XLV

La réunion de Vaugirard avait lieu dans la salle privée du Café Garibaldi, rue des Volontaires.

Présentés par Jacques, Vanheede et Mithœrg furent accueillis comme des délégués du Parti suisse, et installés dans les premiers rangs.

Giboin, qui présidait, donna la parole à Knipperdinck. L’œuvre du vieux théoricien était écrite en suédois, mais son influence avait depuis longtemps franchi les frontières des pays nordiques ; ses livres les plus marquants étaient traduits, et beaucoup d’assistants les avaient lus. Il parlait un français correct. Sa haute stature, couronnée de cheveux très blancs, la luminosité de son regard d’apôtre, ajoutaient au prestige de ses idées. Il appartenait à un pays pacifique et essentiellement neutre, où le nationalisme exacerbé des principales puissances continentales soulevait, de longue date, l’inquiétude et la désapprobation. Il jugeait, avec une sévère lucidité, la situation européenne. Son discours, documenté et chaleureux, était sans cesse coupé par les ovations.

Jacques, distrait, écoutait mal. Il pensait à Jenny. Il pensait à Berlin. Dès que Knipperdinck eut terminé par un pathétique appel à la résistance, il se leva, sans attendre la discussion générale ; et, renonçant à emmener Vanheede et Mithœrg au Libertaire, il leur donna rendez-vous pour la manifestation du soir.

 

Place du Théâtre-Français, voyant l’heure, il modifia ses projets. Montmartre était loin. Mieux valait renoncer à sa visite au Libertaire et retourner à l’Humanité pour prendre la température de l’après-midi.

Sur le trottoir, en arrivant rue du Croissant, il aperçut le vieux Mourlan, dans sa blouse de typo, qui sortait du journal, avec Milanof. Il fit quelques pas avec eux.

Jacques savait que Milanof entretenait des rapports avec les milieux anarchistes ; il lui demanda s’il comptait assister au congrès de Londres, à la fin de la semaine.

– « Rien d’utile ne peut venir de là », répondit laconiquement le Russe.

– « D’ailleurs », remarqua Mourlan, « le Congrès s’annonce mal. Personne ne se soucie de se faire repérer, en ce moment. On se terre… À la Préfecture, à l’Intérieur, ils tendent déjà leurs filets : ils se dépêchent, paraît-il, de mettre à jour le Carnet B ! »

– « Le Carnet quoi ? » fit Milanof.

– « La liste de tous les suspects. Pour peu que ça se gâte, il faut que leur souricière soit prête… »

– « Et là-haut, que dit-on ce soir ? » demanda Jacques, en désignant les fenêtres de l’Humanité.

Mourlan secoua les épaules. Les dernières dépêches étaient décourageantes.

De Pétersbourg, par l’indiscrétion d’un envoyé spécial du Times, toujours bien renseigné, on avait appris que le tsar avait autorisé la mobilisation des quatorze corps d’armée situés à la frontière autrichienne : réponse à l’avertissement de l’Allemagne. Non seulement la Russie ne s’était pas laissée intimider, comme on en avait eu un instant l’espoir, mais elle devenait ouvertement agressive : le gouvernement russe menaçait de décréter immédiatement sa mobilisation générale, pour peu que l’Allemagne se permît une mobilisation même partielle. Or, par des dépêches de Berlin, on savait que le gouvernement du Kaiser, renonçant à toute précaution, travaillait activement à la mobilisation. Le chef d’état-major de Moltke avait été rappelé d’urgence. Le public allemand était avisé, par la presse officielle, de l’imminence de la guerre. Le Berliner Lokalanzeiger publiait un long plaidoyer en faveur de l’ultimatum autrichien, et préconisait l’anéantissement de la Serbie. À Berlin, dès le début de la matinée, les guichets des banques avaient, paraît-il, essuyé l’assaut des rentiers pris de panique.

En France, les maisons de crédit étaient également assiégées. À Lyon, à Bordeaux, à Lille, les retraits de fonds créaient aux banques une situation difficile. À la Bourse de Paris, cet après-midi, il s’était produit une véritable émeute : un coulissier autrichien, accusé d’avoir provoqué une baisse sur la rente, avait été pris à partie aux cris de : « À mort les espions ! » La police n’avait eu que le temps d’intervenir. Le préfet avait fait évacuer le péristyle, et les agents avaient eu grand-peine à empêcher une foule délirante d’écharper l’Autrichien. L’incident était ridicule, mais prouvait l’effervescence belliqueuse des esprits.

– « Et dans les Balkans ? » questionna Jacques. « Les troupes autrichiennes n’ont tout de même pas franchi la frontière serbe ? »

– « Pas encore », dit-on.

Mais, selon les derniers télégrammes, l’offensive, retardée jusqu’à ce jour, devait être déclenchée dans la nuit. Gallot précisait même, d’après une source sûre, que la mobilisation générale autrichienne était décidée en fait, qu’elle serait décrétée le lendemain, et s’exécuterait en trois jours.

– « Chez nous », dit Mourlan, « les officiers en congé, les soldats permissionnaires, les cheminots ou les postiers en vacances, viennent d’être rappelés télégraphiquement… Et Poincaré donne l’exemple : il rapplique sans escale ; il sera mercredi à Dunkerque. »

– « À propos de votre Poincaré… » dit Milanof. Et il se fit l’écho d’une anecdote significative, qui circulait à Vienne : Le 21 juillet, à la réception du corps diplomatique au Palais d’Hiver, le président de la République aurait, de sa voix coupante, lancé à l’ambassadeur d’Autriche cette phrase qui avait fait sensation : « La Serbie a des amis très chauds dans le peuple russe, Monsieur l’ambassadeur. Et la Russie a une alliée, la France ! »

– « Toujours la politique d’intimidation ! » murmura Jacques, songeant à Studler.

Milanof proposa d’aller au Progrès, en attendant l’heure de la manifestation. Mais Mourlan refusa :

– « Assez de bavardages pour ce soir », fit-il, d’un ton rogue.

– « J’ai un service à vous demander », lui dit Jacques, quand Milanof les eut quittés. « J’ai laissé dans ma chambre, rue du Jour, un paquet ficelé, qui contient des papiers personnels. S’il m’arrivait du vilain, ces jours-ci, voulez-vous le faire parvenir à Genève, à Meynestrel ? »

Il sourit, sans s’expliquer davantage. Mourlan le dévisagea quelques secondes. Mais il ne posa aucune question et il acquiesça, d’un signe de tête. Lorsqu’ils se séparèrent, il garda un instant la main de Jacques dans la sienne.

– « Bonne chance… », dit-il. (Et, pour une fois, il se retint de l’appeler « gamin ».)

 

Jacques revint au journal. Il ne lui restait qu’une demi-heure avant le rendez-vous de Jenny.

Un groupe de socialistes, parmi lesquels il reconnut Cadieux, Compère-Morel, Vaillant, Sembat, sortaient du bureau de Jaurès ; il les vit entrer chez Gallot. Il fit demi-tour, et s’en alla frapper à la porte de Stefany, qu’il trouva seul, debout, penché sur une table encombrée de journaux étrangers.

Stefany était grand et maigre ; la poitrine creuse, les épaules pointues. Sa face longue, encadrée de cheveux très noirs, était ravagée de tics qui lui donnaient parfois l’air d’un dément. C’était un homme d’une activité dévorante, méridionale. (Il était d’Avignon.) Agrégé d’histoire, il avait enseigné quelques années en province avant de se consacrer à la lutte sociale ; ceux qui l’avaient eu pour professeur ne l’avaient pas oublié. Jules Guesde l’avait fait entrer à l’Humanité. Jaurès, qu’une santé robuste éloignait des natures maladives, l’estimait sans l’aimer ; cependant, il lui avait laissé prendre au journal une place de premier rang, et lui confiait les tâches difficiles.

Il l’avait tout spécialement chargé, cet après-midi, de se tenir en rapport avec le groupe socialiste du Parlement, et la Commission administrative du Parti. Jaurès cherchait à provoquer une protestation officielle des parlementaires socialistes contre toute intervention armée de la Russie ; il multipliait ses démarches au Quai d’Orsay, pour obtenir que Paris ne fît pas cause commune avec Pétersbourg, et gardât toute sa liberté d’action, afin de pouvoir exercer en Europe un rôle d’arbitre pacificateur.

Stefany venait d’avoir un long entretien avec le Patron. Il ne cacha pas à Jacques qu’il l’avait trouvé exceptionnellement nerveux. Jaurès avait décidé que l’Humanité du lendemain porterait cette manchette menaçante : La guerre commencera ce matin.

Il avait rédigé avec Stefany le projet d’un manifeste où le Parti socialiste affirmait, devant l’étranger, au nom de tous les travailleurs français, sa volonté pacifiste. Stefany en avait retenu des phrases entières, qu’il citait, de sa voix chantante, en arpentant l’étroite pièce. Ses petits yeux, au regard d’oiseau, allaient et venaient, derrière ses lunettes ; son nez, osseux et busqué, saillait comme un bec :

– « Contre la politique de violence, les socialises font appel au pays tout entier… » déclamait-il, en levant le bras. Le besoin qu’il éprouvait, ce soir, de retremper sa confiance en répétant, comme une litanie, ces déclarations réconfortantes, était visible et émouvant.

On avait reçu, dans la journée, un texte analogue, qui émanait des socialistes allemands. Jaurès, aidé de Stefany, l’avait traduit lui-même : La guerre est sur nous ! Nous ne voulons pas de guerre ! Vive la réconciliation internationale ! Le prolétariat conscient de l’Allemagne, au nom de l’humanité et de la civilisation, élève une protestation enflammée !… Il somme impérieusement le gouvernement allemand d’user de son influence sur l’Autriche pour le maintien de la paix. Et si l’horrible guerre ne pouvait pas être empêchée, il exige que l’Allemagne reste entièrement en dehors du conflit !

Jaurès désirait que les deux manifestes fussent affichés, ensemble, en deux placards jumeaux, à des milliers d’exemplaires, dans tout Paris, dans toutes les grandes villes, le plus tôt possible ; les imprimeries socialistes, dès cette nuit, étaient réquisitionnées pour ce travail.

– « En Italie aussi, ils font de la bonne besogne », dit Stefany. « Le groupe des députés socialistes réuni à Milan, a voté un ordre du jour, réclamant une convocation extraordinaire et immédiate de la Chambre italienne, pour obliger le gouvernement à déclarer publiquement que l’Italie ne suivrait pas ses alliés de la Triplice. » :

D’un geste prompt, il cueillit un papier sur la table.

– « Et voilà la traduction d’un manifeste socialiste, qui vient d’être publié dans l’Avanti de Mussolini : L’Italie n’a qu’une seule attitude à prendre : la neutralité ! Le prolétariat italien souffrira-t-il qu’on le conduise de nouveau à l’abattoir ? Un cri unanime doit s’élever : À bas la guerre ! Pas un homme ! Pas un centime !

Cette traduction devait paraître, le lendemain, en première page, dans l’Humanité.

– « Mercredi », reprit-il, « à Bruxelles, il n’y aura pas seulement réunion du Bureau socialiste international, mais aussi, le soir, un grand meeting de protestation, présidé par Jaurès, par Vandervelde pour la Belgique, par Haase et Molkenbuhr pour l’Allemagne, par Keir-Hardie pour l’Angleterre, par Roubanovitch pour la Russie… Ce sera grandiose… Dans tous les pays, les militants disponibles sont appelés à faire le voyage, pour que ce meeting devienne une formidable manifestation européenne. Il faut montrer que le prolétariat du monde entier se dresse en travers de la politique des États ! »

Il allait et venait, fronçant le nez, crispant les lèvres : dévoré d’impuissance, mais tenant bon et refusant de désespérer.

La porte s’ouvrit pour livrer passage à Marc Levoir. Il était rouge et agité. À peine entré, il se laissa tomber sur une chaise :

– « C’est à se demander s’ils ne la veulent pas, tous ! »

– « La guerre ? »

Il revenait du Quai d’Orsay, et il en rapportait une étrange nouvelle : M. de Schœn, disait-on, serait venu annoncer que l’Allemagne, afin d’offrir à la Russie un prétexte honorable de renoncer à son intransigeance, promettait d’obtenir de l’Autriche l’engagement formel que l’intégrité territoriale de la Serbie serait respectée. Et l’ambassadeur aurait ensuite proposé au gouvernement français de faire, dans la presse, une déclaration officielle, pour spécifier que la France et l’Allemagne « complètement solidaires dans l’ardent désir de ne pas rompre la paix », agissaient de concert, et multipliaient à Pétersbourg leurs conseils de modération. Or, le gouvernement français, sous l’influence de Berthelot, aurait repoussé cette proposition et refusé tout net d’afficher la moindre solidarité avec l’Allemagne, par crainte d’éveiller les susceptibilités de l’alliée russe.

– « Dès que l’Allemagne propose quoi que ce soit », conclut Levoir, « le Quai d’Orsay déclare : “C’est un piège !” Et voilà quarante ans que ça dure ! »

Les petits yeux de Stefany se fixaient sur Levoir avec une expression d’angoisse. Son visage jaune semblait s’être encore allongé, comme si la chair gélatineuse des joues cédait au poids de la mâchoire.

– « Ce qui est consternant », murmura-t-il, « c’est de penser qu’ils sont ainsi sept ou huit, en Europe, – dix, peut-être, – à faire l’Histoire, entre eux… Je pense au Roi Lear : « Maudite soit l’époque où le troupeau des aveugles est sous la conduite d’une poignée de fous !… » « Viens », fit-il brusquement, en posant la main sur l’épaule de Levoir. « Il faut prévenir le Patron. »

Jacques, resté seul, se leva. Il était temps d’aller retrouver Jenny. « Et, demain soir, je serai à Berlin… » Il ne pensait à sa mission que par intermittences ; mais, chaque fois, c’était avec un frémissement de plaisir, où se mêlait un peu d’angoisse : la crainte de ne pas accomplir au mieux ce qu’on attendait de lui.

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