VIII

Jenny avait couché l’enfant dans son petit lit, et, comme chaque matin, en attendant qu’il fût endormi, elle s’habillait pour pouvoir, aussitôt après le déjeuner, aller prendre son service à la lingerie de l’hôpital. Lorsqu’elle passait devant l’une des fenêtres, elle apercevait à travers le tulle les deux hommes qui devisaient sous les platanes. La voix sans timbre d’Antoine ne parvenait pas jusqu’à elle ; celle de Daniel, lasse, avec de brusques éclats, montait par instants, sans toutefois que Jenny pût distinguer les paroles.

Elle se rappelait, avec un serrement de cœur, les deux jeunes hommes qu’ils avaient été, robustes, insouciants, gonflés l’un et l’autre de projets ambitieux. La guerre en avait fait ce qu’ils étaient aujourd’hui… Du moins ils étaient là, eux ! Ils continuaient à vivre ! Leur état s’améliorerait ; Antoine retrouverait sa voix ; Daniel s’accoutumerait à sa boiterie ; bientôt ils reprendraient leurs existences !… Jacques, non ! Lui aussi, par ce clair matin de mai, il aurait pu être vivant, quelque part… Elle aurait tout quitté pour le rejoindre… Ils seraient deux pour élever leur fils… Mais tout était à jamais fini !

La voix de Daniel s’était tue. Jenny s’approcha de la croisée et vit qu’Antoine se dirigeait vers la maison. Elle cherchait, depuis la veille, une occasion de le voir seul. Elle s’assura d’un coup d’œil que Jean-Paul ne s’agitait plus, acheva d’agrafer sa jupe, mit rapidement un peu d’ordre dans sa chambre, et ouvrit la porte sur le palier.

 

Antoine gravissait lentement l’escalier, la main agrippée à la rampe. Lorsqu’il leva la tête et l’aperçut, elle sourit, posa un doigt sur ses lèvres, et vint au-devant de lui :

– « Venez le voir dormir. »

Trop essoufflé pour répondre, il la suivit sur la pointe des pieds.

La chambre, tapissée d’une toile de Jouy à dessins bleus, était très grande ; plus longue que large. Le fond était occupé par deux lits pareils, entre lesquels était placé celui de l’enfant. « Ce doit être l’ancienne chambre des parents Fontanin », se dit Antoine, cherchant à s’expliquer ces lits jumeaux, qui, chose curieuse, semblaient être utilisés l’un et l’autre, car chacun d’eux était flanqué d’une table de chevet garnie d’objets familiers. Au-dessus des lits, au centre du panneau, attirant le regard comme une présence, était accroché un portrait de Jacques, grandeur nature : une peinture à l’huile, de facture moderne, et qu’Antoine voyait pour la première fois.

Jean-Paul sommeillait, recroquevillé, une épaule enfouie sous le traversin, les cheveux emmêlés, les lèvres entrouvertes et humides ; le bras libre était allongé sur la couverture, mais sans abandon : le petit poing était serré, comme pour un pugilat.

Antoine désigna le portrait, avec une mimique interrogative.

– « Une toile que j’ai rapportée de Suisse », souffla Jenny. Elle contempla à son tour la peinture, puis l’enfant : « Ce qu’ils se ressemblent ! »

– « Et si vous aviez connu Jacques à cet âge-là ! »

« Mais », songeait-il, « ça n’implique en rien qu’ils se ressembleront moralement… Les innombrables éléments étrangers à Jacques que ce gosse porte en lui ! » Il acheva sa pensée à mi-voix :

– « Étrange, n’est-ce pas ? cette multitude d’ancêtres, proches et lointains, directs et indirects, qui ont collaboré à cette petite existence ! Quels sont ceux dont l’influence prédominera ? Mystère… Chaque naissance est un miracle inédit ; chaque être est un ensemble d’éléments anciens, mais un assemblage entièrement neuf… »

L’enfant, sans s’éveiller, sans desserrer le poing, replia brusquement le bras devant son visage, comme pour se dérober à l’examen. Antoine et Jenny sourirent en même temps.

« Étrange aussi », se dit-il, tandis que tous deux, en silence, reculaient à l’autre bout de la pièce, « étrange que, sur toutes les possibilités d’êtres différents que Jacques portait en lui, celui-là seul – ce composé-là, Jean-Paul, et aucun autre – ait trouvé sa forme, ait éclos à la vie… »

– « De quoi ce pauvre Daniel vous parlait-il avec tant d’animation ? » demanda-t-elle, en retenant un peu sa voix.

– « De la guerre… Quoi qu’on fasse, c’est toujours par cette obsession-là qu’on est repris. »

Les traits de Jenny se durcirent :

– « Avec lui, c’est un sujet que je n’aborde jamais plus. »

– « Non ? »

– « Il émet trop souvent des opinions qui me font honte pour lui… Des choses qu’il trouve dans ses journaux nationalistes… Des choses que Jacques n’aurait jamais supporté qu’il dise devant lui ! »

« Et elle, quels journaux lit-elle donc ? » se demanda Antoine. « L’Humanité, en souvenir de Jacques ? »

Elle se rapprocha brusquement :

– « Le soir de la mobilisation (je vois encore l’endroit : devant la Chambre, près d’une guérite de factionnaire) Jacques m’a dit, en me saisissant le bras : “Voyez-vous, Jenny ; à partir d’aujourd’hui, il faudra classer les gens d’après leur acceptation ou leur refus de l’idée de guerre !” »

Elle demeura un instant immobile ; les paroles de Jacques résonnaient encore en elle. Puis elle eut un soupir étouffé, tourna sur elle-même, et vint s’asseoir devant un secrétaire d’acajou, dont le battant était ouvert. D’un geste, elle invita Antoine à prendre un siège.

Il restait debout, examinant le portrait. Jacques y était peint de trois quarts, assis, la tête hardiment levée, une main crispée sur la cuisse. Il y avait un peu de défi dans cette pose. Mais elle était naturelle, et Jacques aimait à s’asseoir ainsi. La mèche roux sombre barrait durement le front. (« Plus tard, les cheveux du petit fonceront aussi », se dit Antoine.) Le regard encaissé, la grande bouche au pli amer, la mâchoire tendue, donnaient au visage une expression tourmentée, presque farouche. Le fond était inachevé.

– « Ça date de juin 14 », expliqua Jenny : « C’est l’œuvre d’un Anglais, un nommé Paterson, – qui se bat maintenant dans les rangs bolchevistes, paraît-il… Vanheede avait recueilli ce portrait chez lui, et me l’a donné, à Genève. Vous savez, le petit Vanheede, l’albinos, l’ami de Jacques… J’ai dû vous en parler, dans mes lettres. »

De souvenir en souvenir, elle se mit à raconter tout son séjour en Suisse. (Elle était visiblement heureuse de s’entretenir avec Antoine, de ces choses qu’elle taisait à tous.) Vanheede l’avait conduite à l’Hôtel du Globe, lui avait montré la chambre de Jacques (« une mansarde, sur un palier, sans fenêtre… »), l’avait emmenée au Café Landolt, au Local, l’avait présentée aux survivants des réunions de la Parlote… C’est parmi eux qu’elle avait retrouvé Stefany, l’ancien collaborateur de Jaurès à l’Humanité (que Jacques lui avait fait connaître à Paris). Stefany avait réussi à gagner la Suisse, où il avait créé un journal : Leur Grande Guerre. Il était un des plus actifs de ce groupe de purs socialistes internationaux… « Vanheede m’a aussi accompagnée à Bâle », dit-elle, les yeux songeurs.

Elle se pencha vers son secrétaire, ouvrit un tiroir fermé à clef, et, avec précaution, comme d’un reliquaire, elle en tira un paquet de feuilles manuscrites. Avant de les donner à Antoine, elle les garda quelques secondes dans ses mains.

Antoine, intrigué, avait pris les papiers, et les feuilletait. Cette écriture…

Vous voilà aujourd’hui face à face, avec des balles dans vos fusils, stupidement prêts à vous entretuer…

Tout à coup, il comprit. Il tenait là, entre ses doigts, les dernières pages griffonnées par Jacques à la veille de sa mort. Les feuillets étaient froissés, surchargés de ratures, tachés d’encre d’imprimerie. L’écriture était bien celle de Jacques, mais méconnaissable, déformée par la hâte et la fièvre, tantôt violente et appuyée, tantôt tremblée comme celle d’un enfant :

L’État français, l’État allemand, ont-ils donc le droit de vous arracher à votre famille, à votre travail, et de disposer de votre peau, contre vos intérêts personnels les plus évidents, contre votre volonté, contre vos convictions, contre les plus humains, les plus légitimes, de vos instincts ? Qu’est-ce qui leur a donné, sur vous, ce monstrueux pouvoir de vie et de mort ? Votre ignorance ! Votre passivité !…

Antoine leva les yeux.

– « Le brouillon du manifeste », murmura Jenny, d’une voix altérée. « Plattner me l’a remis à Bâle… Plattner, le libraire qui s’était chargé de l’impression… Ils avaient gardé le manuscrit, ils m’ont… »

– « Ils ? »

– « Plattner et un jeune Allemand, Kappel, qui avait connu Jacques… Un médecin… Qui m’a été d’un précieux secours pour l’accouchement… Ils m’ont fait visiter le taudis où Jacques avait logé, où il avait écrit ça… Ils m’ont menée sur le plateau d’où il est parti en avion… » Elle revivait, en le racontant, son séjour dans la ville frontière, remplie de soldats, d’étranger, d’espions… Elle revoyait ces bords du Rhin qu’elle essayait de décrire à Antoine, les ponts gardés militairement, la vieille maison de Mme Stumpf, la soupente habitée par Jacques, l’étroite lucarne qui s’ouvrait sur un paysage charbonneux de docks… Le trajet qu’elle avait fait jusqu’au plateau, avec Vanheede, Plattner et Kappel, dans la carriole branlante d’Andrejew, la même qui avait conduit Jacques au rendez-vous de Meynestrel… Elle entendait encore la voix gutturale de Plattner, expliquer : « Ici, nous avons grimpé le talus… Il faisait nuit… Ici, nous nous sommes couchés, en attendant le petit jour… Ici, dans l’échancrure de la crête, l’avion est apparu… Il s’est posé là-bas… Thibault est monté… »

– « Qu’a-t-il fait, à quoi songeait-il, pendant cette attente sur le plateau ? », soupira-t-elle. « Ils disent qu’il s’est éloigné d’eux… Qu’il a été s’étendre à l’écart, tout seul… Il a dû pressentir sa mort. Quelles ont été ses dernières pensées ? Je ne le saurai jamais. »

Antoine, les regards attirés vers le portrait, réfléchissait, lui aussi, en écoutant la jeune femme, à cette veillée sur le plateau, à cette arrivée de l’avion fatal – à cet absurde sacrifice ! Il songeait à l’inutilité tragique de cet héroïsme, et de tant d’autres… À l’inutilité de presque tous les héroïsmes. Vingt souvenirs de guerre lui revenaient à l’esprit, sublimes et vains ! « Presque toujours », pensait-il, « c’est une faute de jugement qui est à la base de ces folies courageuses : une confiance illusoire en certaines valeurs dont on ne s’est pas demandé, froidement, si elles méritaient la suprême abnégation… » Il avait – jusqu’au fétichisme – le culte de l’énergie et de la volonté ; mais sa nature répugnait à l’héroïsme ; et quatre années de guerre n’avaient fait que fortifier cette répugnance. Il ne cherchait nullement à rapetisser l’acte de son frère. Jacques était mort pour défendre ses convictions ; il avait été conséquent avec lui-même, jusqu’au sacrifice. Une telle fin ne pouvait inspirer que du respect. Mais, chaque fois qu’Antoine songeait aux « idées » de Jacques, il se heurtait toujours à cette contradiction fondamentale : comment son frère, qui, de toutes les forces de son tempérament et de son intelligence, haïssait la violence – (et ne l’avait-il pas prouvée, cette haine foncière, lorsqu’il n’avait pas hésité à risquer sa vie pour lutter contre la violence, pour prêcher la fraternisation et le sabotage de la guerre ?) – comment avait-il pu, pendant des années, militer pour la révolution sociale, c’est-à-dire soutenir la pire violence, la violence théorique, calculée, implacable, des doctrinaires ? « Jacques n’était tout de même pas assez naïf », se disait-il, « Jacques n’avait tout de même pas assez d’illusions sur la nature de l’homme, pour croire que la révolution totale qu’il espérait pût se faire sans de sanglantes injustices, sans une hécatombe d’innombrables victimes expiatoires ! »

Ses regards, cessant d’interroger l’énigmatique visage du portrait, revinrent se poser sur celui de Jenny. Elle poursuivait simplement son récit ; et une merveilleuse exaltation intérieure la transfigurait.

« Après tout », se dit-il, « je n’ai jamais rien accompli qui me donne le droit de juger ceux que leur foi jette dans l’action extrême… Ceux qui ont l’audace de tenter l’impossible. »

– « Une des choses qui me torturent le plus », ajouta Jenny, après un bref silence, « c’est de penser qu’il n’a pas su que j’allais avoir un enfant. » Tout en parlant, elle avait repris les feuillets et les avait remis dans le tiroir. Elle se tut de nouveau, quelques secondes. Puis, comme si elle continuait à penser tout haut (et Antoine lui savait un gré infini de cette simple confiance) : « Vous savez, je suis heureuse que le petit soit né à Bâle ; là où son père a vécu ses derniers jours ; là où, sans doute, il a vécu les heures les plus intenses de sa vie… »

Chaque fois qu’elle évoquait le souvenir de Jacques, le bleu de ses prunelles fonçait insensiblement, un peu de rougeur envahissait ses tempes, et sur tout le visage affleurait une expression particulière, ardente et comme inassouvie, qui s’évanouissait aussitôt. « Cet amour l’a marquée pour toujours », se dit Antoine. Il en était irrité, et il s’étonna de cette irritation. « Amour absurde », ne pouvait-il s’empêcher de penser. « Entre ces deux êtres si manifestement mal faits l’un pour l’autre, l’amour n’a pu être qu’un malentendu… Un malentendu qui n’aurait sans doute pas duré, mais qui se prolonge maintenant dans le souvenir qu’elle garde de Jacques, et qui perce dans tout ce qu’elle dit de lui ! » (C’était une idée à laquelle il tenait : qu’il y a, fatalement, à la base de tout amour passionné, un malentendu, une illusion généreuse, une erreur de jugement : une conception fausse qu’on s’est faite l’un de l’autre, et sans laquelle il ne serait pas possible de s’aimer aveuglément.)

– « Le devoir qui me reste est lourd », dit-elle, « faire de Jean-Paul ce que Jacques aurait voulu faire de son fils. Par instants, ça m’épouvante… » Elle releva le front : une lueur d’orgueil glissa dans son regard. Elle semblait penser : « Mais j’ai confiance en moi. » Elle dit :

– « Mais j’ai confiance en ce petit ! »

Il était enchanté, d’ailleurs, de la voir aussi virile, aussi vaillante en face de l’avenir. D’après le ton de certaines lettres, il s’était attendu à la trouver plus hésitante, plus vulnérable, moins bien préparée à sa tâche. Il constatait avec plaisir qu’elle avait su échapper à l’envoûtement du désespoir ; qu’elle ne s’était pas, comme tant de femmes éprouvées, offerte avec complaisance en pâture au malheur, pour sublimer à ses propres yeux et au regard de tous son amour brisé. Non : elle avait fait le rétablissement salutaire ; elle avait énergiquement repris la maîtrise d’elle-même, et assumé, seule, la direction de sa vie. Il lui laissa entendre combien une telle attitude lui inspirait d’estime :

– « En cela, vous avez donné la mesure de votre trempe ! »

Elle l’avait écouté en silence. Puis, très simplement :

– « Je n’ai aucun mérite… Ce qui m’a considérablement aidée, je crois, c’est que nous n’avions jamais eu de vie commune, Jacques et moi. Sa mort ne changeait rien aux habitudes de mon existence quotidienne… Oui, au début du moins, ça m’a aidée… Ensuite, il y a eu le petit. Bien avant sa naissance, c’est sa présence qui m’a soutenue. Ma vie gardait encore un but : élever l’enfant que Jacques m’avait laissé… »

Elle se tut de nouveau. Puis elle reprit :

– « C’est une entreprise difficile… Cette petite nature est si délicate à manier ! Parfois, il me fait peur, ce petit… » Elle l’enveloppa d’un regard scrutateur, presque soupçonneux : « Daniel a dû, naturellement, vous parler de lui ? »

– « De Jean-Paul ? Non, pas particulièrement. »

Il flaira aussitôt que le frère et la sœur ne portaient pas le même jugement sur le caractère de l’enfant, et que cette divergence créait entre eux un point de désaccord.

– « Daniel prétend que Jean-Paul éprouve du plaisir à désobéir. C’est injuste. Et c’est faux. En tout cas, c’est plus compliqué que ça… J’y ai bien réfléchi. Il est exact que, d’instinct, cet enfant dit : non. Mais ce n’est pas une mauvaise volonté : c’est un besoin de s’opposer. Je veux dire : un besoin de s’affirmer. Quelque chose comme le besoin de se prouver à lui-même qu’il existe… Et c’est, si manifestement, l’expression d’une force intérieure irrésistible, qu’on ne peut pas lui en vouloir… C’est un instinct qui est en lui, comme l’instinct de conservation !… Moi, le plus souvent, je n’ose pas le punir. »

Antoine écoutait, avec un intérêt amusé. Il fit un signe d’approbation pour encourager Jenny à poursuivre.

– « Vous me comprenez ? », dit-elle, avec un sourire rassuré et confiant. « Vous qui avez l’habitude des enfants, il est probable que ça ne vous surprend pas… Moi, devant ce caractère rétif, je me sens devant un mystère… Oui : souvent, je le regarde me désobéir, avec une sorte de stupeur, de surprise intimidée. – j’allais presque dire : d’émerveillement – comme je le regarde grandir, se développer, comprendre… S’il est seul dans le jardin, et qu’il tombe, il pleure ; mais je l’ai bien rarement vu pleurer s’il se fait du mal en présence de l’un de nous… Sans aucune raison perceptible, il refusera le bonbon que je lui offre ; mais il reviendra, en cachette, voler la boîte. Non par gourmandise : il n’essayera même pas de l’ouvrir : il ira la cacher sous le coussin d’une bergère, ou l’enfouir dans son tas de sable. Pourquoi ? Par simple désir, je crois, de faire un acte d’indépendance… Si je le gronde, il se tait : tous ses petits muscles se raidissent de révolte ; son regard change de couleur et se fixe sur moi si durement que je n’ose pas continuer. Un regard irréductible… Mais aussi un regard pur, solitaire… Un regard qui m’en impose ! Le regard de Jacques enfant, sans doute… »

Antoine sourit :

– « Et le vôtre, peut-être, Jenny ! »

Elle écarta cette supposition d’un geste de la main, et enchaîna aussitôt :

– « Je dois dire que, s’il résiste à toute contrainte, il cède, en revanche, au moindre geste de tendresse… Ainsi, au cours d’une bouderie, quand je parviens à l’attirer dans mes bras, tout est sauvé : il cache sa figure dans mon cou, il m’embrasse, il rit : c’est comme si quelque chose de dur, qu’il portait en lui, s’amollissait et fondait tout à coup… Comme s’il était brusquement délivré de son démon ! »

– « Avec Gise, il doit être encore plus désobéissant ? »

– « Ce n’est pas la même chose », fit-elle, avec une soudaine raideur. « Tante Gi, c’est une passion : dès qu’elle est là, rien ne compte plus ! »

– « Obtient-elle de lui ce qu’elle veut ? »

– « Moins encore que moi, ou que Daniel. Il ne peut se passer d’elle, mais c’est pour la plier à tous ses caprices ! Et les services qu’il exige d’elle, ce sont, en général, ceux qu’il ne demandera à personne d’autre, par orgueil : comme de lui déboutonner sa culotte, ou de prendre un objet qu’il n’est pas assez grand pour atteindre. Et, si je ne suis pas là, jamais il ne lui dira merci ! Il faut entendre de quel air il la commande ! On croirait… » Elle s’interrompit une seconde, avant d’achever sa pensée : « Ce n’est pas très gentil pour Gise, ce que je vais dire là, mais je crois que c’est vrai : on croirait que Jean-Paul a flairé en elle l’esclave-née… »

Antoine, intrigué par ces derniers mots, considérait Jenny avec une attention interrogative. Mais elle évita son regard ; et comme, à ce moment, la cloche du déjeuner se mettait à tinter, elle se leva.

Ils s’approchèrent ensemble de la porte. Jenny semblait désireuse de dire quelque chose. Elle posa la main sur la serrure, puis la retira.

– « Ça m’a fait du bien… », murmura-t-elle. « Depuis mon retour de Suisse, je n’ai pu parler de Jacques avec personne… »

– « Et pourquoi pas avec Gise ? » hasarda Antoine, se souvenant des confidences et des regrets de la jeune fille.

Jenny, debout, les yeux baissés, l’épaule appuyée au chambranle, paraissait ne pas avoir entendu.

– « Avec Gise ? » répéta-t-elle enfin, comme si les sons avaient mis plusieurs secondes pour arriver jusqu’à elle.

– « Gise est la seule qui pourrait vous comprendre. Elle aimait Jacques. Elle a beaucoup de chagrin… – elle aussi. »

Jenny, sans lever les paupières, secoua la tête. Elle semblait vouloir se dérober à toute explication. Puis elle regarda Antoine, et, avec une rudesse inattendue :

– « Gise ? Elle a son chapelet ! Ça occupe ses doigts, ça l’aide à ne pas penser ! » Elle avait de nouveau courbé la tête. Après une pause, elle ajouta : « Parfois, je l’envie ! » Mais le ton, et un bruit de gorge semblable à un rire avorté, démentaient violemment ses paroles. Elle parut aussitôt regretter ce qu’elle venait de dire : « Vous savez, Antoine, Gise est devenue une véritable amie pour moi », murmura-t-elle, d’une voix radoucie, et d’un accent sincère. « Quand je songe à notre avenir, elle y tient une grande place. C’est une espèce de consolation pour moi d’espérer que, sans doute, elle restera toujours auprès de nous… »

Antoine attendait un « mais », qui vint, en effet, après une brève hésitation :

– « Mais Gise est comme elle est, n’est-ce pas ? Chacun sa nature… Gise a d’immenses qualités. Gise a aussi ses défauts… » Après une nouvelle hésitation, elle déclara : « Par exemple, Gise n’est pas très franche. »

– « Gise ? Avec son regard si droit ! »

Le premier mouvement d’Antoine avait été de protester. À la réflexion, il entrevoyait maintenant ce que Jenny voulait dire. Sans être fausse, Gise, en effet, gardait volontiers certaines pensées secrètes ; elle évitait d’affirmer ses préférences ou ses antipathies ; elle redoutait les explications ; elle savait taire un ressentiment, et se montrer sans effort souriante, serviable, avec ceux qu’elle aimait le moins. Timidité ? Pudeur ? Dissimulation ? Ou plutôt, instinctive duplicité de ces noirs dont un peu de sang coulait dans ses veines – défense naturelle des races longtemps asservies ? « L’esclave-née… »

Il rectifia presque aussitôt :

– « Si, si, je comprends. »

– « Et vous voyez alors pourquoi, en dépit d’une affection qui est très grande, en dépit d’une intimité quotidienne, eh bien… malgré tout… il y a des sujets que je ne peux pas aborder avec elle… » Elle se redressa : « Absolument pas ! »

Et, d’un geste vif, comme pour mettre un point final à l’entretien, elle ouvrit la porte :

– « Venez à table ! »

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