LXXXV

Des voix… Des paroles, lointaines, interceptées par un épais rideau de feutre. Pourtant elles entrent en lui, tenaces… Quelqu’un lui parle. Meynestrel ?… Meynestrel l’appelle… Il lutte, il fait d’épuisants efforts pour s’extraire de ce sommeil cataleptique.

– « Qui êtes-vous ? Français ? Suisse ? »

D’intolérables douleurs le mordent aux reins, aux cuisses, aux genoux. Il est cloué au sol par des pointes de fer. Sa bouche n’est qu’une plaie ; sa langue, enflée, l’étouffe. Les yeux clos, il renverse la nuque, il balance la tête de droite et de gauche, il contracte les épaules pour un impossible redressement, et retombe, avec un gémissement étranglé, sur ces clous qui lui percent le dos. Une odeur infecte, d’essence, de drap roussi, emplit ses narines, sa gorge. Il bave ; et, du coin de ses lèvres qu’il ne peut presque plus entrouvrir, il rejette un caillot de sang, compact comme la pulpe d’un fruit.

– « Quelle nationalité ? Étiez-vous en mission ? »

La voix bourdonne à ses oreilles, et violente sa torpeur. Son regard vacillant remonte des profondeurs opaques, se glisse entre les paupières, émerge un instant au jour. Il aperçoit une cime d’arbre, le ciel. Des jambières, blanches de poussière… des pantalons rouges… L’armée… Un groupe de fantassins français est penché sur lui. Ils l’ont tué, il est en train de mourir…

Et les tracts ? L’avion ?

Il soulève un peu la tête. Son regard se faufile entre les jambes des soldats. L’avion… À trente mètres, un monceau informe de débris fume au soleil comme un bûcher éteint : amas de ferrailles, où pendent quelques loques charbonneuses. À l’écart, profondément piquée en terre, une aile, déchiquetée, se dresse dans l’herbe, toute seule, comme un épouvantail… Les tracts ! Il meurt sans en avoir jeté un seul ! Les liasses sont là, consumées, ensevelies pour toujours dans les cendres ! Et personne, jamais, jamais plus… Il renverse la tête ; son regard se perd dans le ciel clair. Une immense pitié pour ces paperasses… Mais il souffre trop ; rien d’autre ne compte… Ces brûlures qui lui rongent les jambes jusqu’à la moelle des os… Oui, mourir ! Plus vite, plus vite…

– « Eh bien ? Répondez ! Êtes-vous Français ? Qu’est-ce que vous foutiez dans cet aéro ? »

La voix est toute proche, essoufflée, forte mais sans rudesse.

Il rouvre les yeux. Un visage encore jeune, bouffi de fatigue ; deux yeux bleus, derrière un lorgnon, sous la visière d’un képi recouvert d’un manchon bleu. D’autres voix, tout autour, s’élèvent, se croisent, retombent : « Il n’est plus dans les pommes, je te dis ! » – « As-tu prévenu le capitaine ? » – « Mon lieutenant, il a peut-être des papiers sur lui. Faut le fouiller… » – « Peut se vanter de l’avoir échappé belle ! » – « Le major va venir ; Pasquin est couru le chercher… »

L’homme au lorgnon a mis un genou en terre. Son menton, mal rasé, son cou, sortent d’une tunique dégrafée ; sur la poitrine se croisent des courroies, des sangles.

– « Tu ne sais pas le français ?… Bist du Deutsch ? Verstehst du ?

Des doigts rudes se posent sur son épaule meurtrie. Il pousse un râle sourd. Le lieutenant, aussitôt, retire sa main.

– « Vous souffrez ? Voulez-vous boire ? »

Jacques accepte, d’un battement de cils.

– « En tout cas, il comprend le français », murmure l’officier, en se relevant.

– « Mon lieutenant, c’est sûrement un espion… »

Jacques essaie de tourner la tête vers cette voix criarde. À ce moment, un groupe de soldats, en se déplaçant, laisse voir, par terre, à trois mètres, un amas sombre : une chose sans nom, carbonisée, qui n’a d’humain qu’un bras, recroquevillé sur l’herbe ; et, au bout de ce bras, une serre d’oiseau, noire, dont Jacques ne peut plus détacher son regard : une main fine, nerveuse, les doigts en l’air à demi crispés… Autour de Jacques, le bruit des voix semble s’estomper…

– « Tenez, mon lieutenant, voilà Pasquin qui ramène le major… Pasquin, il a tout vu, lui : il portait le jus au petit poste… Il dit que l’avion… »

La voix s’éloigne, s’éloigne, interceptée par le rideau de feutre. Dans le ciel, la cime de l’arbre s’est brouillée. Et la douleur aussi s’éloigne, lentement, se fond en une écœurante langueur… Les tracts… Meynestrel… Mourir aussi…

Pour quelle raison mystérieuse, tyrannique, reste-t-il au fond de ce canot, écrasé, ballotté, impuissant ? Meynestrel s’est jeté à l’eau, lui, depuis longtemps, parce que cette tempête sur le lac secouait vraiment trop fort leur barque… Le soleil brûle comme du plomb fondu. Jacques cherche en vain à fuir cette morsure. Dans l’effort qu’il fait pour déplacer les épaules, il soulève à demi les paupières et les referme aussitôt, blessé jusqu’au fond des prunelles par cette flèche d’or. Il souffre. Ces cailloux pointus, au fond du canot, lui déchirent les chairs. Il voudrait appeler Meynestrel, mais il a dans la bouche un charbon ardent qui lui ronge la langue… Un choc. Il le perçoit, douloureusement, jusqu’à l’extrémité de ses nerfs. La barque, roulée par une vague soudaine, a dû heurter l’embarcadère. Il ouvre les yeux… « Hé, Fragil, veux-tu boire ? » Un képi… C’est un gendarme qui a parlé… un visage inconnu, un visage mal rasé de curé de campagne. Tout autour, des voix rudes, grasses, qui s’entrecroisent. Il souffre. Il est blessé. Il a dû être victime d’un accident. Boire… Contre ses lèvres en feu, il sent le bord d’un quart de fer-blanc. « Mon vieux, leurs flingots, ça n’est rien. Mais leurs mitrailleuses ! Et ils en ont partout, les vaches ! » – « Nous aussi, on doit bien en avoir, des mitrailleuses ! Attends seulement qu’on les sorte ! »

Boire… Bien qu’il soit au soleil, et trempé de sueur, il grelotte. Ses dents tremblent contre le métal. Sa bouche n’est qu’une plaie… Il avale avidement une gorgée, et s’étrangle. Un peu d’eau coule sur son menton. Il veut lever un bras : ses poignets sont liés par des menottes et fixés aux sangles du brancard. Il voudrait boire encore. Mais la main qui tenait le quart s’est retournée… Brusquement, il se souvient. De tout ! Les tracts… La serre calcinée de Meynestrel, l’avion, le brasier… Il ferme ses yeux que piquent le soleil, les larmes, la poussière, la sueur… Boire… Il souffre. Indifférent à tout, sauf à sa douleur… Mais le brouhaha qui l’environne lui fait rouvrir les yeux.

Tout autour, des fantassins, débraillés, le cou nu, les cheveux collés par la transpiration, vont et viennent, parlent, s’appellent, crient. Il gît au ras du sol, sur une civière posée dans l’herbe, au bord de cette route qui est pleine de soldats. Des voitures grinçantes, attelées de mulets, passent, sans arrêt, au pas, le long de lui, soulevant une poussière épaisse. À deux mètres, sur l’accotement, des gendarmes, debout, boivent, chacun leur tour, à la régalade, en élevant dans la lumière un bidon de soldat. Des faisceaux de fusils, des empilades de sacs, s’alignent à perte de vue sur la route. Des soldats, en grappes, vautrés sur le flanc du talus, discutent, font des gestes, fument. Les plus fourbus se sont allongés sur le dos, le coude en travers du visage, et dorment sous le soleil. Dans le fossé, étendu les bras en croix, un petit soldat, tout jeune, regarde le ciel, de ses grands yeux ouverts, et mâchonne un brin d’herbe. Boire, boire… Il souffre. De partout : de la bouche, des jambes, du dos… Des frissons de fièvre lui parcourent les reins, et lui tirent, chaque fois, une plainte sourde. Cependant, ce ne sont plus ces douleurs fulgurantes qui lui lacéraient le corps, après la chute, après l’incendie. On a dû s’occuper de lui, panser ses blessures. Et, brusquement, une idée traverse son esprit somnolent : on l’a amputé des deux jambes… Qu’importe, maintenant ?… Néanmoins, cette pensée d’amputation l’obsède. Ses jambes… Il ne les sent plus… Il voudrait savoir… Des sangles serrées l’attachent au brancard. Il parvient pourtant à soulever la nuque : le temps d’apercevoir ses mains ensanglantées et ses deux jambes qui sortent du pantalon coupé à mi-cuisse. Ses jambes ! Entières… Vivantes ? Des bandages les emmaillotent, et elles sont garrottées, des genoux aux chevilles, sur des éclissés arrachées sans doute à quelque ancienne caisse d’emballage, car l’une des planchettes porte encore, bien en vue, en lettres noires : FRAGIL… Il repose la tête, épuisé.

Des voix, tout autour, des voix… Des hommes, des soldats… La guerre… Des soldats qui parlent : « Un dragon nous a dit que le régiment se rassemblait par là… » – « Y a qu’à suivre la colonne. Tu verras bien à l’étape. » – « D’où que vous venez, vous autres ? » – « Est-ce qu’on sait les noms ? De là-bas… Et vous ? » – « Nous aussi. Nous, tu sais, on en a vu depuis vendredi ! » – « Ben, et nous, alors ! » – « Nous, mon vieux, c’est simple : depuis le début de l’attaque – le 7, vendredi, ça fait trois jours, hein ? – on n’a pas dormi six heures, en tout. Pas vrai, Maillard ? Et rien à bouffer. Samedi on a eu un bout de distribution ; le soir ; mais, depuis qu’on fout le camp, dans cette pagaïe, ravitaillement, zéro ! Si on n’avait pas trouvé à se débrouiller dans les patelins… » D’autres voix, plus loin, rageuses : « Et moi, je te dis que c’est pas fini ! » – « Et moi je te dis qu’on est foutus ! S’pas, Chabaux ? Bien foutus ! Et si on veut reprendre l’offensive, on tombera sur un bec !… »

Le plus douloureux de tout, peut-être, c’est la plaie de la bouche, qui l’empêche d’avaler sa salive, de parler, de boire, presque de respirer. Avec précaution, il essaie de remuer sa langue. Il garde au fond de la gorge, un goût tenace d’essence, de vernis brûlé…

– « Et puis, tu sais, toutes les nuits dehors, en alerte… Et quand le bataillon s’est amené devant Carspach… »

Oui, c’est à la langue qu’il est blessé : elle est enflée, déchirée, à vif… Il a dû recevoir un débris dans la figure, ou s’écraser le menton en tombant. Pourtant, c’est à l’intérieur de la bouche qu’il a mal. Son cerveau travaille : « Je me suis coupé la langue avec les dents », se dit-il enfin. Mais cet effort d’attention l’a brisé. Il referme les paupières, étourdi. Des flammes dansent devant ses yeux clos. Dans ses jambes, les élancements ne cessent pas. Il geint faiblement, et s’abandonne de nouveau à cette douceur soudaine… l’oubli…

– « Des brûlures, partout… les jambes en marmelade… espion… »

Il rouvre les yeux. Toujours des bottes, des jambières.

Les gendarmes se sont rapprochés du brancard. Un groupe s’est formé autour d’eux. « Paraît que l’avion… » – « Leur taube ? Bricard l’a vu… » – « Bricat ? » – « Non ! Bricard, le grand sous-off’ de la 5e. » – « N’en reste rien, de leur taube ! » – « Un de moins ! » – « Lui, Fragil, il a encore de la veine… S’en tirera peut-être, malgré ses guibolles… » Cette voix ne lui est pas inconnue. Il tourne la tête : celui qui parle, et qui l’examine, c’est le vieux gendarme curé de campagne, aux yeux pâles, au front dégarni, celui qui lui a donné à boire. « Basta ! » lance un autre gendarme, un petit noiraud, râblé, une tête de Corse avec des yeux de braise : « Vous entendez, chef ? Marjoulat dit que Fragil s’en tirera ! Pas pour longtemps ! » Le brigadier de gendarmerie ricane : « Pas pour longtemps, non… Paoli a raison. Pas pour longtemps ! » C’est un grand diable qui a des galons neufs cousus à ses manches. Il porte une barbe noire, très fournie, qui ne laisse à découvert que deux pommettes couleur de viande. « Alors, pourquoi qu’on lui a pas réglé son compte, sur place ? » demande un soldat. Le brigadier ne répond pas. « Et vous allez le porter loin, comme ça ? » – « On doit le remettre au corps d’armée », explique le Corse. Le brigadier détourne la tête, mécontent. Il grommelle, d’un ton sentencieux : « On attend des ordres. » Un sergent d’infanterie, gavroche, s’esclaffe : « Comme nous ! Voilà deux jours qu’on les attend, les ordres ! » – « Et la soupe avec ! » – « Quelle pagaïe ! » – « Y a même plus d’agents de liaison, je crois… Le colonel… » Un coup de sifflet les interrompt. « Rompez les faisceaux ! La colonne repart ! » – « Sac au dos ! Debout, là-bas ! Sac au dos ! »

Un bruyant remue-ménage se fait maintenant autour de Jacques. La colonne reprend sa marche. Il sombre dans un trou ténébreux. L’eau clapote autour de la barque ; une vague plus forte la soulève, la berce, l’emporte à la dérive… « Appuyez à droite ! » – « Qu’est-ce qu’il y a ? » – « À droite !… » Les secousses lui font ouvrir les yeux. Devant lui, le dos du gendarme qui porte l’avant du brancard.

La colonne ondule ; le flot s’écarte pour contourner un mulet mort, ballonné, les jambes en l’air, abandonné sur la route. Les hommes crachent, à cause de l’odeur, et se débattent un instant contre les mouches qui se collent aux visages. Puis les rangs se reforment en clopinant, et les semelles cloutées reprennent leur raclement sur le sol caillouteux.

Quelle heure est-il ? Le soleil tombe droit et lui brûle la figure. Il souffre. Dix ou onze heures, peut-être ? Où le conduit-on ?… La poussière empêche de voir à plus de quelques mètres. À gauche, les voitures régimentaires défilent toujours, au pas, dans un nuage âcre, étouffant. La route fume, la route pue le crottin, la laine mouillée, le cuir, l’homme en sueur. Il souffre. Surtout, il est sans forces. Sans forces pour penser, pour sortir de son engourdissement. La gorge irritée par la poussière, les gencives desséchées par la fièvre, par la soif, la langue en sang, il est perdu dans ce piétinement innombrable, dans ce bruit d’armée en marche, perdu et seul, coupé de tout, de la vie, de la mort… Pendant les rares minutes de lucidité qui alternent avec ces longs moments d’inconscience ou de cauchemar, il se répète, sans interruption : « Courage… courage… » Par instants, les hommes marchent si serrés auprès du brancard, qu’il ne voit plus rien que ces torses oscillants, et ces canons de fusils, et l’air qui tremble entre lui et le ciel ; il est comme au centre d’une forêt houleuse qui avance, et son œil hébété se fixe obstinément sur une musette gonflée qui se balance, sur un quart luisant attaché à un bidon de drap bleu. Beaucoup de soldats ont débouclé les courroies du sac et fait glisser leur chargement au creux de leurs reins ; les épaules plient, les visages sont souillés de poussière et de sueur ; les regards que parfois il surprend posés sur lui ont une expression décentrée, à la fois attentive et distraite : une expression troublante, vague à donner le vertige… Ils vont, ils vont droit devant eux, flanc contre flanc, sans rien voir, sans parler, vacillants mais tenaces à suivre cette retraite qui les sauve ; et leurs forces s’usent sur cette route comme sur une meule. À droite, un grand soldat efflanqué, au profil de médaille, qui porte un brassard d’infirmier, avance, d’un rythme grave, tête levée, recueilli comme s’il priait. À gauche du brancard, il y en a un petit qui marche à pas précautionneux, et qui boite. Le regard de Jacques, hébété, se fixe sur cette jambe clochante, toujours en retard, et qui, à chaque effort, fléchit un peu du genou. Parfois aussi, quand une débandade écarte les files, Jacques aperçoit des arbres, des haies, des prairies, toute une campagne ensoleillée… Est-ce possible ? Tout à l’heure, sur le bord de la route, une cour de ferme lui est apparue, avec sa grange en torchis, sa maison grise aux volets clos, son tas de fumier où picoraient des poules ; et l’odeur chaude du purin est venue jusqu’à lui… Engourdi, il se laisse ballotter, les yeux presque constamment clos. Ses jambes… Sa bouche… Si seulement l’homme pensait encore à lui donner à boire… Sans cesse, la marche est interrompue par des arrêts brusques, après lesquels les soldats, haletants, sont obligés de courir pour rattraper la distance et empêcher que les charrettes, profitant des intervalles libres, ne s’insèrent dans la colonne. « C’est malheureux de voir ça ! Pourquoi, aussi, qu’on est tous sur la même route ! ». – « Mais, mon vieux, c’est partout pareil ! Y a des convois sur tous les chemins ! Tu penses, toute la division en retraite ! » – « La division ? Tout le VIIe corps, à ce qu’il paraît ! »

– « Hé, toi, où que tu vas par là ? » – « T’es pas fou ? » – « Hé, le territorial ! » Un fantassin a traversé la route, en biais, à contre-courant, se dirigeant vers l’Est : vers l’ennemi… Indifférent aux appels, il se glisse entre les charrettes, les soldats. Il n’est plus jeune. Sa barbe grisonne, et pas seulement de poussière. Il est sans arme, sans sac, avec une capote déteinte sur un pantalon de paysan, en velours brun. Une grappe de choses battantes lui pend aux flancs, cartouchières, bidon, musettes. « Hé, pépère, où donc que tu vas ? » Il évite les bras tendus. Son visage est hagard, son œil obstiné, sauvage ; ses lèvres remuent : il a l’air de dialoguer à voix basse avec un fantôme. « Tu rentres chez toi, vieux ? » – « Bonne chance ! » – « Tu m’enverras des cartes postales ! » Sans tourner la tête, sans un mot, l’homme fonce droit devant lui, escalade un tas de pierres, traverse le fossé, écarte la rangée d’arbustes qui borde le pâturage et disparaît.

– « Tiens ! Des bateaux ! » – « Sur la route ? » – « Quoi ? » – « Une compagnie de pontonniers, qui se débine ! » – « Ils ont coupé la colonne. » – « Où ? » – « C’est vrai ! Regarde ! Des bateaux à roulettes ! On aura tout vu ! » – « Hé, dis donc, Joseph, faut croire que cette fois on a renoncé à passer le Rhin ! » – « Avancez ! » – « En avant ! » La colonne s’ébranle et repart.

Cent mètres plus loin, nouvel arrêt. « Quoi encore ? » Cette fois, le stationnement se prolonge. La route croise une voie-ferrée, sur laquelle roule un interminable convoi de wagons vides que traîne à petite allure une locomotive soufflante, chauffée à blanc. Les gendarmes posent le brancard dans la poussière. « Faut croire que ça va mal, chef : ils refoulent le matériel à l’arrière ! » constate Marjoulat, avec un petit rire. Le brigadier regarde le train, et s’éponge la figure, sans répondre. « Zou ! » gouaille le petit Corse, « Marjoulat, il est tout guilleret, chef, depuis qu’on se débine ! » – « Marjoulat », dit un troisième gendarme, un athlète au cou de taureau qui s’est assis sur un tas de pierres et mâche un peu de pain, « il était pas trop à son affaire, avant-hier, quand on a vu les uhlans… » Marjoulat est devenu rouge. Il a un gros nez, de gros yeux gris, un regard triste, fuyant, mais volontaire ; un front buté ; un visage de paysan qui calcule. Il s’adresse au brigadier qui le regarde en silence : « J’ai pas honte de le dire, chef : la guerre, ça me va point. J’suis pas Corse, moi : j’ai jamais été batailleur. »

Le brigadier n’écoute pas. Il s’est tourné vers la droite. Un tambourinement sourd se mêle au bruit du train. Longeant la voie, un groupe de cavaliers s’avance, au trot. « Une patrouille ? » – « Non, c’est de l’état-major. » – « Des ordres, peut-être ? » – « Écartez-vous, bon Dieu ! » Le peloton monté se compose d’un capitaine de cuirassiers, suivi de deux sous-off’s et de quelques cavaliers. Les chevaux s’insinuent entre les voitures et les fantassins, contournent le brancard, traversent la route, se rassemblent de l’autre côté, et piquent à travers champs, vers l’Ouest. « Ils ont de la veine, ceux-là ! » – « Penses-tu ! Paraît que la division de cavalerie a ordre de se faire bousiller derrière nous, pour les empêcher de nous tomber dessus ! »

Autour du brancard, des soldats discutent. Entre les revers des capotes déboutonnées, sur les poitrails où ruisselle la sueur, la plaque d’identité, qui doit conserver à chaque cadavre son matricule, pend à son lacet noir. Quel âge ont-ils ? Ils ont tous un visage fripé, sali, uniformément vieux. « As-tu encore un peu de flotte ? » – « Rien : plus, pas une goutte ! » – « Je te dis qu’on en a vu un, nous, de zeppelin, dans la nuit du 7. Il volait au-dessus des bois… » – « On recule pas ? Non ? Alors, qu’est-ce qu’il te faut ! » – « Non : c’est un agent de liaison de la brigade, qui a entendu un officier d’état-major l’expliquer au Vieux. On recule pas ! » – « Vous entendez, vous autres ? Il dit qu’on recule pas, lui ! » – « Non ! C’est un repli stratégique, qu’on appelle. Pour mieux préparer la contre-offensive… Un coup épatant… On va les prendre en pincette. » – « En quoi ? » – « En pincette ! Demande à l’adjudant. Sais-tu ce que c’est, en pincette ? On les laisse entrer dans du mou, tu comprends ? et puis, crac ! on referme la pincette, et ils sont faits ! » – « Un taube ! » – « Où ? » – « Là ! » – « Où ? » – « Juste au-dessus de la meule. » – « Un taube ! » – « Avancez ! » – « Un t aube, mon adjudant ! » – « Avancez ! Voilà le fourgon… C’est la queue de la rame. ». – « À quoi tu vois que c’est un taube ? » – « La preuve ! On le canarde. Tiens ! » Autour du minuscule point brillant, dans le ciel, naissent de petits flocons qui restent un instant en boules, avant de se défaire dans le vent. « Reformez-vous ! Avancez ! » Les derniers wagons glissent lentement sur les rails. Le passage à niveau est libre.

Bousculade… Oh ! ces secousses… Courage… Courage… Lucide une seconde, il entend, au-dessus de lui, le halètement du gendarme qui porte la tête du brancard. Puis tout chavire : un vertige, un écœurement mortel. Courage… Les rangs bariolés des soldats passent en tournoyant comme des chevaux de bois, bleus et rouges. Il pousse un gémissement. La main fine, la main nerveuse de Meynestrel, noircit, se recroqueville à vue d’œil, devient une patte de poule, calcinée… Les tracts ! Tous brûlés, perdus… Mourir… Mourir…

 

La trompe d’une auto. Il soulève les paupières. La colonne est arrêtée à l’entrée d’un bourg. L’auto corne : elle vient de l’arrière. Les hommes se tassent sur le bord de la route pour laisser le passage. Au garde-à-vous, le brigadier salue. C’est une voiture découverte, avec un fanion ; elle est chargée d’officiers. Dans le fond, le képi doré d’un général. Jacques referme les yeux. La vision du conseil de guerre traverse son cerveau. Il est debout, au centre du prétoire, devant ce général à képi doré… M. Faîsme… La trompe corne sans arrêt. Tout se brouille… Quand il rouvre les yeux, il aperçoit une haie bien taillée, des pelouses, des géraniums, une villa avec des stores rayés… Maisons-Laffitte… Au-dessus de la grille pend un drapeau blanc à croix rouge. Devant le perron, une voiture d’ambulance, vide, criblée de balles, toutes ses vitres brisées. La colonne passe. Elle avance pendant quelques minutes, et s’arrête. Le brancard touche terre, durement. Maintenant, au moindre stationnement, la plupart des soldats, au lieu d’attendre, debout, se laissent tomber sur la route, à l’endroit même où ils ont stoppé, sans quitter leur sac ni leur fusil, comme s’ils voulaient s’anéantir là.

On est à deux cents mètres du village. « Paraît qu’on va faire halte au patelin », dit le brigadier.

Remue-ménage. « En route ! » La colonne repart, fait cinquante mètres et s’arrête encore.

Un choc. Qu’est-ce qu’il y a ? Le soleil est encore haut, et brûlant. Depuis combien d’heures, depuis combien de jours, dure cette marche ? Il souffre. Dans sa bouche, le sang extravasé donne à sa salive une saveur infecte. Les taons, les mouches, dont les mulets sont couverts, s’acharnent sur son menton, sur ses mains.

Un gosse du village, les yeux allumés, raconte en riant à des soldats qui l’entourent : « Dans la cave de la mairie… Ils sont juste en face du soupirail… Trois ! Trois-z-uhlans prisonniers… N’en mènent pas large ! On dirait des fouines !… Paraît qu’ils prennent tous les enfants pour leur couper les mains… Y en a un qu’est sorti entre deux sentinelles pour pisser… Nous, on voulait l’étriper ! » Le brigadier appelle le gosse : « Y a-t-il encore du vin, par ici ? » – « Pardi ! » – « Tiens, voilà vingt sous, va en chercher un litre. » – « Reviendra jamais, chef… » prophétise Marjoulat, désapprobateur. – « On avance ! En route ! » Nouveau bond de cinquante mètres, jusqu’au croisement d’un chemin où un peloton de cavaliers a mis pied à terre. Sur la droite, dans un grand terrain en contrebas, bordé de lices blanches – un champ de foire, sans doute – des gradés ont rassemblé ce qui reste d’une compagnie de fantassins. Au centre, le capitaine harangue les hommes. Puis les rangs se disloquent. Près d’une meule, une cuisine roulante distribue la soupe. Tintements de gamelles, cris, discussions, bourdonnement d’essaim… Le gosse reparaît, essoufflé, brandissant une bouteille. Il rit : « Le voilà, vot’vin. Quatorze sous, qu’ils ont dit. C’est des voleurs. »

Jacques rouvre les yeux. Le litre, couvert de buée, semble glacé. Jacques le regarde, et bat des paupières : la seule vue de la bouteille… Boire… Boire… Les gendarmes, se sont groupés autour de leur chef, qui tient la bouteille entre ses deux mains, comme pour en savourer d’abord, avec ses paumes, la fraîcheur. Il ne se presse pas. Il écarte les jambes, se cale sur ses reins, soulève le litre dans le soleil, et, avant d’introduire le goulot entre ses lèvres, pour avoir la bouche bien nette, il racle la gorge et crache. Quand il a bu, il sourit et tend la bouteille à Marjoulat, le plus ancien. Pensera-t-il à Jacques, Marjoulat ? Non. Il boit, et passe le litre à son voisin, Paoli, dont les narines palpitent comme des naseaux. Jacques baisse doucement les paupières – pour ne plus voir…

Des voix, autour de lui. Il ouvre et referme les yeux. Des sous-off’s de dragons – ceux dont le peloton attend dans le chemin de traverse – profitent de la halte de la colonne pour venir bavarder avec les fantassins : « Nous, on est de la brigade légère. Le 7, on nous a engagés, avec le VIIe corps… On devait atteindre Thann, faire un mouvement de conversion, comme ça, un redressement le long du Rhin, pour aller couper les ponts. Mais, on s’est trop pressé. On était mal engagé, tu comprends ? On avait voulu aller trop vite. Les canassons renâclaient, les biffins étaient fourbus… Il a bien fallu battre en retraite. » – « Une belle pagaïe ! » – « Et encore, par ici, c’est rien ! Nous, on vient de par là, du Nord… Alors, ça ! Sur les routes, y a non seulement les troupes, mais tous les civils des patelins, qui ont les foies, et qui se débinent ! » – « Nous », dit un sergent d’infanterie, d’une voix grave et chaude, « on était en avant-garde. On est arrivé devant Altkirch à la tombée de la nuit. » – « Le 8 ? » – « Le 8, samedi ; avant-hier, quoi… » – « On y était aussi, nous… La biffe a bien donné, y a rien à dire. Altkirch, c’était plein de Pruscos. En cinq secs, la biffe les a foutus dehors, à la baïonnette… Et nous, on les a poursuivis, dans la nuit, jusqu’à Walheim. » – « Nous, on a même été jusqu’à Tagolsheim. » – « Et le lendemain, rien devant nous… Rien ! Jusqu’à Mulhouse… On croyait déjà qu’on était parti comme ça jusqu’à Berlin ! Mais, les vaches, ils savaient bien ce qu’ils faisaient, en nous laissant avancer. Depuis hier, ils contre-attaquent. Paraît que ça ronfle, là-haut. » – « Encore heureux qu’on ait reçu l’ordre de se replier ! On serait tous fauchés, à cette heure. » Un adjudant d’infanterie et plusieurs sergents de la colonne sont venus écouter. L’adjudant a l’œil fiévreux, les pommettes rouges, une voix saccadée : « Nous, on s’est battu treize heures, treize heures de suite ! Pas vrai, Rocher ? Treize heures… Les uhlans étaient devant nous, dans un bois de sapins. Je verrai ça ma vie durant. Impossible de les faire déloger. Alors on a envoyé notre compagnie sur la gauche, pour tourner le bois. Moi, je suis comptable chez Zimmer, à Puteaux, alors, vous pensez !… On a fait plus d’un kilomètre sur le ventre, on a mis deux heures, trois heures, on croyait jamais arriver jusqu’à la ferme. On y est arrivé tout de même. Les fermiers étaient dans la cave, les femmes, les gosses pleuraient : une pitié… On les a enfermés à clef. Des Alsaciens, oui, mais on ne sait jamais… On a fait des créneaux dans les murs… On est monté au deuxième, on a mis des matelas aux fenêtres. On n’avait qu’une mitrailleuse, mais des cartouches en masse. Eh ben, on a tenu toute la journée ! Paraît que le colo avait dit que nous étions sacrifiés… On en est revenu tout de même ! C’est pas croyable ce qu’on arrive à faire !… Seulement, quand on nous a donné l’ordre de revenir, je vous jure, on se l’est pas fait dire deux fois ! On était encore deux cents quand on a quitté le bois. On n’était plus que soixante quand on a quitté la ferme ; et, sur les soixante, y en avait bien une vingtaine de blessés… Eh ben, au fond, – tu me croiras pas ? – c’est pas si terrible que ça… C’est pas si terrible, parce que tu sais plus ce que tu fais. Ni les hommes, ni les officiers, ni personne. On voit rien. On comprend rien. On se planque. On voit même pas les copains qui tombent. Moi, y en a un, près de moi, qui m’a giclé son sang dessus. Il m’a dit : “Je suis foutu.” Je l’entends encore. J’entends sa voix, mais je ne sais même plus qui c’était. Je crois que j’ai pas eu le temps de le regarder. On va, on va, on crie, on tire, on ne sait plus où on en est. Pas vrai, Rocher ? » – « D’abord », dit Rocher en regardant un à un ses interlocuteurs d’un air coléreux, « faut bien le dire : les Pruscos, rapport à nous, eh ben, ça n’existe pas ! » – « Chef ! » crie un gendarme, « la colonne qui repart ! » – « Oui ? Alors, en avant ! » Les gradés regagnent leurs places en courant. « Serrez, là-bas ! Serrez ! » – « En avant ! » – « Au revoir, et bonne chance ! » crie le brigadier, en passant devant les dragons.

La colonne s’est remise en route. Sans autre arrêt, elle pénètre dans le bourg, emplissant la chaussée de ses rangs compacts, de son piétinement de troupeau. L’allure de la marche s’est ralentie. Le ballottement du brancard est moins douloureux. Jacques regarde. Des maisons… Est-ce le terme de son martyre ?…

Sur les seuils, les habitants se tiennent debout, par groupes ; des hommes âgés, des femmes qui portent des enfants, des gosses accrochés aux jupons de leurs mères. Depuis des heures, depuis l’aube peut-être, le dos collé au mur, le cou tendu, le visage soucieux, aveuglés de poussière et de soleil, ils sont là et regardent couler à pleine rue cet interminable défilé de voitures régimentaires, de trains de combat, de sections sanitaires, de convois d’artillerie, de régiments harassés, toute cette belle « armée de couverture » qu’ils avaient vue, avec confiance, monter, les jours précédents, vers la frontière, et qui maintenant recule en désordre, les laissant à la merci de l’invasion… La ville, étouffée sous la poussière, fume au soleil comme un chantier de démolition. Un bourdonnement de ruche pillée emplit les rues, les ruelles, les cours. Les boutiques sont envahies de soldats qui raflent ce qui reste de pain, de charcuterie, de vin. La place de l’église est grouillante d’hommes, de convois arrêtés. Des dragons, tenant leurs chevaux par la bride, sont massés sur la droite, où il y a un peu d’ombre. Un commandant, rouge, furieux, se penche sur l’encolure de son cheval pour invectiver un vieux garde champêtre, en uniforme d’opérette. Le portail central de l’église est ouvert à deux vantaux. Dans le clair-obscur de la nef, sur une litière de paille, s’alignent des blessés, autour desquels s’agitent des femmes, des infirmiers, des majors en tablier blanc. Dehors, sur une charrette, en plein soleil, un sergent-fourrier hurle dans le tumulte : « La 5e ! Distribution !… » La colonne avance de plus en plus lentement. Derrière l’église, la grand-rue se rétrécit, forme un boyau. Les rangs se tassent, les hommes piétinent sur place, en jurant. Un vieux, dans un fauteuil garni d’oreillers, est assis devant sa porte, comme au spectacle, une main sur chaque genou. Au passage, il interpelle le brigadier : « C’est-il encore loin que vous reculez comme ça ? » – « Sais pas. On attend des ordres. » Le vieux promène un instant sur le brancard, sur les gendarmes, son regard clair comme de l’eau, et branle la tête d’un air désapprobateur : « J’ai vu tout ça, en 70… Mais, on avait tenu plus longtemps… »

Jacques croise le regard apitoyé du vieux. Douceur…

La colonne continue à avancer. Elle a maintenant dépassé le centre du bourg. « Paraît qu’on fait halte là-bas, aux dernières maisons », explique le brigadier, qui vient d’interroger un lieutenant de gendarmerie. – « Ça vaut mieux », dit Marjoulat, « on sera les premiers à repartir. » Le pavé cesse : la rue redevient une route, large, sans trottoirs, bordée de maisons basses et de jardinets. « Halte ! Laissez passer les voitures ! » Les trains régimentaires continuent à avancer. « Vous autres », dit le brigadier, « cherchez voir si la roulante, des fois, n’aurait pas suivi… Il fait faim… Moi, je reste là, avec Paoli, rapport à Fragil… »

Le brancard a été posé sur l’accotement, près d’un abreuvoir où des soldats de toutes armes viennent emplir leurs bidons. L’eau, remuée, jaillit par-dessus la margelle, coule en rigoles… Jacques ne peut détacher les yeux de ce ruissellement. Il a dans la bouche un atroce goût de fer. Sa salive est comme un coton humide… « Veux-tu boire, petit ? » Miracle ! Un bol blanc luit entre les mains d’une vieille paysanne. Autour, un attroupement s’est formé. Des soldats, des civils, des vieux à peau tannée, des gamins, des femmes. Le bol s’approche des lèvres de Jacques. Il tremble… Son regard remercie, comme celui d’un chien. Du lait !… Il boit, douloureusement, gorgée par gorgée. Avec un coin de tablier, la vieille lui essuie le menton à mesure.

Un médecin à trois galons, qui passait, s’est approché : « Un blessé ? » – « Oui, Monsieur le major. Pas intéressant… Un espion… Un alboche… » La vieille paysanne s’est redressée comme un ressort ; d’un coup sec, elle vide le reste de son bol dans la poussière. « Un espion… un alboche… » Les mots courent de bouche en bouche. Autour de Jacques, le cercle se resserre, hostile, menaçant. Il est seul, ligoté, sans défense. Il détourne les yeux. Une brûlure à la joue le fait tressaillir. On ricane. Il aperçoit, au-dessus de lui, le buste d’un apprenti, en cotte bleue. L’enfant rit méchamment ; il tient encore entre les doigts un mégot incandescent. « Laisse-le tranquille ! » gronde le brigadier. – « Pisque c’est un espion ! » réplique le gamin. – « Un espion ! Viens voir ! Un espion !… » Des gens sont sortis des maisons voisines, et forment un groupe haineux, que les gendarmes ont peine à tenir à distance. « Qu’est-ce qu’il a fait ? » – « Où l’a-t-on pris ? » – « Pourquoi qu’on ne lui fait pas son affaire ? » Un gosse ramasse une poignée de cailloux, et la lance. D’autres l’imitent. « Assez ! Foutez-nous la paix, vingt dieux ! » crie le brigadier, mécontent. Et, s’adressant à Paoli : « Transportons-le là, dans la cour. Et tu fermeras la barrière. »

Jacques se sent soulevé, emporté. Il ferme les yeux. Les injures, les ricanements, s’éloignent.

Silence… Où est-il ? Il hasarde un regard. On l’a mis à l’abri, hors de vue, dans la cour d’une ferme, à l’ombre d’un hangar qui sent le foin chaud. Près de lui, une vieille calèche dresse en l’air deux moignons de brancards, sur lesquels dorment des poules. Ombre silencieuse !… Personne… Mourir là…

 

L’irruption des gendarmes l’éveille brutalement. Les poules s’enfuient avec des caquètements effarouchés, de grands battements d’ailes.

Que se passe-t-il ? De tous côtés, des appels, des galopades, un branle-bas général. Le brigadier endosse précipitamment sa tunique, son harnachement. « Allez ! Prenez-moi Fragil… Et en vitesse !… » De l’autre côté de la cour, il y a une ruelle où passe au trot une file de voitures d’ambulance. « Chef, ils déménagent même le poste de secours. » – « Je vois bien. Où est Marjoulat ? Pressons, Paoli… Quoi encore ? Du génie, maintenant ? » Deux camionnettes sont entrées dans la cour, suivies d’un détachement de soldats. Les hommes déchargent en hâte des piquets, des rouleaux de fil de fer. « Les chevaux de frise, dans ce coin-là… Le reste par ici… Vite ! » Le brigadier, inquiet, interroge le sergent qui surveille la corvée. « Ça va donc si mal que ça ? » – « Faut croire !… Nous, on vient fortifier la position… Paraîtrait qu’ils occupent déjà les Vosges… Qu’ils descendent sur Belfort… Paraîtrait qu’on parle de capituler, pour éviter l’occupation… » – « Sans blague ? Alors, ça serait fini pour nous ? » – « En attendant, feriez pas mal de mettre les voiles, vous autres… On fait filer les habitants. Dans une heure, faut que le village soit évacué… » Le brigadier s’est retourné vers ses gendarmes : « Et Fragil, à qui le tour ? Marjoulat, pas le moment de lambiner ! Vite ! » Le bruit des moteurs emplit la cour. Les camionnettes, vidées, font demi-tour. La voix d’un capitaine domine le tumulte : « Rassemblez-moi tout ce que vous pourrez trouver de charrues, de herses… même les faucheuses… Allez dire au lieutenant qu’il empêche les civils d’emmener les tombereaux. On en aura besoin pour barricader les routes… » – « Eh bien, Marjoulat ! » crie le brigadier. – « Voilà, chef… »

Quatre bras empoignent le brancard. Jacques geint. Les gendarmes rejoignent rapidement la route, où la colonne, reformée, est déjà en marche. Les rangs sont si serrés qu’il n’est pas facile de pénétrer dans cette cohue, avec un brancard. « Pousse ! Faut nous faire notre place là-dedans, coûte que coûte ! » – « Basta ! » grogne Paoli, « on pourra tout de même pas marcher des jours en traînant ce coco-là avec nous ! »

Des secousses… des secousses… toutes les douleurs réveillées…

Le village est en plein désarroi. Dans les cours des maisons, ce ne sont qu’appels, cris, lamentations. Les paysans attellent en hâte leurs carrioles. Les femmes y entassent pêle-mêle des ballots, des malles, des berceaux, des paniers de provisions. Beaucoup de familles fuient à pied, mêlées aux soldats, poussant devant elles des brouettes, des voitures d’enfant, remplies d’objets disparates. Sur la gauche de la route, des convois de munitions, des prolonges traînées par de gros percherons, roulent au trot, dans un fracas d’enfer. De toutes les ruelles affluent des charrettes, tirées par des ânes, des chevaux. De vieilles femmes, des enfants y sont juchés sur des empilades de meubles, de caisses, de matelas. Les attelages civils se glissent au milieu des trains régimentaires qui vont au pas et dont la file occupe le centre de la chaussée. Les fantassins, repoussés sur la droite, marchent où ils peuvent, sur l’accotement, dans le fossé. Le soleil tape dur. Dos courbé, képi en arrière, un mouchoir sur la nuque, chargés comme des bêtes de somme (certains ont jusqu’à des fagotins de bois mort en travers des épaules), ils vont, d’un pas hâtif et lourd, sans parler. Ils ont perdu leur régiment. Ils ne savent d’où ils viennent ni où ils vont ; peu leur importe : huit jours de guerre, ils ont depuis longtemps déjà renoncé à comprendre ! Ils savent seulement qu’« on se débine » ; et ils suivent… La fatigue, la peur, la honte et la satisfaction de fuir, leur font à tous le même masque farouche. Ils ne se connaissent pas, ils ne se parlent pas ; quand ils se heurtent, ils échangent un juron ou un propos hargneux…

Jacques ouvre et ferme les yeux, au gré des secousses. Les souffrances des jambes se sont plutôt atténuées pendant ce court répit, à l’ombre du hangar ; mais, dans sa bouche enflammée, ce sont des élancements continuels… Autour de lui oscillent des torses, des fusils ; la poussière, la touffeur de ce bétail humain, le suffoquent ; la houle de ces corps qui se balancent en désordre provoque dans son estomac vide des nausées de mal de mer. Il n’essaie pas de réfléchir. Il est une chose abandonnée de tous, et de lui-même…

La marche continue. La route se rétrécit entre deux talus. À tout instant, il y a un embouteillage, un arrêt ; et chaque fois, le brancard, posé à terre, heurte rudement le sol ; et, chaque fois, Jacques rouvre les yeux et geint. « Basta », bougonne le petit Corse, « à ce train-là, chef, les Pruscos n’auront pas de mal à nous… » – « Allez donc », crie le brigadier, qui s’énerve, « vous voyez bien qu’on ravance ! » La colonne s’ébranle de nouveau, fait, cahin-caha, une cinquantaine de mètres et stoppe encore. Les gendarmes se trouvent arrêtés au croisement d’un chemin de terre, où une compagnie de fantassins attend, massée, l’arme à la bretelle. Des officiers, groupés autour du capitaine, se concertent et consultent leurs cartes, debout sur le talus. Le brigadier interroge un adjudant qui s’est approché curieusement du brancard. « Où que vous allez, vous autres ? » – « Sais pas… Le capiston attend des ordres. » – « Ça la fout mal, hein ? » – « Oui, plutôt… Paraît qu’on a signalé des uhlans, au Nord… » Un officier s’est avancé au bord du talus. Il crie : « Arme à la main ! Par quatre, derrière moi ! » Et, laissant à sa gauche la route encombrée, il emmène ses hommes à travers les prés, parallèlement à la route. « Pas bête, celui-là, chef ! L’est sûr d’être avant nous à l’étape ! » Le brigadier mâchonne sa moustache et ne répond pas.

L’arrêt se prolonge. La colonne paraît sérieusement bloquée. Même les trains d’artillerie, sur la gauche, sont immobilisés. Une section de cyclistes, machines à la main, essaie de se faufiler entre les voitures ; mais elle s’enlise, elle aussi, dans cet entassement inextricable.

Vingt minutes passent. La colonne n’a pas avancé de dix mètres. À droite, dans la campagne, des formations d’infanterie font retraite vers l’Ouest, sans se soucier des routes. Le brigadier, nerveux, fait un signe à ses gendarmes. Les têtes se rapprochent au-dessus du brancard pour un conciliabule à voix basse. « Vingt dieux, on peut tout de même pas rester la journée là, à faire les zouaves… N’ont qu’à faire marcher leur colonne, s’ils veulent qu’on suive leur route… Moi, j’ai une mission particulière, est-ce pas ? Faut livrer ce coco-là à la gendarmerie du corps, ce soir… Je prends tout sur moi. Suivez ! Hop ! » Sans perdre une seconde, les gendarmes obéissent : bousculant les soldats qui les entourent, ils ont empoigné le brancard, franchi le fossé, grimpé le talus, et ils s’élancent à travers champs, abandonnant la route et ses convois paralysés.

Le saut du fossé, l’ascension du talus, ont arraché à Jacques un long, un rauque gémissement. Il tord la nuque ; il essaie d’entrouvrir ses lèvres tuméfiées… Une nouvelle secousse… Une autre encore… Le ciel, les arbres, tout vacille… L’avion flambe ; ses pieds sont deux torches ; la mort, une mort atroce, le saisit aux jambes, aux cuisses, monte jusqu’au cœur… Il s’évanouit.

Brusquement heurté, il reprend conscience. Où est-il ? Le brancard est posé dans l’herbe. Depuis combien de temps ? Cette fuite lui semble durer depuis des jours… La lumière a changé, le soleil est plus bas, la journée s’achève… Mourir… L’excès de la douleur l’engourdit comme une drogue. Il lui semble qu’il est enseveli sous terre, à une profondeur où les chocs, les sons, les voix, ne parviennent qu’étouffés, lointains. A-t-il dormi ? rêvé ? Il a gardé la vision d’un bosquet d’acacias où broutait une chèvre blanche ; d’un pré marécageux où les bottes des gendarmes enfonçaient, l’éclaboussant de boue… Il ouvre tout grands les yeux, il cherche à voir. Marjoulat, Paoli, le brigadier, ont mis un genou en terre. Devant, à quelques mètres, un grand tas qui bouge : une compagnie de fantassins couchée : les sacs, imbriqués les uns dans les autres, forment une gigantesque carapace qui tressaille dans l’herbe.

Un capitaine, debout derrière ses hommes, inspecte l’horizon à la jumelle. Vers la gauche, un coteau : une prairie en pente, sur laquelle un bataillon bleu et rouge s’est déployé en éventail et couché, pareil à un jeu de cartes sur un tapis vert…

– « Qu’est-ce qu’on attend, chef ? » – « Des ordres. » – « S’il fallait courir », dit Marjoulat, « comment qu’on ferait pour suivre, nous autres, avec Fragil ? »

Le capitaine s’est approché du brigadier et lui prête sa jumelle. Soudain, sur la droite, des foulées de chevaux : un peloton de cavaliers, avec, en tête, un sous-off’ de dragons, droit sur ses étriers, la crinière au vent. Le sous-off’ s’est arrêté près du capitaine. Il a des traits d’enfant, un visage animé, joyeux. Sa main gantée se tend vers la droite : « Ils sont là… Derrière la colline… Trois kilomètres… La division de soutien doit être engagée, maintenant ! »

Il a parlé haut. Jacques l’a aperçu. L’image de Daniel, avec son casque, traverse sa torpeur…

Un cliquetis métallique vibre dans l’air : sans attendre le commandement, les soldats du dernier rang, qui ont entendu, mettent baïonnette au fusil ; leur geste se propage de proche en proche, faisant jaillir du sol un champ de tiges luisantes ; et toutes les têtes se soulèvent, tous les regards sont tournés vers la sinistre « colline », où le ciel est doré, paisible, pur… D’un signe, le sous-off’ rassemble ses cavaliers, dont les chevaux piétinent l’herbe grasse, et le peloton repart, au trot. Le capitaine crie : « Dites qu’on nous envoie des ordres ! » Il se tourne vers le brigadier : « Vous avez déjà vu ça, vous ? À gauche, pas de liaison ! À droite, non plus ! Qu’est-ce qu’ils veulent qu’on foute, dans cette pagaïe ? » Il s’éloigne pour rejoindre ses hommes. « Faut pas rester ici, chef, voyons… », balbutie Marjoulat. – « Hé », dit Paoli, « voilà qu’ils bougent, là-bas ! » En effet : rangée après rangée, par bonds successifs, le bataillon qui était éployé dans le pâturage, gagne le haut du coteau ; et, chacune à leur tour, chaque rangée de soldats disparaît de l’autre côté du versant. « En avant ! » crie le capitaine. – « Nous aussi, en avant ! » dit le brigadier.

Le brancard est soulevé, secoué. Jacques gémit. Nul ne l’écoute, nul ne l’entend. Ah, qu’on le laisse… qu’on le laisse mourir là… Il ferme les yeux. Oh, ces chocs… Tous les cinquante mètres, le brancard tombe violemment dans l’herbe ; les gendarmes, agenouillés, soufflent une minute, et repartent. À droite, à gauche, des soldats, par bonds, gravissent à leur tour le coteau. Les gendarmes arrivent enfin à quelques mètres de la crête. Le capitaine est là. Il explique : « De l’autre côté, au fond du ravin, il doit y avoir un bois, et un chemin… On doit pouvoir se défiler sous bois, vers le sud-ouest. Faut faire vite… Passée la crête, on est en vue… » C’est au tour de la dernière fraction de fantassins. « En avant ! » – « Suivons ! » crie le brigadier. Le brancard, arraché encore une fois au sol, atteint la ligne de crête. Un pré, coupé d’arbustes, dévale vers une gorge boisée, au-delà de laquelle commencent des bois, qui bornent l’horizon. « Y a qu’à dégringoler tout droit, au plus court ! En avant ! » Soudain, un long sifflement déchire l’air : un bruit grinçant, en vrille, qui s’enfle, s’enfle… Le brancard, une fois de plus, tombe lourdement dans l’herbe. Les gendarmes se sont aplatis sur le sol, parmi les soldats. Chacun n’a qu’une pensée : se faire le plus plat possible, s’enfouir dans la terre, comme s’ensablent les soles à marée basse. Une explosion sourde et violente éclate, en avant, de l’autre côté du ravin, dans les bois. Les visages ont une expression de panique. « On est repéré ! » – « Avance donc ! » – « On va se faire bousiller, dans leur bois ! » – « Au ravin ! Au ravin ! » Les hommes se relèvent d’un coup de reins et bondissent sur la pente, profitant du moindre arbuste, du moindre pli de terrain, pour s’écraser contre le sol, avant de bondir de nouveau. Les gendarmes suivent, ballottant, disloquant le brancard. Ils atteignent enfin la bordure du bois. Jacques n’est plus qu’un paquet de chairs meurtries, inertes. Pendant la descente, tout le poids du corps a porté sur les jambes cassées. Les sangles lui entrent dans les bras, dans les cuisses. Il n’a plus conscience de rien. Au moment où le brancard pénètre comme un projectile à travers les sapins de la lisière, il entrouvre une seconde les yeux, cinglé par les branches, criblé de piqûres, écorché au visage, aux mains. Puis c’est un brusque apaisement. Il lui semble perdre la vie comme on perd son sang, d’une coulée tiède, écœurante… Vertige… Chute dans le vide… L’avion, les tracts…

Un sifflement de fusée s’élève, se rapproche, et passe… Jacques ouvre et referme les yeux… Bourdonnement humain… Ombre, immobilité…

Le brancard gît sous bois, sur un sol d’aiguilles de sapins. Tout autour, une agitation indistincte… Entassés torse contre torse, et si près les uns des autres qu’ils semblent soudés en une masse compacte, les fantassins, debout, engoncés dans leurs équipements, paralysés par leurs fusils et leurs sacs qui s’accrochent au feuillage, piétinent sur place sans pouvoir avancer ni se tourner : « Poussez pas ! » – « Qu’est-ce qu’on attend ? » – « On a envoyé des patrouilles. » – « Faut bien voir si les bois sont sûrs ! » Des officiers, des sous-off’s, se démènent, sans parvenir à regrouper leurs hommes : « Silence ! » – « Sixième, à moi ! » – « Deuxième !… » Contre le brancard, un soldat s’est adossé à un sapin, et, d’un coup, le sommeil l’a pris, comme une mort. Il est jeune ; les traits sont creusés, le teint est grisâtre ; son bras raidi serre machinalement le fusil contre sa hanche : il a l’air de présenter les armes. « Paraît que le troisième bat’ est parti en flanc-garde, pour protéger… » – « Par là, mes p’tits gars ! par là ! » C’est un caporal, un paysan trapu qui entre sous bois, traînant son escouade derrière lui, comme une poule ses poussins.

Un lieutenant enjambe le brancard. Il a cet air arrogant et peureux du chef débordé, prêt à tout pour sauver son prestige. « Les gradés, faites faire silence ! Voulez-vous obéir, oui ou merde ? Première section, rassemblement ! » Les soldats, en rechignant, tentent de se mouvoir : ils ne demandent qu’à retrouver leurs chefs, leurs camarades, pour se sentir de nouveau pris en charge, encadrés. Il y en a qui rient, sottement rassurés par l’horizon limité du sous-bois : comme si la guerre était restée là-bas, de l’autre côté de la lisière, en terrain découvert. Par instants, un agent de liaison, suant, essoufflé, rageur, ne trouvant jamais celui qu’il cherche, se fraie un passage, avec des jurons, et disparaît parmi les arbustes et les hommes, après avoir jeté, d’un air hagard, un numéro de régiment ou le nom d’un colonel… Un nouveau sifflement, plus sourd, plus sec, passe par-dessus les arbres. Brusque silence : les épaules plient, les nuques se tassent contre les sacs. Cette fois, l’explosion est sur la droite… « Ça, c’est un 75 ! » – « Non ! Ça, c’est un 77 !… » Les gendarmes, groupés autour du brancard comme autour de leur raison d’être, forment un îlot fixe, contre lequel la houle humaine vient battre.

À l’orée du bois, une voix jaillit soudain : « Hausse à 1800 mètres !… la ligne de crête… le boqueteau noir… À mon commandement ! Feu !… » Une salve nourrie ébranle l’air. Sous bois, le silence s’est fait. Une nouvelle salve éclate. Puis des coups partent, un à un, de plus en plus nombreux. Tous ceux qui sont près de la lisière se sont tournés vers la prairie, et, sans avoir reçu d’ordre, heureux d’agir, ils épaulent au hasard, et tirent à travers le feuillage. Le jeune soldat qui tout à l’heure dormait contre l’arbre, agenouillé maintenant au pied du brancard, tire sans arrêt, avec application, le fusil calé dans la fourche de deux branches. Chaque coup cingle Jacques, comme une lanière de fouet ; mais il n’a plus la force d’ouvrir les yeux.

Sur la droite, soudain, le galop de quelques chevaux… Un groupe d’officiers montés, deux commandants, un colonel, font irruption sous bois, dans un fracas d’arbustes cassés. Une voix glapissante domine le crépitement du tir : « Qui a donné l’ordre ? Vous êtes fous ? Sur quoi tirent-ils ? Vous voulez faire repérer toute la brigade ? » De tous côtés les gradés hurlent : « Cessez le feu ! Rassemblement ! » Le tumulte s’arrête brusquement. Obéissant à un élan collectif, tous ces hommes entassés et qui semblaient à jamais prisonniers de leur enchevêtrement, réussissent à se dégager, à se tourner dans le même sens ; ils se pressent, s’entrechoquent, se poussent en silence, et bientôt, comme un vol d’oiseaux migrateurs, ils s’ébranlent lentement dans la direction du sud, derrière le peloton des officiers supérieurs. Le tintement des marmites, des quarts, des gamelles, qu’accompagne le piétinement sourd des godillots sur le sol feutré, emplit le sous-bois d’une rumeur de troupeau. Une poussière résineuse monte, en un nuage roux, à travers les sapins.

– « Et nous, chef ? » Le brigadier a déjà pris sa décision : « Nous, faut suivre ! » – « Avec Fragil ? » – « Parbleu !… Allez ! Derrière moi, en avant ! » Et, sans plus attendre, comme s’il marchait à l’attaque, il se coule dans le flot, immédiatement suivi par les deux gendarmes libres. Les deux autres ont prestement soulevé Jacques. « Tu y es, Marjoulat ? » souffle Paoli. Il cherche à se glisser dans le courant ; mais le flot humain est encore si dense que, à chaque tentative, le brancard est impitoyablement repoussé. « Faut attendre que ça s’espace un peu », conseille Marjoulat. – « Basta ! » dit le Corse, en lâchant brutalement le pied du brancard. « Alors, faut que je rattrape le chef, pour lui dire qu’il attende… » – « Hé, Paoli, tu vas pas me laisser là ! » crie le vieux gendarme, en lâchant à son tour le brancard. Mais Paoli est déjà hors d’appel : agile comme une anguille, il s’est faufilé dans la cohue, et son képi bleu, sa courte nuque hâlée ont aussitôt disparu. « Nom de Dieu ! » fait Marjoulat. Il se penche vers Jacques, comme il faisait pour lui donner à boire. Un éclair de rage luit dans ses yeux : « Tu nous en auras fait voir, salaud ! » Mais Jacques ne l’entend pas. Il a perdu connaissance.

Le gendarme écarte les branches, et cherche à saisir un fantassin par sa patte d’épaule : « Aide-moi à porter ça ! » – « Pas brancardier », fait l’autre, en se dégageant d’un coup sec. Le gendarme avise un gros blond, à l’air bonasse : « Un coup de main, vieux ! » – « Penses-tu ! » – « Quoi faire de ce coco-là », murmure Marjoulat. Il a tiré son mouchoir, et s’éponge machinalement la figure.

Bientôt, le flot est moins compact. Si Paoli revenait, on pourrait avancer, c’est sûr ! « Mon capitaine ! » balbutie Marjoulat. Un officier passe, tirant un cheval par la bride ; il regarde devant lui, sans même tourner la tête… Ceux qui défilent maintenant sont des retardataires. Ils se hâtent, en débandade, tête basse, épuisés, tirant la jambe, inquiets d’être à la traîne. Inutile d’essayer : aucun d’eux ne voudra s’encombrer d’un brancard…

Soudain, de l’autre côté de la lisière, dans la prairie, des voix, une course précipitée… Marjoulat s’est retourné, tout pâle : d’instinct, ses doigts ouvrent l’étui de son revolver et saisissent la crosse. Non ! des voix françaises : « Par là ! Par là !… » Un blessé surgit entre les sapins. Il court comme un somnambule, le front bandé, la figure exsangue. À sa suite, une dizaine de fantassins font irruption dans le taillis. Sans sacs, sans armes : de petits blessés, eux aussi, un bras en écharpe, une main, un genou, entourés de linges. « Alors, vieux, c’est par là, dis ? On peut filer par là ?… Sont pas loin, tu sais ! » – « Pas… pas loin ? » bégaie Marjoulat.

Les branches s’écartent de nouveau : un major paraît, à reculons. Il fraie le passage à deux infirmiers qui portent sur leurs mains nouées en forme de siège un gros homme, nu-tête, au teint cadavérique, les yeux clos ; sa tunique d’officier est ouverte ; quatre galons ; le ventre bombe sous la chemise tachée de sang. « Doucement… doucement… » Le major aperçoit le gendarme, et Jacques à ses pieds. Il se retourne vivement : « Une civière ! Qu’est-ce que c’est ? Un civil ? Un blessé ? » Marjoulat, au garde-à-vous, bredouille : « Un espion, Monsieur le major… » – « Un espion ? Manquerait plus que ça !… Besoin de la civière pour le commandant… Allez, ouste ! »

Le gendarme, docile, commence à déboucler les sangles, à dénouer les liens. Jacques tressaille, bouge une main, ouvre les yeux… Un képi de major ? Antoine ?… Il fait un effort surhumain pour comprendre, pour se souvenir. On va le délivrer, lui donner à boire… Mais que lui fait-on ? Le brancard se soulève ! Aïe !… Pas si fort ! Les jambes !… Une souffrance atroce : malgré les planchettes, ses tibias fracturés lui entrent dans les chairs, des pointes rougies à blanc lui fouillent les moelles… Nul n’a vu ses lèvres tordues de douleur ni son regard dilaté d’épouvante… Versé mollement hors du brancard comme d’une brouette qu’on vide, il s’effondre sur le côté, avec un rauque gémissement. Un froid soudain, un froid qui vient des jambes, monte, avec une lenteur mortelle, jusqu’au cœur…

Le gendarme n’a pas protesté. Il regarde avec effroi autour de lui. Le major examine sa carte, tandis que les infirmiers installent hâtivement sur le brancard le commandant aux yeux clos et dont la chemise est devenue rouge. Marjoulat balbutie : « Sont pas loin, Monsieur le major ? » Un brusque hululement aigu, traînant, déchire l’air, brutalement suivi d’un éclatement, tout proche, qui fait sauter le cerveau dans la boîte crânienne. Et, presque aussitôt, venant de la prairie, le crépitement d’un feu de salve.

– « En avant ! » crie le major. « On va se faire prendre entre deux feux… Sommes foutus si nous restons là ! »

Marjoulat, comme les autres, s’est aplati par terre au moment de l’explosion. Il a du mal à se remettre debout. Il aperçoit la civière qu’on emporte, le détachement des blessés qui s’enfonce dans le bois. Il hurle, d’une voix étranglée d’angoisse : « Eh bien ? Et moi ? Et Fragil ?… » Le vieux sous-off’ au bras bandé, qui ferme la marche, se retourne, sans s’arrêter. « Et moi ? » répète Marjoulat, suppliant. « T’en va pas… Qu’est-ce que je vais en foutre, de ce coco-là ? » Le sous-off’, un rengagé, un ancien, colonial à peau tannée, fait un porte-voix de sa main valide : « Belle camelote, ton espion ! Fous-y son compte, imbécile ! Et débine-toi, si tu ne veux pas être fait comme un rat ! »

– « Nom de Dieu de nom de Dieu ! » glapit le gendarme.

Maintenant, il est seul : seul avec ce demi-cadavre, versé sur le flanc, les yeux clos. Tout autour, un silence solennel, anormal… Sont pas loin… Fous-y son compte… L’œil peureux, il glisse la main dans son étui à revolver. Ses cils battent. La peur d’être pris lutte avec la peur de tuer. Il n’a jamais tué ; pas même une bête… Sans doute, à ce moment-là, si les yeux du blessé s’étaient une fois encore entrouverts, s’il avait fallu que Marjoulat affronte un regard vivant… Mais ce profil blême d’où la vie semble s’être déjà retirée, cette tempe qui s’offre, à plat… Marjoulat ne regarde pas. Il crispe les paupières, les mâchoires, et allonge le bras. Le canon touche quelque chose. Les cheveux ? L’oreille ?… Pour se donner le courage – pour se justifier aussi – les dents serrées, il crie :

– « Fumier ! »

Cri et coup sont partis en même temps.

Libre ! Le gendarme se redresse, et, sans se retourner, bondit dans le taillis. Les branches lui fouettent la figure ; le bois mort craque sous ses bottes. À travers le fourré, le sillage de la retraite a tracé un chemin. Les camarades sont proches… Sauvé ! Il court. Il fuit le danger, sa solitude, son meurtre… Il retient son souffle pour galoper plus vite ; et, à chaque nouveau bond, pour exhaler sa rancune et sa peur, il répète, sans desserrer les dents :

– « Fumier !… Fumier !… Fumier !… »

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