auprès de ses malades ; elle s’est installé une chambre au-dessus des écuries, tu sais ? »

Cela semblait assez étrange à Antoine d’entendre Gise (la nièce de la prude Mademoiselle), parler de Jenny et de sa maternité comme d’une chose toute naturelle. « Il est vrai », se dit-il, « que ça date de trois ans, déjà… Et puis, ce qui aurait sans doute fait quelque scandale autrefois est plus facilement accepté aujourd’hui, dans le bouleversement général de toutes les valeurs… »

– « Et, un peu plus, tu allais être venu à Paris sans seulement avoir vu notre petit ! » soupira Gise, sur un ton de reproche. « Jenny en aurait été inconsolable. »

– « Tu n’aurais eu qu’à n’en rien dire, petite sotte… »

– « Non », fit-elle, sur un ton étrangement sérieux, en baissant soudain le front. « À Jenny, je ne veux rien cacher, jamais. »

Il la regarda, surpris, et n’insista pas.

– « Es-tu sûr, au moins, de l’obtenir, cette prolongation ? » demanda-t-elle.

– « Je vais essayer. »

– « Comment ? »

Il continua de mentir :

– « Je demanderai à Rumelles de téléphoner aux bureaux militaires dont ces choses-là dépendent… »

– « Rumelles… », fit-elle, songeuse.

– « J’avais, de toutes façons, l’intention de lui faire visite aujourd’hui. Je ne l’ai jamais revu, depuis… Je veux le remercier de la peine qu’il a prise pour nous. »

C’était la première fois de la journée qu’une allusion était faite à la mort de Jacques. Le visage de Gise se contracta brusquement, et le bistre de son teint fonça par plaques.

(Pendant l’automne 1914, elle s’était longtemps refusée à croire que Jacques fût mort. Le silence persistant de Jacques, l’annonce de sa disparition par ses amis de Genève, la certitude de Jenny, d’Antoine, tout cela, pour elle, ne comptait pas : « Il a profité de la guerre pour une nouvelle évasion », pensait-elle obstinément. « Il nous reviendra, une fois de plus. » Ce retour, elle l’attendait anxieusement, en faisant des neuvaines. C’est à cette époque qu’elle s’était attachée à Jenny. Attachement qui avait d’abord pris racine dans un assez vilain calcul : « Quand Jacques reviendra, il nous trouvera amies : je resterai en tiers dans leur vie. Et peut-être me sera-t-il reconnaissant d’avoir entouré Jenny en son absence… » Lorsqu’on avait appris, par Rumelles, la chute de l’avion en flammes, lorsqu’elle avait lu la copie de la note officielle, il avait bien fallu qu’elle se rendît à l’évidence. Mais, dans son cœur, une intuition confuse la persuadait que ce n’était pas l’exacte vérité. Et maintenant encore, il lui arrivait par éclairs de se dire : « Qui sait ?… »)

Elle avait de nouveau baissé le front, pour ne pas croiser le regard d’Antoine ; et, comme si tout en elle avait chaviré soudain, elle demeura quelques secondes immobile, interdite, retenant avec effort ses larmes. Enfin, pour ne pas éclater en sanglots, elle se leva précipitamment, et se dirigea vers l’office.

« Comme elle s’est alourdie », remarqua-t-il, en la suivant des yeux, agacé un peu par ce trouble qu’il avait involontairement provoqué. « Ces hanches !… Du buste, du corps, on lui donnerait dix ans de plus que son âge : elle paraît avoir passé la trentaine ! »

Il avait sorti le collier de sa poche. Des petits grains de musc, d’un gris plombé, gros comme des noyaux de cerises, alternaient avec les boules d’ambre ancien, qui avaient la forme de mirabelles, et aussi leur couleur : ce jaune assombri, mi-opaque, mi-transparent, des mirabelles trop mûres. Machinalement, il roulait le collier entre ses doigts, et l’ambre devenait tiède, et il semblait à Antoine qu’il venait de détacher le collier du cou de Rachel…

Quand Gise reparut, apportant une platée de fraises, l’acuité de son chagrin se lisait encore si clairement sur son visage, qu’Antoine en fut ému. Comme elle déposait les fraises sur la table, il caressa en silence le poignet mordoré, que cerclait un bracelet d’argent. Elle tressaillit ; ses cils frémirent… Elle évitait de le regarder. Elle s’assit à sa place, et deux nouvelles larmes se formèrent au bord de ses paupières. Alors, ne cherchant plus à dissimuler son chagrin, elle se tourna vers lui, avec un sourire confus, et demeura quelques secondes ainsi, sans pouvoir parler.

– « Je suis stupide », soupira-t-elle, enfin. Et, sagement, elle commença de sucrer ses fraises. Mais, presque aussitôt, elle posa la sucrière et se redressa nerveusement : « Sais-tu ce dont je souffre le plus, Antoine ? C’est que personne, autour de moi, ne prononce plus son nom… Jenny ne cesse pas de penser à lui, je le sais, je le sens : elle n’aime tant ce petit que parce qu’il est le fils de Jacques… Et Jacques est toujours présent entre nous : cette affection que j’ai maintenant pour elle est faite du souvenir de Jacques. Et elle, pourquoi m’aurait-elle accueillie aussi tendrement, pourquoi me traiterait-elle comme une sœur, sans cela ? Mais jamais, jamais, elle ne me parle de lui ! C’est comme un secret, qui nous obsède l’une et l’autre, qui nous lie pour toujours, et auquel, jamais, aucune allusion n’est faite ! Et moi, Antoine, ça m’étouffe !… Je vais te dire », continua-t-elle avec une sorte de halètement : « elle est orgueilleuse, Jenny, et difficile ! Elle… Je la connais bien, maintenant !… Je l’aime, je donnerais ma vie pour elle et pour ce petit ! Mais je souffre. Je souffre qu’elle soit comme elle est, si fermée, si… – je ne sais comment dire… Vois-tu, je crois qu’elle est torturée par l’idée que Jacques a été méconnu de tous – sauf d’elle. Elle se figure qu’elle est la seule à l’avoir compris ! Et elle tient farouchement à avoir été la seule ! Et alors, elle refuse de parler de lui avec personne. Surtout avec moi !… Et pourtant, pourtant… »

De lourdes larmes coulaient maintenant sur ses joues, bien que son visage, soudain vieilli, n’exprimât plus le chagrin, mais seulement la passion, la colère, avec quelque chose de sauvage qu’Antoine ne s’expliquait pas bien. Il réfléchissait. Il était surpris : il n’avait jamais soupçonné que Jenny et Gise fussent devenues si intimes.

– « Je n’ai jamais été certaine qu’elle ait su… mes sentiments pour Jacques », poursuivit Gise, plus bas, mais avec la même altération de la voix. « J’aimerais tant pouvoir lui en parler, moi, à cœur ouvert ! Je n’ai rien à lui cacher… J’aimerais qu’elle sache tout ! Qu’elle sache même que si je l’ai détestée, autrefois, – oh, oui : profondément détestée ! – maintenant, au contraire, depuis que Jacques est mort, tout ce que j’éprouvais pour lui… » (son regard prit un éclat magnétique)… « je l’ai reporté sur elle, et sur leur enfant ! »

Depuis un instant, Antoine oubliait presque de l’écouter, attentif seulement au battement de ces paupières brunes, de ces longs cils, qui se levaient et s’abaissaient avec lenteur, voilant et dévoilant le jet lumineux des prunelles, comme le rayonnement intermittent d’un phare. Il avait posé son coude sur la table et appuyait sa joue sur sa main, flairant amoureusement le bout de ses doigts qui restaient imprégnés de musc.

– « C’est toute ma famille, aujourd’hui ! » reprit Gise, faisant effort pour paraître plus calme. « Jenny m’a promis qu’elle me garderait toujours auprès d’elle… »

« Viendrait-elle vivre avec moi, si je le lui proposais ? » se demanda-t-il.

– « … Oui, elle me l’a promis. Et c’est ça qui m’aide à vivre, à accepter l’avenir, tu comprends ? Rien au monde ne compte plus pour moi : rien d’autre qu’elle, – et notre petit ! »

« Elle n’accepterait pas », se dit-il. Cependant, il était frappé de percevoir, dans la vibration de cette voix, certaines sonorités discordantes, qui lui semblaient révélatrices. « Que de choses troubles, sans doute », songea-t-il, « dans l’intimité de ces deux cœurs de femmes, – de ces deux cœurs de veuves !… Tendresse, je n’en doute pas. Mais jalousie, à coup sûr. Et de la haine, à doses perfides, bien probablement !… Et tout ça fait un violent mélange qui ressemble diablement à de l’amour… »

Gise poursuivait ; et c’était maintenant un monologue plaintif, qui la soulageait, qu’elle ne pouvait retenir :

– « Un être exceptionnel, cette Jenny… Noble, énergique… Admirable ! Mais, comme elle est sévère pour les autres ! Ainsi, elle est sévère, elle est même injuste, pour Daniel… Et pour moi aussi, je sens bien qu’elle… Oh, elle en a le droit, je suis si peu de chose à côté d’elle. Tout de même, elle n’a pas toujours raison. Elle s’aveugle, elle n’a confiance qu’en elle-même, elle n’admet pas qu’on puisse avoir d’autres idées… Je ne demande pourtant pas l’impossible ! Si elle ne veut pas que Jean-Paul soit élevé dans la religion de son père, je n’y peux rien, je ne la convaincrai pas… Mais, alors, qu’elle le fasse au moins baptiser par un pasteur ! » Son regard était devenu dur ; et, comme faisait jadis Mademoiselle, elle remuait son front bombé, à petits coups têtus, et ses lèvres jointes étaient fermées à toute conciliation. « Tu ne trouves pas ? » s’écria-t-elle, en se tournant avec brusquerie vers Antoine : « Qu’elle en fasse un petit protestant, si elle veut ! Mais qu’elle n’élève pas le fils de Jacques comme un chien ! »

Antoine esquissa un geste évasif.

– « Tu ne le connais pas, ce petit », reprit-elle. « C’est une nature ardente, et qui aura besoin de piété !… » Elle soupira, et ajouta soudain, sur un autre ton, douloureux : « Comme Jacques ! Rien ne serait arrivé, si Jacques n’avait pas perdu la foi !… » Et, de nouveau, avec une mobilité extrême, sa physionomie se modifia, s’adoucit, tandis qu’un sourire ravi illuminait progressivement ses yeux : « Il ressemble tellement à Jacques, ce petit ! Il est roux foncé, comme lui ! Il a ses yeux, ses mains !… Et, à trois ans déjà, si volontaire ! Si rétif, quelquefois, et, par instants, si câlin… » Toute trace de rancune avait disparu de sa voix. Elle rit franchement : « Il m’appelle : Tante Gi ! »

– « Si volontaire, dis-tu ? »

– « Comme Jacques. Et il a ces mêmes colères, tu sais ? ces colères sourdes… Et alors il fuit au bout du jardin, seul, pour ruminer on ne sait quoi. »

– « Intelligent ? »

– « Très ! Il comprend, il devine tout. Et d’une sensibilité ! On peut tout obtenir de lui par la douceur. Mais si on le heurte, si on lui défend quelque chose qu’il a décidé de faire, ses sourcils se crispent, ses poings se serrent, il ne se connaît plus… Exactement comme Jacques. » Elle resta quelque temps songeuse. « Daniel vient de faire une bonne photo de lui. Jenny a dû te l’envoyer ? ».

– « Non. Jenny ne m’a jamais envoyé aucune photo de son fils. »

Surprise, elle leva les yeux sur lui, sembla l’interroger, faillit dire quelque chose, et y renonça. Puis :

– « Je l’ai ici, dans mon sac, cette photo… Tu veux la voir ? »

– « Oui. »

Elle courut chercher son sac à main, et en tira deux petites épreuves d’amateur.

Dans l’une, qui devait dater de l’an dernier, Jean-Paul était avec sa mère : une Jenny un peu épaissie, le visage plus plein qu’autrefois, les traits calmes et même austères. « Elle ressemblera à Mme de Fontanin », se dit Antoine. Jenny portait une robe noire ; elle était assise sur une marche du perron, et serrait l’enfant contre elle.

Dans l’autre, évidemment plus récente, Jean-Paul était seul : vêtu d’un jersey rayé qui moulait un petit corps étonnamment musclé, il se tenait debout, raidi, le menton baissé, l’air boudeur.

Antoine considéra longuement les deux images. La seconde surtout lui rappelait Jacques : même plantation des cheveux, même regard encaissé, pénétrant, même bouche, même mâchoire – la forte mâchoire des Thibault.

– « Tu vois », expliquait Gise, debout, penchée sur l’épaule d’Antoine, « il était en train de jouer au sable. Voilà sa pelle, là-bas : il l’avait jetée dans un mouvement de rage, parce qu’on l’interrompait dans son jeu ; et il avait reculé jusqu’au mur… »

Antoine leva la tête vers elle, en riant :

– « Tu l’aimes donc tant que ça, ce petit ? »

Elle ne répondit pas, mais elle sourit, et rien n’était plus révélateur que ce sourire épanoui, empreint d’une tendresse émerveillée.

Cependant, un trouble, dont Antoine ne s’aperçut pas, venait de s’emparer d’elle – comme chaque fois qu’elle se rappelait cette chose insensée qu’elle avait faite… (Il y avait deux ans de cela, davantage, même : Jean-Paul était encore un poupon, non sevré… Gise n’aimait rien tant que de l’avoir dans ses bras, de le bercer, de l’endormir contre sa poitrine ; et lorsqu’elle voyait Jenny allaiter l’enfant, un sentiment atroce de désespoir, d’envie, s’emparait d’elle. Un jour d’été que Jenny lui avait donné l’enfant à garder – il faisait une chaleur orageuse, énervante, – cédant à une tentation insensée, elle s’était enfermée avec le bébé dans sa chambre, et elle lui avait donné le sein. Ah, comme cette petite bouche avide s’était jetée sur elle, comme elle l’avait sucée, mordue, meurtrie !… Gise avait souffert plusieurs jours ; de ses ecchymoses, autant que de sa honte… Était-ce un péché ? Elle n’avait retrouvé un peu de calme qu’après en avoir fait l’aveu, à demi-mot, au confessionnal, et s’être infligé, elle-même, une longue pénitence. Et jamais elle n’avait recommencé…)

– « Il a souvent cette attitude-là ? Cet air de ne pas vouloir céder ? » demanda Antoine.

– « Oh, ça oui, très souvent ! Pourtant, là, c’était Daniel qui l’avait dérangé. Et c’est encore à Daniel qu’il obéit le moins mal. Parce que c’est un homme, je crois. Oui. Il adore sa mère ; et, moi aussi, il m’aime bien. Mais nous sommes des femmes. Comment dire ? Il a déjà très bien conscience de sa supériorité d’homme. Tu ris ? Je t’assure ! Ça se sent à un tas de petites choses… »

– « Je croirais plus volontiers que votre autorité s’émousse, parce que vous êtes toujours auprès de lui ; tandis que son oncle, qu’il voit plus rarement… »

– « Plus rarement ? Mais il est bien plus souvent avec son oncle qu’avec nous, à cause de l’hôpital ! C’est Daniel qui le garde, presque toute la journée. »

– « Daniel ? »

Elle retira sa main, qui était restée sur l’épaule d’Antoine, s’écarta légèrement, et s’assit :

– « Oui. Pourquoi ? Ça t’étonne ? »

– « J’imagine assez mal Daniel dans ce rôle de nurse… »

Gise ne comprenait pas : elle ne connaissait Daniel de Fontanin que depuis son amputation.

– « Au contraire. Le petit lui tient compagnie. Les journées sont longues, à Maisons. »

– « Mais, maintenant qu’il a sa réforme, il doit s’être remis à travailler ? »

– « À l’hôpital ? »

– « Non, à sa peinture ! »

– « Sa peinture ? Je ne l’ai jamais vu peindre… »

– « Et il ne va pas souvent à Paris ? »

– « Jamais. Il ne quitte même pas le chalet, ou le jardin. »

– « Il a vraiment tant de peine à marcher ? »

– « Oh, ce n’est pas ça. Il faut même l’observer avec attention, pour s’apercevoir qu’il boite ; surtout depuis son nouvel appareil… Mais il n’a pas envie de sortir. Il lit les journaux. Il surveille Jean-Paul, il le fait jouer, il le promène autour de la maison. Quelquefois il va aider Clotilde à écosser des pois, à éplucher des fruits pour les confitures. Quelquefois aussi il ratisse le gravier de la terrasse. Pas souvent… Je crois que c’est une nature comme ça, tranquille, indifférente, un peu endormie… »

– « Daniel ? »

– « Mais oui. »

– « Il n’était pas du tout comme tu dis… Il doit être très malheureux. »

– « Quelle idée ! Il n’a même pas l’air de s’ennuyer. En tout cas, il ne se plaint jamais. S’il est quelquefois un peu maussade – avec les autres, jamais avec moi, – c’est parce qu’on ne sait pas le prendre. Nicole le taquine, l’asticote, inutilement. Jenny aussi est maladroite : elle le blesse par ses silences, ses raideurs… Elle est bonne, Jenny, très bonne : mais elle ne sait pas le montrer : elle n’a jamais le mot, le geste, qui font plaisir… »

Antoine ne protestait plus. Mais il gardait un air si stupéfait que Gise se mit à rire :

– « Je crois que tu ne connais pas bien la nature de Daniel. Il a toujours dû être un peu trop gâté… Et affreusement paresseux ! »

Le repas était achevé depuis longtemps. Elle consulta sa montre, et se leva vivement :

– « Je vais débarrasser la table, et puis il faudra que je parte. »

Elle se tenait debout, devant lui, et le considérait tendrement. Elle était désespérée de le laisser seul, malade, dans cette maison déshabitée. Elle hésitait à dire quelque chose. Un sourire engageant et timide passa dans son regard et vint jusqu’à ses lèvres :

– « Si je revenais te prendre, à la fin de la journée ? Et si tu passais la soirée avec nous, à Maisons, au lieu de rester ici, tout seul ? »

Il secoua la tête :

– « Pas ce soir, en tout cas. Aujourd’hui, j’ai à voir Rumelles. Demain, j’ai à voir Philip. Et puis des rangements à faire en bas, des dossiers à chercher… ».

Il réfléchissait. Il suffisait qu’il fût de retour au Mousquier vendredi soir. Rien ne l’empêchait donc d’aller passer deux jours à Maisons-Laffitte.

– « Mais, où logerai-je là-bas ? »

Avant de répondre, elle se pencha, très vite, et l’embrassa joyeusement.

– « Où ? Au chalet, bien sûr ! Il reste deux chambres inoccupées. »

Il avait gardé à la main la photo de Jean-Paul, et, de temps à autre, il y jetait un regard.

– « Eh bien, je vais faire le nécessaire, pour la prolongation… Et, demain, à la fin de la journée… » Il souleva la photo entre ses doigts : « Tu me la donnes ? »

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