VII

Clotilde avait frappé. Le plateau en équilibre sur une main, elle attendit quelques secondes, puis frappa de nouveau. Pas de réponse. Dépitée à la pensée qu’Antoine était sorti sans avoir déjeuné, elle ouvrit la porte.

L’obscurité régnait dans la chambre. Antoine était encore au lit. Il avait entendu ; mais, le matin, avant son inhalation, il était si aphone qu’il renonçait d’avance à tout effort pour émettre un son. C’est ce qu’il essaya de faire comprendre, par gestes, à Clotilde.

Bien qu’il eût accompagné sa mimique d’un sourire rassurant, la brave femme restait sur le seuil, les sourcils levés de surprise et de saisissement : en voyant Antoine incapable d’articuler un mot – alors que, la veille au soir, à son arrivée, il était venu causer avec elle dans la cuisine – l’idée qu’il avait eu une attaque et qu’il était à demi paralysé lui avait subitement traversé l’esprit. Antoine devina vaguement sa pensée, lui sourit davantage, lui fit signe d’apporter le plateau jusqu’au lit, et prenant le crayon et le bloc posés sur la table de chevet, il griffonna :

Excellente nuit. Le matin, suis toujours sans voix.

Elle déchiffra lentement le papier, considéra un instant Antoine avec stupéfaction, puis déclara, sans ambages :

– « Ça ne fait rien, on ne s’attendait pas à retrouver Monsieur dans cet état… Ils vous ont proprement arrangé ! »

Elle alla pousser les persiennes. Le soleil matinal envahit la pièce. Le ciel était bleu, et, par-delà l’encadrement de la vigne vierge qui pendait au balcon de bois, les sapins tout proches, et, plus loin, les cimes déjà verdoyantes et la forêt de Saint-Germain, frémissaient sous un souffle léger.

– « Monsieur va-t-il seulement pouvoir manger ? » fit-elle, en revenant près du lit. Elle emplit la tasse de lait chaud ; et, tandis qu’Antoine y émiettait un peu de pain, elle recula d’un pas, attentive, les mains dans les poches de son tablier. Il avalait si difficilement, qu’elle ne se retint pas de répéter :

– « On ne s’y attendait pas, non, pour sûr ! On savait bien que Monsieur était gazé. Mais on se disait : “Les gaz, c’est tout de même moins pire qu’une blessure…” Faut croire que non !… C’est vrai qu’aux maladies, j’y connais rien. Quand Monsieur nous a écrit, à ma sœur et à moi, de venir avec Mlle Gise chez Mme Fontanin, Adrienne, elle, tout de suite, elle a dit : “Je veux soigner des blessés.” Mais moi, j’ai dit : “Tout ce qu’on voudra, cuisine, ménage, j’ai jamais boudé le travail. Seulement, pour ce qui est des blessés, non, c’est pas mon goût.” Ça fait que ces dames ont pris Adrienne à l’hôpital, et que je suis restée au chalet. Je ne me plains pas, quoiqu’il n’y ait guère le temps de musarder, Monsieur se rend compte : pour faire proprement tout ce qu’il y a à faire ici, une femme seule, il lui faudrait des jours de vingt-cinq heures. Mais, moi, ça me plaît mieux que de tripoter dans les plaies. »

Antoine l’écoutait en souriant. (À défaut de Gise, être soigné par cette fille dévouée n’eût pas été désagréable… Dommage qu’elle eût si peu la vocation de garde-malade…)

Pour marquer qu’il savait apprécier à sa valeur le fardeau de cette tâche quotidienne, il pinça les lèvres avec considération, et secoua plusieurs fois la tête.

– « Oh », reprit-elle aussitôt, prise de scrupule, « à bien regarder, ça fait moins de tracas qu’on ne croit. Ces dames sont quasiment toujours parties à l’hôpital. Je ne les ai guère que pour le dîner. Au midi, j’ai seulement M. Daniel et Mme Jenny, avec le petiot. »

Plus familière qu’autrefois, comme si les années de guerre avaient aboli d’anciennes distances, elle assourdissait Antoine de son bavardage, s’exprimant en toute liberté sur chacun : « … Mlle Gise, toujours si serviable avec nous… » « … Mme Fontanin, pas fière dans le fond, mais si intimidante qu’on ne sait jamais comment lui causer… » « … Mme Nicole, qui a si peu d’ordre, – et qui sait bien se faire servir, elle ! » « … Mme Jenny, pas très parlante, mais forte au travail, et qui comprend les choses… » Et toujours elle revenait au « petiot », sur un ton d’admiration et de tendresse : « Un petiot qui promet ! Et qui saura commander, comme feu Monsieur !… » (« C’est vrai qu’il est le petit-fils de Père », se dit Antoine.) « Il ferait déjà tourner tout son monde en bourriques, si on le laissait faire… Monsieur n’imagine pas ce que c’est : un vif-argent, un touche-à-tout ! Ça n’écoute rien ni personne… Encore heureux que M. Daniel soit toujours là pour le garder : moi, avec mon ouvrage, ça ne serait pas possible. Faut jamais le perdre de vue… M. Daniel, lui, ça l’occupe : toute la journée, là, tout seul, à ne rien faire que de mâcher son élastique, le temps lui durerait, sans ça… » Elle branla un instant la tête, d’un air plein de sous-entendus : « On ne m’ôtera pas de l’idée que, par le temps qui court, il y en a d’aucuns qui ne sont pas fâchés de pouvoir boiter… »

Antoine prit son bloc, et écrivit : Léon ?

– « Ah, le pauvre Léon… » Elle n’avait guère de nouvelles à lui donner du domestique. (Il avait été fait prisonnier, près de Charleroi, après quatorze heures de campagne, le lendemain même du jour où il était arrivé sur le front ; et Antoine, dès qu’il avait connu le numéro du camp, avait chargé Clotilde d’expédier, chaque mois, un colis de provisions. Léon remerciait, régulièrement, par trois mots sur une carte. Il ne donnait aucun détail sur sa vie.) « Monsieur sait qu’il nous a demandé une flûte ? Mlle Gise en a acheté une, à Paris. »

Antoine avait depuis longtemps achevé de boire son lait.

– « Faut que je redescende aider Mme Jenny », dit Clotilde, en le débarrassant du plateau. « Mardi, c’est son blanchissage, et la lessiveuse est lourde à manier : ça salit, un petiot !… »

Elle avait déjà gagné la porte, lorsqu’elle se retourna pour jeter sur Antoine un dernier regard. Son visage plat prit soudain un air songeur :

– « Monsieur Antoine, on en aura vu, quand même, en ces années, dites ? On en aura vu de toutes !… Je le dis souvent avec Adrienne : “Si défunt Monsieur revenait ! S’il pouvait voir tout ce qui s’est passé, depuis qu’il n’est plus là !” »

 

Resté seul, Antoine commença flâneusement sa toilette. Rien ne le pressait. Il avait l’intention de faire, avec application, son traitement.

« Si défunt Monsieur revenait… » La phrase de Clotilde lui avait remis en mémoire son rêve de la veille. « Quelle emprise Père exerce encore sur nous tous ! » songea-t-il.

 

Il était onze heures passées, lorsqu’il rouvrit la fenêtre – qu’il avait fermée pour faire, sans être entendu, ses vocalises respiratoires.

Une voix d’homme s’éleva dans le jardin : « Jean-Paul ! Descends de là ! Viens près de moi ! » Et, comme un écho éloigné, une voix de femme, calme et fraîche : « Jean-Paul ! Veux-tu obéir à l’oncle Dane ! »

Il s’avança sur le balcon. Sans écarter le rideau de vigne vierge, il glissa un regard dehors. Au-dessous de lui s’étendait l’étroite terrasse dominant le saut-de-loup qui séparait le jardin de la forêt. À l’ombre des deux platanes (où Mme de Fontanin se tenait toujours autrefois), Daniel était allongé sur une chaise d’osier, un livre sur les genoux. À quelques pas, un bambin en tricot bleu pâle cherchait à grimper sur le parapet de la terrasse à l’aide d’un petit seau, renversé à dessein au pied du mur. De l’autre côté du terre-plein, dans l’ancienne maison du jardinier, dont la porte ensoleillée était grande ouverte, Jenny, les bras nus, à demi agenouillée devant un baquet, savonnait du linge.

– « Viens, Jean-Paul ! » répéta Daniel.

Un rayon de soleil fit flamber, une seconde, la tignasse rousse. L’enfant s’était décidé à se retourner. Mais, pour ne pas paraître céder, il s’assit gravement par terre, prit sa pelle, et remplit le seau de sable.

Lorsque Antoine, quelques instants plus tard, descendit le perron, Jean-Paul était toujours à la même place.

– « Viens dire bonjour à l’oncle Antoine », fit Daniel.

Le gamin, accroupi au pied du parapet, s’affairait à manier sa pelle, sans paraître avoir entendu. Il vit Antoine approcher, lâcha sa pelle et baissa davantage la tête. Saisi à bras le corps, soulevé, il gigota une seconde ; puis, acceptant le jeu, il éclata d’un rire clair. Antoine lui planta un baiser sur les cheveux, et lui demanda à l’oreille :

– « Tu le trouves méchant, l’oncle Antoine ? »

– « Oui », cria l’enfant.

L’effort avait essoufflé Antoine. Il reposa le petit à terre, et revint auprès de Daniel. Il était à peine assis, que Jean-Paul revint à lui, en courant, escalada ses genoux, et, se blottissant contre la tunique, feignit de dormir.

Daniel n’avait pas bougé de sa chaise longue. Il était sans cravate, vêtu d’un vieux pantalon sombre et d’une ancienne veste de tennis en flanelle à raies. Sa jambe artificielle était chaussée d’une bottine noire ; l’autre pied était nu dans une pantoufle. Il avait engraissé : il gardait une noble régularité de traits, mais dans un masque empâté. Avec ses cheveux trop longs, ce menton bleu, il faisait songer, ce matin, à quelque tragédien de province qui se néglige à la ville, mais qui, le soir, à la rampe, fait encore de l’effet en empereur romain.

Antoine qui, depuis son lever, s’occupait de ses bronches et de son larynx, remarqua, sans d’ailleurs y attacher autrement d’importance, que le jeune homme, après s’être laissé serrer la main, n’avait même pas pensé à le questionner sur sa santé. (La veille au soir, à vrai dire, ils avaient eu l’occasion de s’entretenir l’un l’autre de leur état, et de se confier leurs misères.) Par contenance, il se pencha, avec un geste interrogatif, vers l’in-quarto relié que Daniel venait de fermer et de poser sur le gravier.

– « Ça ? » fit Daniel. « Le Tour du Monde… Un vieux périodique de voyages… L’Année 1877. » Il avait repris le volume et le feuilletait d’un doigt nonchalant : « C’est plein de gravures… Nous avons toute la collection là-haut. »

Antoine, distraitement, caressait les cheveux du petit qui semblait perdu dans une profonde songerie, la tête appuyée à la poitrine de son oncle, et les yeux largement ouverts.

– « Quoi de neuf, ce matin ? Vous avez eu les journaux ? »

– « Non », fit Daniel.

– « Le Conseil interallié semblait décidé, ces jours-ci, à étendre au front italien les pouvoirs de Foch. »

– « Ah ? »

– « Ce doit être officiel maintenant. »

Comme si tout à coup il avait découvert qu’il s’ennuyait, Jean-Paul se laissa glisser à terre.

– « Où vas-tu ? » dirent, en même temps, l’oncle Dane et l’oncle Antoine.

– « Avec maman. »

Le gamin, sautant deux fois sur chaque pied, s’élança gaiement vers la maison du jardinier. Les deux hommes échangèrent un coup d’œil amusé.

Daniel avait sorti de sa poche un paquet de chewing-gum. Il le présenta à Antoine.

– « Non, merci. »

– « Ça occupe », expliqua Daniel. « Je ne fume plus. » Il choisit une tablette, l’introduisit tout entière dans sa bouche, et commença à mastiquer.

Antoine le regardait faire en souriant :

– « Vous me rappelez un souvenir de guerre… À Villers-Bretonneux… Nous avons eu à installer notre ambulance dans une ferme qui avait été occupée longtemps par des formations sanitaires américaines. Nos infirmiers ont perdu toute une journée à détacher à coups de marteaux les dépôts de chiques que ces dégoûtants avaient collées partout, aux plinthes, aux portes, sous les tables, sous les bancs… Ça devient dur comme du ciment, cette saleté-là !… Pour peu que l’occupation anglo-saxonne dure encore quelques années, tous les mobiliers de l’Artois et de la Picardie auront perdu leur silhouette primitive, pour devenir d’informes agglomérats de chewing-gum… » Une légère quinte l’interrompit quelques secondes. « … À la façon… dont certains rochers du Pacifique… sont devenus des montagnes de guano ! »

Daniel sourit ; et Antoine, qui avait toujours été, comme Jacques, très sensible au charme de ce sourire, éprouva un sentiment de plaisir à constater que ce sourire n’avait rien perdu de sa séduction, et que, malgré l’empâtement des traits, la lèvre supérieure se retroussait toujours de même, vers la gauche, de biais, avec une spirituelle lenteur, tandis qu’une lueur malicieuse s’allumait insensiblement entre les paupières plissées.

Il n’en finissait pas de tousser. Il eut un geste d’impatience et de découragement :

– « Vous voyez… quel vieux… catarrheux… je suis devenu… », articula-t-il, avec effort. Puis, après avoir repris son souffle : « Ils nous ont proprement arrangés, comme dit Clotilde. Et encore : nous sommes, sans doute, parmi les privilégiés !… »

– « Vous, peut-être », dit Daniel, vite et bas.

Il y eut une minute de silence. Ce fut, cette fois, Daniel qui le rompit :

– « Vous me demandiez si j’avais lu les journaux ? Non. Le moins possible. Je ne pense que trop à tout ça ! Je ne peux plus penser à rien d’autre… La lecture du communiqué, quand on sait, comme nous, ce que les mots veulent dire : Légère activité sur le front de… Ou bien : Coup de main heureux à… Non ! » Il renversa la tête sur le dossier de sa chaise longue, et ferma les yeux, tout en continuant à mi-voix : « Il faut avoir attaqué et attaqué comme fantassin, pour comprendre… Tant que j’étais cavalier, je ne savais pas ce qu’était la guerre… J’avais pourtant chargé, oui, trois fois… Et, ça non plus, une charge, ça ne peut pas se raconter… Mais ce n’est rien, à côté d’un assaut d’infanterie, d’une “sortie”, à l’heure H, avec la baïonnette… ».

Il frissonna, rouvrit les yeux, et regarda fixement devant lui, en mâchant rageusement sa gomme, avant de poursuivre :

– « Au fond, combien sommes-nous, à l’arrière, qui savons ce que c’est ? Ceux qui en sont revenus, combien sont-ils ?… Et ceux-là, pourquoi en parleraient-ils ? Ils ne peuvent, ils ne veulent rien dire. Ils savent qu’on ne pourrait pas les comprendre. »

Il se tut, et les deux hommes restèrent plusieurs minutes sans échanger un mot, sans même se regarder. Puis, Antoine, à son tour, commença, d’une voix hésitante, entrecoupée de toux :

– « Il y a des moments où je me dis que c’est la dernière ; que, après celle-là, non, il n’est pas possible de penser qu’il puisse y en avoir d’autres !… Des moments, où j’en suis sûr… Mais, à d’autres moments, je doute… Je ne sais plus… »

Daniel mastiquait en silence, les regards perdus. Que pensait-il ?

Antoine s’était tu. Il avait vraiment trop de peine à parler plusieurs minutes de suite. Mais il continuait à réfléchir aux mêmes choses, pour la centième, pour la millième fois. « On est épouvanté », se disait-il, « quand on mesure froidement tout ce qui s’oppose à la pacification entre les hommes… Combien de siècles encore avant que l’évolution morale – s’il y a une évolution morale ? – ait enfin purgé l’humanité de son intolérance instinctive, de son respect inné de la force brutale, de ce plaisir fanatique qu’éprouve l’animal humain à triompher par la violence, à imposer, par la violence, ses façons de sentir, de vivre, à ceux, plus faibles, qui ne sentent pas, qui ne vivent pas, comme lui ?… Et puis, il y a la politique, les gouvernements… Pour l’autorité qui déclenche la guerre, pour les hommes au pouvoir qui la décident et la font faire aux autres, ce sera toujours, aux heures de faillite, une solution si tentante, si facile… Peut-on espérer que jamais plus les gouvernements n’y auront recours ?… Il faudrait alors que ce leur soit devenu impossible : il faudrait que le pacifisme ait de telles racines dans l’opinion, ait pris une telle extension, qu’il oppose un infranchissable obstacle à la politique belliqueuse des États. C’est chimère que d’espérer ça… Et puis, le triomphe du pacifisme serait-il seulement une sérieuse garantie de paix ? Même si, un jour, dans nos pays, les partis pacifistes tenaient le pouvoir, qui nous dit qu’ils ne céderaient pas à la tentation de faire la guerre pour le plaisir d’imposer, par la violence, l’idéologie pacifiste au reste du monde ?… »

 

– « Jean-Paul ! », lança gaiement Clotilde, à la cantonade.

Elle s’avançait vers eux, portant, sur un plateau, une écuelle de porridge, des pruneaux cuits, une timbale de lait, qu’elle déposa sur la table du jardin.

– « Jean-Paul ! » appela Daniel.

Le bambin traversa la terrasse, courant dans le soleil de toute la vitesse de ses jambes. Le bleu de son tricot, déteint par les lavages, avait exactement la nuance de ses yeux. Sa ressemblance avec Jacques enfant frappa de nouveau Antoine, tandis que Jean-Paul, enlevé par la robuste Clotilde, se laissait installer sur une chaise. « Le même front », songeait-il. « Le même épi dans les cheveux… Le même teint brouillé, le même semis de taches de son autour du petit nez froncé… » Il lui sourit ; mais l’enfant, croyant qu’il se moquait, détourna la tête, et, crispant ses sourcils, lui jeta un coup d’œil furtif et rancunier. Ses yeux, semblables à ceux de Jacques, étaient d’une expression insaisissable, trop changeante : tantôt rieurs et câlins, tantôt inquiets, tantôt, comme en ce moment, sauvages et durs, du ton de l’acier. Mais, sous ces expressions diverses, le regard demeurait extraordinairement aigu, observateur.

Jenny, à son tour, traversa le terre-plein ensoleillé. Elle avait les manches retroussées, les mains gonflées par l’eau ; son tablier était trempé. Elle eut un bref et affectueux sourire pour Antoine :

– « Comment s’est passée la nuit ?… Non, j’ai les doigts mouillés… Avez-vous dormi ? »

– « Plutôt mieux que de coutume, merci. »

Devant cette jeune mère, au buste épanoui, et qui accomplissait avec simplicité ces besognes de femme de ménage, Antoine se souvint brusquement de la jeune fille réservée, distante, raidie dans son tailleur de drap sombre, et les mains gantées – que Jacques avait amenée rue de l’Université, le jour de la mobilisation.

Elle se tourna vers Daniel :

– « Tu serais gentil de lui faire manger son porridge. Je n’ai pas encore étendu mon linge. » Elle s’approcha de son fils, lui noua une serviette au cou, et caressa la petite nuque d’oiseau : « Jean-Paul va manger sagement sa bouillie avec l’oncle Dane… Je vais revenir », ajouta-t-elle en s’éloignant.

– « Oui, maman. » (Il prononçait : ma-man, en détachant les syllabes, comme faisaient aussi Jenny et Daniel.)

Celui-ci avait quitté sa chaise longue pour venir s’asseoir à côté de l’enfant. Il n’avait pas cessé de suivre sa pensée, car, dès que sa sœur se fut éloignée, il dit, comme si rien ne l’avait interrompu :

– « Et autre chose encore dont on ne peut pas parler, une chose dont personne, à l’arrière, ne pourra jamais se faire une idée : cette espèce de miracle qui se produisait toujours, dès qu’on entrait dans la zone de feu : d’abord, cette sensation d’affranchissement suprême que donnaient la soumission absolue aux hasards, l’interdiction de choisir, l’abdication de toute volonté individuelle ; et puis », ajouta-t-il, d’une voix qui trahissait son émotion, « la camaraderie, la fraternité qu’il y avait là-bas, entre tous, dans la menace du danger… C’était si vrai, qu’il nous suffisait de passer “en soutien”, de faire quatre kilomètres vers l’arrière, pour redevenir des hommes… »

Antoine acquiesça en silence. De la guerre, il avait surtout des souvenirs de boue et de sang. Mais il comprenait ce que Daniel voulait dire. Il avait connu ce « miracle », cette communauté mystique des troupes au feu, cette épuration de l’individu, cette formation soudaine d’une âme collective et fraternelle, sous le poids d’une même fatalité.

Jean-Paul, intimidé par la présence d’Antoine, se laissait donner la becquée par Daniel, dont l’adresse à enfourner, tout en causant, la cuiller pleine dans la bouche ouverte de l’enfant, témoignait qu’il n’en était pas à ses débuts dans ce rôle de père nourricier.

« Ce qui se passe là, devant moi », se dit tout à coup Antoine, « aurait été jadis absolument imprévisible… Daniel, infirme, mal tenu, métamorphosé en bonne d’enfant !… Et ce petit, qui est le fils de Jenny et de Jacques !… Pourtant, cela est. Et c’est à peine si je m’étonne… Tant la réalité a d’évidence… Tant cette évidence s’impose !… Dès que les choses sont arrivées, nous ne pensons même plus qu’elles auraient pu ne pas être… Ou qu’elles auraient pu être toutes différentes… » Il pataugea une demi-minute dans ces pensées confuses : « Si Goiran m’entendait, je n’y couperais pas d’un discours en quatre points sur le libre arbitre… », observa-t-il.

– « Allons, fais donc attention », gronda l’oncle Dane. Le gavage devenait plus laborieux depuis que le porridge avait cédé la place aux pruneaux. Le gamin, distrait, suivait des yeux le va-et-vient de sa mère, qui, de l’autre côté de la terrasse, suspendait sa lessive au grillage du poulailler ; et Daniel restait souvent, un bon moment, la cuiller levée, attendant que Jean-Paul consentît à ouvrir le bec. Mais il ne s’impatientait pas.

Lorsque Jenny eut terminé sa besogne, elle se hâta de venir relayer son frère. Antoine la regarda traverser de nouveau l’espace ensoleillé ; elle avait quitté son tablier, et baissait ses manches en marchant. Elle voulut délivrer Daniel. Mais il protesta :

– « Laisse. Nous avons fini. ».

– « Et notre lait ? » fit-elle, d’une voix gaie. « Vite ! Qu’est-ce que va dire l’oncle Antoine si Jean-Paul n’a pas bu son lait ? »

L’enfant qui, le coude dressé, repoussait déjà la timbale, s’arrêta pour fixer sur l’oncle Antoine un regard volontaire, chargé de défi. Il s’attendait à quelque menace. Déconcerté par le sourire complice et le clignement d’œil qu’Antoine lui décochait, il hésita une seconde ; puis, une gaieté malicieuse éclaira sa frimousse ; et, sans quitter Antoine des yeux, comme pour le prendre à témoin de sa docilité, il vida sa timbale sans reprendre souffle.

– « Maintenant, Jean-Paul va venir faire un bon somme, pour que maman puisse déjeuner tranquille avec l’oncle Antoine et l’oncle Dane », reprit Jenny, en dénouant la serviette, et en aidant le petit à descendre de sa chaise.

 

Les deux hommes restèrent seuls.

Daniel fit quelques pas sur place, arracha au tronc du platane une lamelle d’écorce qu’il considéra distraitement avant de la briser entre ses doigts. Puis, il tira de sa poche une nouvelle tablette de gomme, et se remit à mastiquer. Enfin, il revint à sa chaise longue, et s’y allongea.

Antoine se taisait. Il songeait à Daniel, à la guerre, à l’attaque ; il songeait à cette confrérie mystique de la première ligne. Le petit Lubin, au Mousquier, – ce petit Lubin, qui, si souvent, lui rappelait son ancien collaborateur, le jeune Manuel Roy, – n’avait-il pas, un jour, à table, soutenu, avec un frémissement de la voix et de la nostalgie dans le regard, qu’« on peut dire ce qu’on voudra, la guerre a aussi sa beauté » ? Parbleu : c’était un gamin de vingt ans qui avait brusquement passé des bancs de la Sorbonne à la caserne, d’une équipe de football aux tranchées ; qui était arrivé au front sans avoir rien « commencé » dans le civil, sans rien laisser derrière lui. Il s’était enivré gaillardement de ce sport périlleux. « La beauté de la guerre », se disait Antoine. « Est-ce que ça compte, auprès de toutes les horreurs que j’ai vues ? »

Brusquement, un souvenir lui revint. Une nuit – au début de septembre 14, au cours de cette longue bataille qu’Antoine, en lui-même, continuait à appeler « les attaques de Provins », et qui était pour tous la bataille de la Marne, – il avait eu à déménager en vitesse son poste de secours, sous un violent bombardement. Après avoir réussi à évacuer les blessés, il était parvenu, en rampant dans un fossé, suivi de ses infirmiers, à s’éloigner des points de chute et à atteindre une masure décapitée, dont les murs épais et la cave voûtée pouvaient offrir un refuge provisoire. À ce moment, les canons ennemis avaient allongé leur tir. Les obus se rapprochaient. Il avait aussitôt fait descendre tous ses hommes dans la cave, et refermé lui-même la trappe sur eux. Puis il était resté seul, une vingtaine de minutes, au rez-de-chaussée de la maison, accoté à la porte d’entrée, guettant la fin de la rafale. Et c’est alors que la chose s’était produite. Un éclatement brutal, à trente ou quarante mètres, l’avait fait reculer précipitamment au fond de la salle, sous un nuage de plâtras : et là, il s’était heurté à ses hommes, debout, alignés dans l’obscurité. Comment étaient-ils là ? Voyant que le major dédaignait de se « planquer » avec eux, ils avaient, un à un, soulevé la trappe, et, sans se donner le mot, ils étaient venus se ranger silencieusement derrière leur chef.

« C’était pourtant un assez sale moment », songea Antoine. « Mais cette preuve de solidarité, de fidélité, m’a procuré une minute de joie que je n’oublierai jamais… Cette nuit-là, si quelque Lubin m’avait dit : “La guerre a aussi sa beauté”, peut-être que j’aurais dit : oui… »

Aussitôt il se ressaisit :

– « Non ! »

Daniel, surpris, tourna la tête. Antoine, sans s’en apercevoir, avait parlé à mi-voix.

Il sourit légèrement :

– « Je veux dire… », commença-t-il.

Il souriait, comme pour s’excuser. Il renonça à s’expliquer, et se tut.

Au premier étage, on entendait pleurer Jean-Paul, qui refusait de se laisser mettre au lit.

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