LXXXIV

Malgré le vent glacial qui lui cingle la figure, lui emplit les narines, la bouche, lui donne la sensation qu’il se noie, il ne sent pas qu’il avance. Ballotté, bousculé comme s’il était sur la plaque trépidante d’un passage à soufflets entre deux wagons, assourdi par un roulement de tonnerre qui lui tambourine le tympan malgré les oreillettes de son casque, il ne s’est même pas aperçu que l’avion, après une succession de cahots sur le sol du plateau, avait brusquement décollé. L’espace autour de lui, n’est qu’une masse floconneuse, qui pue l’essence. Il a les yeux ouverts, mais son regard, sa pensée, sont enlisés dans cette ouate. Assez vite, il a retrouvé son souffle. Il lui faut plus longtemps pour accommoder ses nerfs à ce fracas qui pilonne et paralyse le cerveau, qui fait courir, jusqu’aux extrémités des membres, d’incessantes décharges électriques. Peu à peu, cependant, l’esprit recommence à assembler des images, des idées. Non, cette fois, ce n’est plus un rêve !… Il est attaché au dossier de son siège, les genoux immobilisés par les paquets de tracts empilés autour de lui. Il se soulève. À l’avant, dans cette blancheur brouillée qui l’environne, il distingue une silhouette, des épaules, un casque, découpés en ombres chinoises, sous les vastes plans noirs des ailes : le Pilote ! Une jubilation frénétique s’empare de lui. L’avion est parti ! L’avion est en plein vol ! Il pousse un cri animal, un long hurlement de triomphe, qui se perd dans le mugissement de la tempête, sans que le dos de Meynestrel ait tressailli.

Jacques avance la tête au dehors. Le vent le flagelle, siffle à ses oreilles avec la stridence du couteau sur l’aiguisoir. À perte de vue, c’est une immense et informe fresque grisâtre, une fresque posée à plat et vue de très haut, de très loin : une fresque déteinte, craquelée, plâtreuse, avec des îlots de couleurs ternies. Non pas, une fresque : une page d’atlas cosmographique ; la carte muette d’une terre inconnue, avec de grands espaces inexplorés. Alors il songe à cette chose étonnante : que Plattner, que Kappel, continuent au-dessous de lui leur vie rampante d’insectes sans ailes… Une sensation de vertige trouble sa vue. Étourdi, il reprend sa place et ferme les yeux… Brusquement, il se revoit enfant. Son père… Antoine et Gise… Daniel… Puis une image floue : Jenny, en robe de tennis dans le parc de Maisons-Laffitte… Puis tout s’efface. Il rouvre les yeux. Devant lui, Meynestrel est toujours là, avec son dos tassé, le globe de son casque. Non, ce n’est pas une hallucination. Le rêve s’est enfin réalisé ! Comment cela s’est-il fait ? Il ne sait plus. Depuis l’instant où il s’efforçait de déplier le drap sur le plateau – et où, cédant à un réflexe, il s’est aplati par terre, croyant sentir le monstre sur lui, – jusqu’à cette minute merveilleuse qu’il vit en ce moment, il a perdu tout contrôle de ses actes. À peine si, mécaniquement, sa mémoire a enregistré quelques visions incohérentes : des silhouettes de fantômes se mouvant dans la clarté indécise du petit jour… Il cherche à se souvenir. Ce qu’il revoit, tout à coup, c’est l’apparition diabolique de Meynestrel, lorsque, donnant soudain une âme et une voix à ce bolide chu du ciel, il a dressé hors de la carlingue son buste, son visage serti de cuir : « Vite, les tracts ! » Et il revoit les hommes courant, dans la nuit du plateau, les sacs passant de main en main. Et il se rappelle aussi qu’à un moment il s’est hissé auprès de Meynestrel avec un bidon d’essence, et que le Pilote, agenouillé dans l’appareil éclairé où il resserrait quelque boulon avec une longue clef, a tourné la tête : « Mauvais contact ! Un mécano ! » – « Il est reparti, avec la charrette. » Alors, Meynestrel avait replongé, sans un mot, au fond de sa baignoire… Mais, lui, Jacques, comment s’est-il installé là ? Ce casque ? Qui lui a bouclé ces courroies ?

L’avion avance-t-il ? Perdu dans l’espace qu’il emplit de son bourdonnement obstiné, il semble être une chose immobile suspendue dans la lumière.

Jacques se retourne. Le soleil est derrière lui. Soleil levant. Donc, direction nord-ouest ? Évidemment : Altkirch-Thann… Il se soulève de nouveau, pour regarder dehors. Émerveillement ! La brume est devenue transparente. Maintenant, au-dessous de l’avion, la carte d’état-major sur laquelle il s’est tant usé les yeux depuis quatre jours, se déploie, à perte de vue, ensoleillée, colorée, vivante !

Passionnément intrigué, le menton sur le bord métallique, Jacques prend possession de ce monde inconnu. Une large coulée blanchâtre, qui semble tracer à l’hélice son chemin, divise le paysage en deux. Une vallée ? La vallée de l’Ill ? Au centre de cette voie lactée, ce reptile ondulant, que des buées d’argent cachent par endroits, c’est la rivière. Et ce trait pâle, qui la longe, sur la droite ? Une route ? La grand-route d’Altkirch ? Et cet inextricable lacis de veines et de veinules, sont-ce d’autres routes qui s’entrecroisent, et qui tranchent en clair sur le vert vaporeux de la plaine ? Et cet autre trait d’encre, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, presque rectiligne ? La voie ferrée ? Tout ce qui vit en lui s’est concentré dans ce regard plongeant. Il distingue maintenant le relief des collines qui flanquent la vallée. Ici et là, des nappes de brumes dormantes s’étirent dans le vent, se lacèrent, et laissent paraître de grands espaces nouveaux. Voici la tache vert sombre d’un sommet boisé. Et qu’est-ce là, sur la droite, qui vient de surgir dans une déchirure de l’ouate ? Une ville ? Une ville, en amphithéâtre, à flanc de coteau, toute une ville minuscule, rose de soleil, grouillante de vies invisibles…

L’avion est légèrement incliné en arrière. Jacques sent qu’il monte, qu’il monte d’un élan continu, allègre et sûr. Maintenant, il est si bien accoutumé au grondement du moteur, qu’il en a besoin, qu’il ne pourrait plus s’en passer, qu’il s’y abandonne et s’en enivre. C’est devenu comme la projection musicale de son exaltation ; comme une orchestration symphonique, dont les ondes puissantes traduisent en un langage sonore le prodige de cet instant, la féerie de ce vol qui l’emporte vers le but. Il n’a plus à lutter, plus à choisir ; il est dispensé de vouloir. Libération ! Le vent de la course, l’air des hauteurs, la certitude têtue de la réussite, font battre son sang plus vite, plus fort. Il perçoit, enfouie au fond de sa poitrine, la pulsation rapide et bien rythmée de son cœur : elle est comme l’accompagnement humain, comme l’ultime collaboration de son être à ce fabuleux hymne triomphal, dont vibre tout l’espace autour de lui…

Meynestrel s’agite.

Tout à l’heure déjà, il s’est penché en avant. Pour lire la carte peut-être ? Ou, simplement, pour mieux agir sur ses commandes ?… Joyeusement, Jacques suit des yeux le manège de son compagnon. Il crie : « Allô ! » Mais la distance, le tintamarre, empêchent entre les deux hommes toute communication.

Meynestrel s’est redressé. Puis il plonge de nouveau, et reste plusieurs minutes, le buste incliné. Jacques l’observe curieusement. Il ne voit pas ce que fait le Pilote ; mais, à de brèves saccades des épaules, il devine des efforts, un travail manuel, peut-être le maniement de cette longue clef, qu’il se souvient d’avoir vue, sur le plateau, entre les mains de Meynestrel.

Aucune inquiétude à avoir : le Pilote connaît son affaire…

Tout à coup, il se produit dans l’air une sorte d’ébranlement, de heurt. Quoi donc ? Jacques, étonné, interroge de l’œil l’espace autour de lui. Il met quelques secondes à comprendre : cette secousse, ce trou subit, c’est simplement l’irruption imprévue du silence ; un silence total, religieux ; un silence interplanétaire, qui, brutalement s’est substitué au vrombissement du moteur… Pourquoi couper les gaz ?

Meynestrel s’est relevé. Il doit même être debout : son torse masque l’avant de l’appareil.

Jacques, au guet, ne quitte pas de l’œil ce dos immobile. Agaçant, qu’on ne puisse pas se parler !…

L’avion, comme surpris lui-même par son silence, a fait plusieurs ondulations très douces, puis s’est mis à filer droit, sifflant dans l’air avec le bruit soyeux d’une flèche. Vol plané ? Vol plongeant ? Pourquoi cette manœuvre ? Meynestrel craint-il d’être repéré par le son ? Veut-il descendre ? Seraient-ils déjà à proximité des lignes ? Est-ce bientôt le moment de semer les premiers manifestes ? Oui, sûrement : car, très vite, sans se retourner, Meynestrel vient d’esquisser un geste du bras gauche… Jacques, frémissant, allonge la main pour saisir un paquet de tracts. Mais, déporté malgré lui de son siège, il perd l’équilibre. Sa courroie lui laboure les côtes. Que se passe-t-il donc ? L’avion a perdu sa position horizontale, et pique du nez. Pourquoi ? Est-ce voulu ?… Un doute pénètre dans l’esprit de Jacques. L’intuition d’un danger possible lutte avec ce sentiment de confiance totale que lui inspire Meynestrel… Il s’agrippe d’une main au bord de la carlingue, il cherche à se redresser pour regarder au dehors. Épouvante ! Le paysage chavire. Ces champs, ces prairies, ces bois, qui l’instant d’avant, s’étendaient comme un tapis, oscillent maintenant, se bossellent, se crispent comme une aquarelle qui flambe, et montent, montent vertigineusement vers lui, dans un mugissement de rafale, avec une vitesse de catastrophe !

D’une secousse des reins, il parvient à rompre sa courroie, à se rejeter en arrière.

La chute ! Perdu…

Non. L’appareil s’est miraculeusement cambré, s’est presque remis en position de vol… Meynestrel dirige encore… Espoir !

L’appareil flotte une minute, désemparé. Puis des vagues violentes le happent, le soulèvent, le secouent, le disloquent. Le fuselage craque. L’avion s’incline à gauche. Virage sur l’aile ? Atterrissage ? Tassé sur lui-même, Jacques s’accroche des deux mains à la tôle où ses ongles n’ont pas de prise. Une vision nette s’inscrit sur sa rétine : un bouquet de sapins au soleil, un pré… D’instinct, il a fermé les yeux. Une seconde, interminable. Le cerveau vidé, le cœur dans un étau… Un miaulement de cor lui déchire le tympan. Des rosaces de feu d’artifice l’enveloppent, le roulent, l’emportent dans des lueurs tournoyantes. Des cloches, des cloches, à toutes volées… Il veut crier : « Meynest… » Une commotion d’une violence inouïe lui broie les mâchoires… Son corps est projeté dans l’espace, et lui semble s’aplatir contre un mur, comme une pelletée de mortier.

Une chaleur intense… Des flammes, des crépitements ; une puanteur d’incendie… Des pointes, des tranchants, lui fouillent les jambes. Il suffoque, il se débat. Il tente un effort surhumain pour reculer, pour ramper hors du brasier. Impossible. Ses pieds sont rivés dans le feu.

Deux griffes d’acier, derrière lui, l’ont saisi aux épaules, le tirent. Rompu, écartelé, il hurle… On le traîne sur des clous, son corps est en lambeaux…

Et, soudain toute cette épouvante sombre dans la douceur. Les ténèbres. Le néant…

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