XIV

Dehors, l’obscurité pesait sur la ville. De-ci, de-là, un réverbère encapuchonné rabattait sur le trottoir un rond de clarté bleuâtre. Peu de passants. De rares autos glissaient prudemment, précédées du bruit insistant de leurs trompes.

Titubant, sans bien savoir où il allait, il traversa le boulevard Malesherbes et prit la rue Boissy-d’Anglas. Il marchait, indifférent à tout, un poids sur la nuque, le souffle court, la tête étrangement sonore et vide, longeant de si près les façades que parfois son coude heurtait les murs. Il ne pensait pas. Il ne souffrait pas.

Il se trouva sous les arbres des Champs-Élysées. Devant lui, à travers les troncs, s’étendait, à peine éclairée mais visible sous la lumière nocturne de ce beau ciel de printemps, la place de la Concorde, sillonnée de voitures silencieuses, qui apparaissaient comme des bêtes aux yeux phosphorescents et s’évanouissaient dans le noir. Il aperçut un banc et s’en approcha. Avant de s’asseoir, par habitude, il se dit : « Ne pas prendre froid. » (Pour penser aussitôt : « Qu’importe, maintenant ! ») Le verdict fulgurant qu’il avait saisi dans le regard de Philip habitait son esprit, et non seulement son esprit, mais son corps, pareil à une chose énorme, parasite, une dévorante tumeur qui aurait refoulé tout le reste pour s’épanouir monstrueusement et occuper l’être entier.

Ramassé sur lui-même, le dos appuyé au dur dossier, les bras croisés pour comprimer cette chose étrangère, greffée dans sa chair et qui l’étouffait, il revivait mentalement sa soirée. Il voyait le Patron à califourchon sur sa chaise : « Commençons par le commencement. Votre première blessure ? Qu’est-ce qu’il en reste ? », et il reprenait posément ses explications. Mais, peu à peu, les mots qu’il s’entendait dire n’étaient plus tout à fait ceux qu’il avait prononcés : avec une lucidité objective toute nouvelle, il exposait maintenant son cas sous son véritable jour. Il décrivait, dans leur réalité inexorable, les crises successives, les rémissions de plus en plus brèves, les rechutes chaque fois plus sérieuses. Il rendait sensible, évidente, l’aggravation régulière, ininterrompue, irrémédiable. Et il lui semblait suivre, de seconde en seconde, sur le visage décomposé de son vieil ami, la progression d’une anxiété clairvoyante, l’élaboration graduelle du diagnostic fatal. La sueur au front, le souffle oppressé et douloureux, il tira son mouchoir et s’épongea la figure.

Au loin, un son traînant, une sorte de mugissement auquel il ne prêta qu’une attention nébuleuse, troubla soudain le calme du soir.

Il se voyait, sur la chaise longue, après l’auscultation, redresser péniblement le buste et hocher la tête avec une feinte résignation : « Vous le voyez, Patron : il n’y a plus à conserver le moindre espoir ! » et Philip baissait le nez sans répondre.

Il se leva violemment de son banc pour couper court à l’angoisse qui l’étranglait. Alors, tandis qu’il était debout, immobile, – comme un souffle frais venu de l’abîme – une idée apaisante se glissa dans son cerveau : « Nous autres médecins, nous avons toujours un recours… la possibilité de ne pas attendre… de ne pas souffrir. »

Il ne tenait pas sur ses jambes. Il se rassit.

Deux ombres, deux silhouettes féminines, sortirent en courant de sous les arbres. Et, presque aussitôt, toutes les sirènes d’alerte se mirent à glapir en même temps. Les rares points lumineux, qui palpitaient faiblement autour de la place, s’éteignirent d’un coup.

« Manquait plus que ça », songea-t-il, en prêtant l’oreille. Un tambourinement lointain ébranlait le sol.

Derrière lui, dans les allées, des pas fuyaient, des voix alarmées s’élevaient confusément dans la nuit, des groupes galopaient, s’enfonçaient dans l’ombre. Avenue Gabriel, des autos, sans lumière, filaient en cornant. Une escouade de sergents de ville passa près de lui, au pas gymnastique. Il restait assis, les épaules lourdes, regardant sans rien voir, détaché de tout événement humain.

Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’il prît conscience de rien. Quelques détonations étouffées par l’éloignement, puis quelques coups de canon, espacés, le tirèrent de cette prostration.

« Les pièces du mont Valérien ? » se demanda-t-il.

L’indication donnée par Rumelles lui revint à l’esprit : l’abri du ministère de la Marine.

Au loin, des canons continuaient à aboyer sourdement. Il se leva, et s’avança vers la place jusqu’au bord du trottoir. Au-dessus de Paris, un ciel admirable s’était mis à vivre. Jaillis de tous les points de l’horizon, des faisceaux lumineux balayaient la voûte nocturne, allongeant et entrecroisant leurs traînées laiteuses, scrutant comme un regard le fouillis des étoiles, brutaux, rapides, ou parfois hésitants, s’arrêtant soudain pour inventorier un point suspect, puis recommençant leur investigation glissante.

Il ne se décidait pas à descendre sur la chaussée. Il demeura figé sur place, la tête levée, jusqu’à ce que la nuque lui fît mal. « S’étendre », songea-t-il, « fermer les yeux… Un soporifique… Dormir… » Il ne bougeait toujours pas, paralysé par une indicible lassitude. « Mieux vaudrait rentrer », se dit-il. « Si seulement je trouvais un taxi ! » Mais la place était maintenant déserte, obscure, immense. On ne la distinguait que par instants. Elle se dessinait brusquement, surgissant du clair-obscur sous le reflet intermittent des projecteurs, avec ses balustrades, ses statues pâles, son obélisque, ses fontaines, et les colonnes funèbres de ses hauts lampadaires ; pareille à une vision de rêve, à une ville pétrifiée par quelque enchantement, vestige d’une civilisation disparue, une ville morte, longtemps ensevelie sous les sables.

Il fit un effort pour vaincre sa torpeur, et partit, d’un coup, comme un somnambule, à travers cette nécropole. Il piqua droit sur l’obélisque pour gagner, en biais, l’angle des Tuileries et des quais. La traversée de cette étendue lunaire, sous ce ciel chaviré, lui parut interminable. Il croisa un groupe de soldats belges, qui galopaient en débandade. Puis, un couple de vieilles gens le dépassa. Ils couraient, gauchement enlacés, flottant comme des épaves dans la nuit. L’homme cria : « Venez vous abriter dans le métro ! » Il ne songea à répondre que lorsqu’ils eurent disparu.

L’air bourdonnait de mille moteurs invisibles, qui se confondaient en une seule et vaste vibration métallique. À l’est, au nord, le tir faisait rage : les lignes de défense crachaient sans arrêt leur mitraille ; de minute en minute, une nouvelle batterie, plus proche, entrait en action. La clarté mouvante des pinceaux lumineux empêchait de distinguer les éclatements. Dans les intervalles des coups, il perçut soudain un crépitement de mitrailleuses.

« Vers le pont Royal », se dit-il machinalement.

Il prit le quai, le long du parapet. Pas une voiture. Pas une lumière. Pas un être humain. Sous ce ciel en folie, la terre était inhabitée. Il était seul avec le fleuve, qui luisait, large et paisible, comme une rivière dans la campagne sous la lune.

Il s’arrêta une seconde, le temps de penser : « Je m’y attendais, je savais très bien que j’étais perdu… » Et il reprit sa marche d’automate.

Le tintamarre était devenu si précipité qu’il devenait impossible de distinguer la nature des bruits. Pourtant, une explosion sourde domina tout à coup le vacarme. D’autres suivirent. « Des bombes », songea-t-il, « ils ont traversé les barrages. » Dans la direction du Louvre, très loin, des cheminées se découpèrent soudain sur un fond rose de feu de Bengale. Il se retourna : d’autres halos d’incendie rougeoyaient de-ci, de-là, sur Levallois, sur Puteaux peut-être… « Ça flambe un peu partout », se dit-il. Il avait oublié sa misère. Sous cette menace invisible, imprécise, qui planait comme la colère aveugle d’un dieu, une excitation factice lui fouetta le sang, une sorte d’ivresse rancunière lui rendit ses forces. Il hâta le pas, atteignit le pont, franchit la Seine et s’engouffra dans la rue du Bac. Elle était sombre. Il buta contre une boîte à ordures. Le coup de reins qu’il donna pour ne pas perdre l’équilibre retentit douloureusement dans ses bronches. Il descendit du trottoir, se guidant sur la tranchée du ciel, battue par les projecteurs. Un vrombissement se fit entendre derrière lui. Il n’eut que le temps de remonter sur le trottoir. Deux engins étranges, métalliques, brillants, passèrent en trombe, tous feux éteints, suivis d’une auto à fanion.

– « Les pompiers », fit une voix, tout près de lui. Un homme était là, collé dans le renfoncement d’une porte. Toutes les cinq secondes il tendait le cou et sortait la tête, comme s’il guettait la fin d’une averse.

Antoine reprit sa marche, sans un mot. Sa fatigue l’avait ressaisi. Il avançait lourdement, traînant son idée fixe, pareil au haleur attelé à une péniche. « Je le savais… Je le savais depuis longtemps… » Aucune surprise dans sa détresse : il était comme quelqu’un qui plie sous un poids, non comme quelqu’un qui vient de recevoir un coup. L’atroce certitude avait trouvé en lui une place toute préparée. Le regard de Philip n’avait fait que lever une secrète interdiction, libérer une pensée claire, enfouie, de longue date, dans les ténèbres de l’inconscient.

À l’angle de la rue de l’Université, à quelques pas de chez lui, une peur le saisit : la peur panique de la solitude qui l’attendait là-haut. Il stoppa net, prêt à fuir. Il avait machinalement levé les yeux vers le ciel balayé de lueurs, cherchant dans sa tête quelqu’un auprès de qui se réfugier, auprès de qui quêter un regard de compassion.

– « Personne… », murmura-t-il.

Et, plusieurs minutes, adossé au mur, tandis que les tirs de barrage, le ronflement des avions, le sourd éclatement des bombes, lui martelaient le crâne, il réfléchit à cette chose inexplicable : pas un ami ! Il s’était toujours montré sociable, obligeant ; il s’était acquis l’attachement de tous ses malades ; il avait toujours eu la sympathie de ses camarades, la confiance de ses maîtres ; il avait été violemment aimé par quelques femmes – mais il n’avait pas un seul ami ! Il n’en avait jamais eu !… Jacques lui-même… « Jacques est mort sans que j’aie su m’en faire un ami… »

Il eut soudain une pensée vers Rachel. Ah, qu’il eût été bon, ce soir, de se blottir dans ses bras, d’entendre la voix caressante et chaude murmurer comme autrefois : « Mon minou… » Rachel ! Où était-elle ? Qu’était-elle devenue ? Son collier, là-haut… L’envie le prit de tenir entre ses doigts cette épave du passé, de palper ces grains qui devenaient si vite tièdes comme une chair, et dont l’odeur évocatrice était comme une présence…

Il se détacha de la muraille avec effort, et, vacillant un peu, il franchit les quelques mètres qui le séparaient de sa porte.

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