XV LETTRES

Maisons, le 16 mai 18.

Les éclats qui m’ont mis la cuisse en bouillie ont fait de moi un être sans sexe. De vive voix, je n’ai pu me décider à cette confidence. Vous êtes médecin, peut-être avez-vous deviné ? Quand nous avons parlé de Jacques, quand je vous ai dit que j’enviais son sort, vous m’avez regardé bizarrement.

Détruisez cette lettre, je ne veux pas qu’on sache, je ne veux pas qu’on me plaigne. J’ai sauvé ma peau, l’État m’assure de quoi n’être à charge à personne, beaucoup m’envient, sans doute ont-ils raison. Tant que ma mère vivra, non ; mais si, un jour, plus tard, je préfère disparaître, vous seul saurez pourquoi.

Je vous serre les mains.

D. F.

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Maisons-Laffitte, 23 mai.

Cher Antoine,

Ce n’est pas un reproche, mais nous nous inquiétons un peu, vous aviez promis de nous écrire et toute la semaine s’est écoulée sans nouvelles, peut-être que ce long voyage a été plus éprouvant encore que nous ne pensions ?

Je voudrais vous dire le réconfort que m’a apporté votre visite, ce sont des choses que je ne sais pas dire, que je ne sais même pas laisser voir, mais depuis votre départ, il me semble que je suis encore plus seule.

Bien affectueusement,

JENNY.

*

Maisons, samedi 8 juin 18.

Cher Antoine,

Les jours passent, trois semaines déjà que vous avez quitté Maisons et toujours rien de vous, aucune nouvelle, je commence à m’inquiéter sérieusement, je ne peux attribuer ce silence qu’à votre état, je vous demande instamment de me dire la vérité.

Le petit a eu quelques jours de grosse fièvre pour une amygdalite, il va mieux mais je le garde encore à la chambre, ce qui complique un peu la vie à la maison. Figurez-vous, nous avons tous l’impression qu’il a grandi pendant ces huit jours de lit, ce n’est pourtant guère possible, n’est-ce pas ? J’ai l’impression aussi que son intelligence s’est développée pendant cette petite maladie, il invente un tas d’histoires pour expliquer à sa façon les images de ses livres et les dessins que Daniel lui fait. Ne vous moquez pas de moi, je n’ose dire cela qu’à vous : je trouve que cet enfant est extraordinairement observateur pour ses trois ans, et je crois vraiment qu’il sera très intelligent.

À part cela, rien de bien nouveau ici. L’hôpital a reçu l’ordre d’évacuer le plus de convalescents possible pour faire de la place, et il a fallu renvoyer de pauvres diables qui comptaient bien avoir encore dix ou quinze jours de repos. Nous avons tous les jours des arrivées, et maman s’est fait prêter par les voisins anglais la petite villa à glycines qui était inoccupée, ce qui va donner vingt lits de plus, peut-être davantage. Nicole a reçu une longue lettre de son mari, son auto-chir a quitté la Champagne pour aller du côté de Belfort. Il dit qu’en Champagne les pertes sont terribles. Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand durera ce cauchemar ? Les habitants de Maisons qui vont quotidiennement à Paris disent que les bombardements commencent à démoraliser beaucoup.

Cher Antoine, même si vous avez à m’apprendre une rechute grave, dites-moi la vérité, ne nous laissez pas plus longtemps dans cette incertitude.

Votre amie,

JENNY.

*

Grasse, 11-6-18.

État de santé médiocre mais actuellement sans aggravation particulière. – Vous écrirai dans quelques jours. Affectueusement.

THIBAULT.

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Le Mousquier, 18 juin 1918.

Je me décide enfin à vous écrire, ma chère Jenny. Vous aviez raison de redouter pour moi ce long voyage. Dès mon retour, une assez grave alerte m’a mis au lit avec d’inquiétantes oscillations de température. Un nouveau traitement, des soins énergiques, semblent avoir encore une fois enrayé la progression du mal. Depuis une semaine je me lève de nouveau et reprends peu à peu mon ancien train de vie.

Mais cette rechute n’est pas la cause de mon silence. Vous me demandez la vérité. La voici. Il m’est arrivé cette chose terrible : j’ai appris, j’ai compris, que j’étais condamné. Sans retour. Cela traînera sans doute quelques mois. Quoi qu’on fasse, je ne peux pas guérir.

Il faut être passé par là pour comprendre. Devant une pareille révélation, tous les points d’appui s’effondrent.

Excusez-moi de vous dire cela sans ménagements. Pour celui qui sait qu’il va mourir, tout devient si indifférent, si étranger. Je vous récrirai. Aujourd’hui, pas capable de faire davantage.

Affectueusement,

ANTOINE.

 

Je vous demande de garder pour vous seule cette nouvelle.

*

Le Mousquier, 22 juin 18.

Non, ma chère Jenny, ce n’est pas, comme vous le croyez (ou feignez de le croire), contre des craintes imaginaires que je me débats. J’aurais dû avoir le courage de vous donner plus de détails. Je vais essayer de vous écrire moins brièvement aujourd’hui.

Je suis devant une réalité. Devant une certitude. Elle a fondu sur moi le jour où je vous ai quittée, le dernier jour que j’ai passé à Paris : au cours d’un entretien avec mon vieux maître le docteur Philip. Pour la première fois, à la faveur d’un brusque dédoublement dû, sans doute, à sa présence, j’ai pu porter sur mon cas un jugement objectif, lucide, un diagnostic de médecin. La vérité m’est apparue dans un éclair.

Pendant mon voyage, je n’ai eu que trop le temps d’y réfléchir. J’avais avec moi les notes quotidiennes que je prends depuis le début, et qui permettent de suivre, jour à jour, crise par crise, le rythme régulier et continu de l’aggravation. J’avais aussi le dossier que j’ai constitué cet hiver, et qui contient à peu près toutes les observations cliniques et rapports médicaux, français et anglais, parus dans les revues spéciales depuis l’emploi des gaz. Tout cela, qui m’était déjà connu, se présentait à moi sous une lumière nouvelle. Et tout me confirmait dans ma certitude. De retour ici, j’ai discuté mon cas avec les spécialistes qui me soignent. Non plus, comme avant, en malade qui se croit sur la voie de la guérison et qui accepte d’emblée tout ce qui peut confirmer sa confiance, mais en confrère averti, bien armé, qu’on ne trompe plus avec des pieux mensonges. Je les ai vite acculés à des attitudes évasives, à des silences significatifs, à des demi-aveux.

Ma conviction, maintenant, repose sur des bases indiscutables. Étant donné depuis sept mois le processus de l’intoxication, ses ravages ininterrompus, je n’ai plus aucune chance – rigoureusement : aucune – de jamais guérir. Pas même de rester dans un état stationnaire, chronique, qui ferait de moi un infirme à vie. Non : je suis une bille sur une pente – condamnée à rouler jusqu’en bas, à rouler de plus en plus vite. Comment ai-je pu me leurrer si longtemps ? Un médecin, quelle dérision ! J’ignore le délai, cela dépend des crises futures, inévitables, et de leur importance, et de la durée des périodes de rémission. Je peux, selon les hasards des rechutes, l’efficacité provisoire des traitements, mettre deux mois, ou – limite extrême – une année, à mourir. Mais l’échéance est fatale, et elle est proche. Il y a bien, dans certains cas, ce que vous appelez des « miracles ». Dans le mien, non. L’état actuel de la science ne permet pas le moindre espoir. Persuadez-vous que je n’écris pas ceci comme un malade qui plaide le pire pour quêter des contradictions rassurantes, mais comme un clinicien bien documenté, en présence d’un mal mortel, définitivement classé. Et si j’insiste ainsi, posément, c’est

 

23 juin. – Je reprends cette lettre commencée hier et interrompue. Pas encore assez maître de moi pour m’astreindre à une longue attention. Je ne sais plus ce que je voulais vous dire encore. J’ai écrit posément. Ce calme relatif devant la fatalité – calme bien instable, hélas – je ne l’ai pas atteint sans traverser une effroyable révolution intérieure.

Pendant des jours, d’interminables nuits d’insomnie, j’ai vécu au fond d’un gouffre. Les tortures de l’enfer. Je ne peux pas encore y penser sans être ressaisi par un froid affreux, un tremblement de tout l’être. Personne ne peut imaginer. Comment la raison résiste-t-elle ? Et par quel mystérieux cheminement finit-on par dépasser ce paroxysme de détresse et de révolte, pour parvenir à cette espèce d’acceptation ? Je ne me charge pas d’expliquer. Il faut que l’évidence du fait ait sur les cerveaux rationalistes un pouvoir sans limites. Il faut aussi que la nature humaine ait une faculté d’adaptation démesurément extensible, pour que l’on soit capable de s’habituer même à cela : à l’idée qu’on va être dépossédé de sa vie avant d’avoir eu le temps de vivre, qu’on va disparaître avant d’avoir rien réalisé des immenses possibilités qu’on croyait porter en soi. D’ailleurs, je ne sais plus retrouver les étapes de cette évolution. Cela a duré longtemps. Ces crises de désespoir aigu devaient alterner avec des moments de prostration, sans quoi je n’aurais pas pu les supporter. Cela a duré plusieurs semaines, pendant lesquelles la douleur physique et les pénibles soins du traitement étaient les seules diversions à l’autre, à la vraie souffrance. Peu à peu, l’étau s’est desserré. Aucun stoïcisme, aucun héroïsme, rien qui ressemble à de la résignation. Usure de la sensibilité plutôt, créant un état de moindre réaction, un commencement d’indifférence, ou plus exactement d’anesthésie. Ma raison n’y a eu aucune part. Ma volonté non plus. Ma volonté, je l’exerce seulement depuis quelques jours, à essayer de faire durer cette apathie. Je m’applique à une progressive réintégration dans la vie. Je renoue contact avec le monde qui m’entoure. Je me suis levé pour fuir mon lit, ma chambre. Je me contrains à prendre mes repas avec les autres. Aujourd’hui, j’ai regardé quelque temps des camarades jouer au bridge. Et ce soir je vous écris, sans trop de peine. Même avec un étrange et nouveau plaisir. Je suis venu finir cette lettre dehors, à l’ombre d’une rangée de cyprès derrière laquelle les infirmiers font leur partie de boules du dimanche. J’ai cru d’abord que cette proximité, ces contestations, ces rires, me seraient intolérables. Mais j’ai voulu rester, et je l’ai pu. Vous le voyez, un nouvel équilibre, peut-être, tend à s’établir.

Tout de même, assez las de ces efforts. Je vous écrirai. Dans la mesure où mon esprit peut encore s’intéresser à autrui, c’est à vous que je pense, et à votre enfant.

ANTOINE.

*

Le Mousquier, 28 juin.

J’ai plusieurs fois depuis ce matin relu votre lettre, ma chère Jenny. Elle n’est pas seulement simple et belle. Elle est telle que je la souhaitais. Telle que je vous souhaitais, telle que je vous avais devinée. J’ai attendu la nuit, le silence de la maison, pour vous écrire : l’heure où les traitements sont terminés, où l’infirmier de garde a fait sa tournée, où l’on n’a plus devant soi que l’insomnie – et les spectres… À cause de vous, je me sens – j’allais écrire : plus de courage. Ce n’est pas de courage qu’il s’agit, ni de courage que j’ai besoin, mais d’une présence peut-être, et de me sentir un peu moins tout seul dans ce tête-à-tête qui peut durer des mois. Ces mois, croiriez-vous que j’y songe sans désirer qu’ils soient écourtés ! Un répit, auquel je ne voudrais pas renoncer ! Je m’en étonne. Vous pensez bien, j’aurais des moyens d’en finir. Mais, ces moyens, je les réserve pour plus tard. Maintenant, non. J’accepte le répit, je m’y accroche. Étrange, n’est-ce pas ? Quand on a été passionnément épris de la vie, on ne s’en détache pas facilement, il faut croire ; et moins encore si l’on sent qu’elle échappe. Un arbre foudroyé, sa sève monte plusieurs printemps de suite, ses racines n’en finissent pas de mourir.

Pourtant, Jenny, il manquait une chose à cette bonne lettre : des nouvelles du petit. Une seule fois, vous m’avez parlé de lui, dans une précédente lettre. Lorsque je l’ai reçue, j’étais encore dans un tel état d’isolement, de refus à tout, que je l’ai gardée, une journée, peut-être davantage, sans l’ouvrir. J’ai fini par la lire, je suis tombé sur ces quelques lignes où il était question de Jean-Paul, et, pour la première fois, j’ai pu, pendant un instant, éloigner l’idée fixe, sortir de l’envoûtement, projeter de l’intérêt sur autre chose, redevenir sensible au monde extérieur. Depuis, j’y repense, à ce petit. À Maisons, je l’ai vu, touché, je l’ai entendu rire, j’ai encore le frémissement de ses muscles sous mes doigts ; si je pense à lui, je le revois. Et autour de lui certaines idées cristallisent, des idées d’avenir. Même chez un condamné, un mort en sursis, il y a un tel appétit de projets, d’espérances ! Cet enfant, je pense qu’il existe, qu’il commence, qu’il a une vie toute neuve à vivre ; cela m’ouvre des échappées qui me sont interdites. Rêveries de malade, peut-être. Tant pis, je redoute moins qu’autrefois de me laisser attendrir. (Cela, faiblesse de malade, à coup sûr !) Je dors si peu. Et je ne veux pas encore recourir aux drogues, je n’en aurai que trop l’emploi, avant peu.

Je continue avec méthode mes efforts de réadaptation. Exercice de volonté qui, à lui seul, est déjà salutaire. J’ai recommencé à lire les journaux. La guerre, le discours de von Kühlmann au Reichstag. Il déclare très justement que la paix ne se fera jamais entre gens qui considèrent d’avance toute proposition de l’adversaire comme une manœuvre, une offensive de démoralisation. La presse alliée égare une fois de plus l’opinion. Pas « agressif » du tout, ce discours : conciliant même, et significatif.

(J’ai mis quelque coquetterie à écrire cela. L’obsession de la guerre n’est pas éteinte en moi, et je crois qu’elle m’habitera jusqu’au bout. Mais, tout de même, je me force un peu, en ce moment.)

Je m’arrête. Ce bavardage m’a fait du bien, je le reprendrai bientôt. Nous ne nous serons guère connus, Jenny, mais votre lettre m’a apporté une grande douceur, et j’ai le sentiment de n’avoir pas au monde d’autre ami que vous.

ANTOINE.

*

Le Mousquier, 30 juin.

Je vais vous étonner, ma chère Jenny. Savez-vous à quoi j’ai employé mon après-midi d’hier ? À faire des comptes, à feuilleter des paperasses, à écrire des lettres d’affaires. Depuis plusieurs jours déjà, j’y pensais. Une sorte d’impatience à régler certaines questions matérielles. Pouvoir me dire que je laisse les choses en ordre derrière moi. D’ici peu je serai incapable d’un effort de ce genre. Donc, profiter de l’intérêt momentané que ces préoccupations éveillent encore.

Je m’excuse du ton de cette lettre. Il faut bien que je mette la tutrice de Jean-Paul au courant de mes affaires, puisque c’est à cet enfant que doit naturellement revenir ce que j’ai.

Ce n’est plus grand-chose. Des titres que m’avait laissés mon père, il ne subsistera sans doute rien. J’y avais fait une large brèche lorsque j’ai transformé la maison de Paris. Et j’avais imprudemment converti le reste en fonds russes, que je crois perdus à jamais. L’immeuble de la rue de l’Université et la villa de Maisons-Laffitte ont, par chance, échappé au désastre.

Pour l’immeuble, il peut être loué, ou vendu. Ce qu’on en tirera doit vous permettre de vivoter et d’assurer à notre petit une éducation convenable. Il ne connaîtra pas le luxe, et tant mieux. Mais il ne pâtira pas non plus des restrictions stérilisantes de la pauvreté.

Quant à la villa de Maisons, je vous conseille, après la guerre, de la vendre. Elle peut tenter quelque nouveau riche. C’est tout ce qu’elle mérite. D’après ce que m’a dit Daniel, la propriété de votre mère est grevée d’hypothèques. Il m’a semblé que Mme de Fontanin et vous-même y étiez très attachées. Ne serait-il pas souhaitable que la somme obtenue par la vente de la villa Thibault serve à vous libérer définitivement de ces hypothèques ? La propriété de vos parents se trouverait ainsi appartenir en fait à Jean-Paul. Je vais consulter le notaire sur les moyens de réaliser ce projet.

Dès que j’aurai une estimation approximative de ce que je laisse, je fixerai le chiffre de la petite rente que je désire assurer à Gise. C’est vous, ma pauvre amie, qui aurez le souci de gérer tout cela jusqu’à la majorité de votre fils. Vous trouverez en la personne de mon notaire, maître Beynaud, un bonhomme assez timoré, un peu trop formaliste, mais sûr et, somme toute, de bon conseil.

Voilà ce que je voulais vous écrire. Soulagé de l’avoir fait. Je ne vous parlerai plus de cela avant de pouvoir vous donner les dernières précisions. Mais il y a un autre projet qui me hante depuis quelques jours, un projet auquel vous êtes personnellement mêlée. Sujet délicat entre tous, et qu’il me faudra aborder pourtant. Je n’en ai pas le courage aujourd’hui.

Je viens de passer deux heures à l’ombre des oliviers, avec les journaux. Que se trame-t-il derrière l’immobilité des armées allemandes ? Notre résistance entre Montdidier et l’Oise semble avoir enrayé leur avance. Il y a aussi l’échec des Autrichiens, qui a dû causer là-bas une cuisante déconvenue. Si l’effort des Centraux, au cours des mois d’été, avant l’entrée en ligne des Américains, n’aboutit pas à des succès décisifs, la situation pourrait changer. Serai-je encore là pour le voir ? La terrible lenteur, aux yeux de l’individu, des événements par lesquels se fait l’histoire, c’est une chose qui m’a fait frémir bien des fois depuis quatre ans. Et pour celui qui n’a plus longtemps à vivre !…

Je dois dire cependant que je crois entrer momentanément dans une période meilleure. Est-ce l’effet de ce nouveau sérum ? Les crises d’étouffements sont moins douloureuses. Les poussées fébriles moins fréquentes. Voilà pour le physique. Quant au « moral » – terme consacré, celui dont use le haut commandement pour mesurer la passivité des soldats qui vont mourir il est meilleur, lui aussi. Peut-être le sentez-vous, à travers cette lettre ? Sa longueur vous prouve en tout cas le plaisir que je prends à venir bavarder avec vous. Mon seul plaisir. Mais je dois l’interrompre. L’heure du traitement.

Votre ami,

A.

Ce traitement, je m’y soumets avec la même conscience qu’autrefois. Étrange, n’est-ce pas ? L’attitude du médecin envers moi s’est curieusement modifiée. Ainsi, en ce moment, bien qu’il constate une amélioration, il n’ose plus m’en faire la remarque, il m’épargne les : « Vous voyez bien, etc. » Mais il vient me voir plus souvent, m’apporte des journaux, des disques, me témoigne de mille manières son amitié. Ceci, pour répondre à votre question. Nulle part je ne puis être mieux qu’ici pour attendre la fin.

*

Hôpital 23, à Royan (Charente-Inférieure) 29 juin 1918.

Monsieur le docteur,

Ayant quitté la Guinée depuis l’automne de 1916, je suis en possession de votre honorée du mois dernier qui vient seulement de me rejoindre ici où je suis infirmière au service de chirurgie. Je me rappelle en effet de l’envoi dont vous me parlez sur votre lettre, mais mes souvenirs ne sont pas assez précis pour vous donner des renseignements comme vous le demandez. Je n’ai guère connu la personne qui m’avait chargée de cette commission pour vous et qui nous était arrivée très malade à l’hôpital d’un accès de fièvre jaune qui l’a emportée peu de jours après, malgré les soins du docteur Lancelost. C’était je crois au printemps 1916. Je me rappelle bien qu’on l’avait débarquée d’urgence d’un paquebot de passage à Conakry. C’est pendant une garde de nuit qu’elle m’a remis cet objet et votre adresse dans un de ses rares moments de lucidité, car elle délirait constamment. Tout de même, je peux affirmer qu’elle ne m’a chargée d’aucune chose à vous écrire. Elle devait voyager seule quand le paquebot a fait escale, car personne ne venait la voir pendant les deux ou trois jours qu’a duré son agonie. Je pense qu’elle a dû être inhumée dans la fosse du cimetière européen. L’administrateur-chef de l’hôpital, M. Fabri, s’il y est encore, pourrait rechercher sur les livres et vous donner sans doute le nom de cette dame et la date de son décès. Je regrette de n’avoir pas d’autres souvenirs à vous faire part.

Monsieur le docteur, veuillez agréer mes salutations respectueuses.

Lucie BONNET.

Je rouvre ma lettre pour vous envoyer encore ce détail que je crois bien que c’est cette dame-là qui avait avec elle un gros bouledogue noir qu’elle appelait Hirt ou Hirch, et qu’elle réclamait tout le temps dès qu’elle reprenait conscience, mais qu’on ne pouvait garder à l’étage à cause des règlements et parce que ce chien était méchant. Une de mes camarades infirmières avait voulu l’adopter, mais elle a eu tous les ennuis, on n’a jamais pu en venir à bout et finalement il a fallu lui donner une boulette.

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